« Le GIEC nous dit qu’il ne faut pas tout attendre des terres pour capturer et séquestrer le gaz carbonique atmosphérique »
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)[1] a publié en août un rapport spécial sur le changement climatique et les terres émergées [2]. La gestion des terres, durable pour limiter et s’adapter au réchauffement climatique, est une question importante pour qui s’intéresse au foncier. fonciers en débat a interviewé André-Jean Guérin sur quelques enseignements à retenir de ce rapport, en particulier pour la France.
André-Jean Guérin est membre de l’Académie d’Agriculture de France. Sa formation de polytechnicien et les fonctions qu’il a occupées lui donnent des compétences scientifiques dans les domaines du développement durable (Haut fonctionnaire du Ministère de l’Ecologie), de l’environnement (Membre du Conseil économique social et environnemental ; Directeur de la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme) et de l’agriculture (Haut fonctionnaire du Ministère). Il est l’auteur de rapports et articles (en particulier dans Annales des Mines) et auteur ou coauteur d’ouvrages : « Décarbonons ! 9 propositions pour que l’Europe change d’ère » (Odile Jacob), « Le développement durable » (Dunod). Il a traduit en français le Résumé à l’attention des décideurs du rapport spécial du GIEC Changement climatique et terres, disponible sur son blog . Il préside « A Tree For You» une ONG de promotion de la plantation d’arbre.
Jean CAVAILHES. Les terres absorbent du gaz carbonique (puits à carbone) grâce aux forêts, prairies, etc., et elles émettent, à travers la production de denrées alimentaires, fibres, bois, etc. Quel est le bilan ?
André-Jean GUERIN . Je rappelle, tout d’abord, que le dioxyde de carbone (le très commun gaz carbonique de formule chimique CO2) réchauffe l’atmosphère et plus largement la mince couche dans laquelle se développe la vie [3]. Ce gaz à effet de serre (GES) représente à lui seul, presque les trois-quarts du pouvoir de réchauffement climatique. Les deux GES suivants sont le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O).
J.C. Ces deux derniers sont importants pour l’agriculture ?
A.-J. G. Oui, l’agriculture est le principal émetteur de ces deux derniers GES.
Il faut aussi dire qu’il y a des échanges entre les océans et les terres, sous forme de CO2 ou de carbone organique. L’océan absorbe du dioxyde de carbone atmosphérique ; on parle de « puits à carbone ». Le deuxième puits est la végétation des terres émergées et les sols qui supportent cette végétation. Pendant des centaines de millions d’années la végétation terrestre et le phytoplancton ont pompé le CO2 atmosphérique dont une partie a constitué les réserves de charbon, pétrole et gaz naturel. À l’inverse aujourd’hui, le secteur des terres [4] est devenu émetteur net de GES du fait des activités humaines.
Le rapport sur les terres émergées dans la presse quotidienne : extraits
« Un rapport spécial du GIEC : l’humanité épuise les terres. Les experts de l’ONU avertissent sur la surexploitation des ressources, qui menace la sécurité alimentaire, appauvrit la biodiversité et amplifie les émissions. (…) Il est donc urgent d’adopter, à l’échelle mondiale, une gestion des terres plus durable. Tel est l’avertissement qu’adresse le GIEC dans un rapport spécial » (Le Monde).« La sécurité alimentaire mondiale est menacée par une hausse de 2°C de la température moyenne mondiale, estime le GIEC. Des mesures urgentes doivent être prises contre la désertification des terres qui aggrave la pauvreté, les déforestations qui contribuent à laisser davantage de gaz à effet de serre s’accumuler dans l’atmosphère, le gaspillage alimentaire qui représente de 25% à 30% de la production. Et, si possible, de nouveaux régimes alimentaires, moins fournis en protéines animales dans les pays riches, doivent être adoptés » (Le Figaro).
« Le GIEC redoute de voir la planète affamée par la vitesse du réchauffement. Au rythme auquel elle se réchauffe, la terre va devenir peu hospitalière mais aussi peu nourricière. Si d’ici 2100, les deux degrés supplémentaires sont atteints l’humanité basculera dans l’insécurité alimentaire. Cette trajectoire funeste est celle que trace le GIEC » (Les Echos).
« Du 2 au 8 août, à Genève, des délégations des 195 Etats membres du GIEC se sont réunies pour approuver ligne par ligne le résumé aux décideurs, concentré en 65 pages, du large état de la science, réalisé par plus d’une soixantaine de scientifiques du monde entier sur le changement climatique et les sols. Les conclusions de la nouvelle étude du Groupe d’experts sur le climat, publiée jeudi, sont alarmantes, mais des solutions existent » (Libération).
J.C. Dans les émissions globales de CO2 dues aux activités humaines les émissions nettes des terres émergées représentent-elles une part importante ?
A.-J. G. C’est 23%, donc loin d’être négligeable. Une part importante vient du méthane et du protoxyde d’azote.
Verbatim
L’agriculture, la foresterie et les autres utilisations des terres (AFOLU) ont représenté environ 13% des émissions de CO2, 44% du méthane (CH4) et 82% des émissions d’oxyde nitreux (N2O) résultant des activités humaines dans le monde entre 2007 et 2016, représentant 23% (12,0 ± 3,0 GtCO2e an-1[5]) des émissions anthropiques nettes totales de GES (degré de confiance moyen[6]). La réaction naturelle des sols aux changements environnementaux induits par l’homme a entraîné un puits net d’environ 11,2 GtCO2an-1 en 2007-2016 (équivalent à 29% des émissions totales de CO2) (degré de confiance moyen). La persistance du puits est incertaine en raison du changement climatique (confiance élevée). Si l’on inclut les émissions associées aux activités avant et après la production agricole dans le système alimentaire mondial, on estime qu’elles représentent 21 à 37% du total des émissions nettes de GES anthropiques (degré de confiance moyen).
(GIEC, rapport spécial sur Changement climatique et terres émergées, traduction A.-J. G.)
« Actuellement, le secteur des terres émergées dans son ensemble (cultures, forêts, etc.) et l’alimentation émettent plus de CO2qu’ils n’en absorbent »
J.C. Quels changements de pratiques agricoles le rapport recommande-t-il ?
A.-J. G. Le rapport mentionne, en particulier, la couverture permanente des sols [7], les engrais verts [8], l’agroforesterie, l’agriculture « écologiquement intensive ». Il écarte, de façon plus allusive, l’utilisation d’engrais de synthèse. Il envisage la lutte intégrée contre les prédateurs des parasites des cultures [9]. Il insiste sur les « avantages connexes », les actions qui peuvent se faire « sans regret », c’est-à-dire sans impacts négatifs, ou qui ont des effets annexes positifs sur la sécurité alimentaire, le bien-être des populations, l’état des sols, etc.
J.C. L’agroforesterie est-elle possible en France, en particulier dans les régions de grande culture ?
A.-J. G. Nombre d’exemples de pratiques agroforestières, historiques ou nouveaux, s’offrent déjà à nous [10]. L’INRA suit, dans l’Hérault, des parcelles cultivées en agroforesterie depuis plusieurs années dans certains cas. L’association française d’agroforesterie encourage les agriculteurs à cette pratique. Les surfaces concernées sont encore limitées, mais cela a dépassé le stade expérimental. J’ai visité en janvier une exploitation agricole de 200 hectares de grandes cultures (maïs, blé, etc.) dans l’Est du Bassin parisien, où l’agriculteur a décidé de pratiquer l’agroforesterie sur plusieurs dizaines d’hectares, en mettant tous les 24 mètres (pour permettre le passage des engins agricoles) une rangée d’arbres de diverses essences (soixante espèces, dont certaines fruitières). Il reçoit des aides de la Politique agricole commune, mais il s’agit pour lui d’un projet agronomique. Il a des terres de remblai très perméables, avec une forte infiltration des eaux provoquant de la sécheresse en été. Les arbres produisent un microclimat ombragé, microclimat favorable à une remontée d’humidité et d’azote depuis le sous-sol. Le changement de pratiques agricoles peut donc réduire le réchauffement climatique. Il s’agit ici d’un exemple local, mais qui peut faire école. Dans ce but, il s’agit de favoriser de telles pratiques en cherchant à obtenir, pour la France, le label bas carbonede la DG de l’énergie et du climat. Je souhaiterais promouvoir ce label dans le domaine de l’agroforesterie.
« L’agroforesterie : il s’agit de pratiques nouvelles ou historiques, associant arbres, cultures et-ou animaux sur une même parcelle, en bordure ou en plein champ : systèmes agro-sylvicoles, sylvo-pastoraux, pré-vergers, etc. »
J.C. En ce qui concerne l’agriculture biologique, la baisse de rendement inévitable par rapport à une agriculture intensive n’entraîne-t-elle pas la mise en culture de nouvelles terres pour satisfaire à la demande ? Quels sont les effets sur le changement climatique ?
A.-J. G. Si les rendements baissent, il faut, en effet, plus de terres, ce qui a des incidences sur les émissions de GES. Mais il n’est pas sûr que les rendements de l’agriculture bio soient systématiquement inférieurs : la question reste en débat car il y a des résultats divergents. Cela explique que le rapport du GIEC sur les terres, qui fait une synthèse des connaissances scientifiques, n’ait pas de position affirmée sur cette question.
J.C. Quelles sont les possibilités de réduire les émissions de GES au-delà des changements de pratiques agricoles ?
A.-J. G. Le rapport recommande de prendre en compte la chaîne alimentaire dans son ensemble, depuis l’amont jusqu’à la consommation. Les gaspillages alimentaires atteignent 25 à 30 % de la production, au niveau mondial comme dans les pays développés. Si on parvient à réduire ces pertes, par exemple de moitié, c’est autant de surfaces de terres qui sont libérées.
Dans le même ordre d’idée, le régime alimentaire peut changer. Le « Manifeste pour décarboner l’Europe » [11] montre qu’en réduisant la consommation de produits animaux au profit de légumineuses et d’autres protéines végétales, on réduit les surfaces nécessaires pour les productions animales, ainsi que les émissions de GES. Or, les animaux représentent 70 % des émissions de GES liées à l’alimentation, qui elles-mêmes représentent 30 % de celles de la France [12]. Nous recommandons de poursuivre vers de moindres productions animales, de meilleure qualité, et mieux rémunérées. Le GIEC plaide dans un sens similaire.
J.C. Qu’en est-il du côté de l’amont ? Bayer, qui a absorbé le groupe agro-chimique Monsanto, va-t-il basculer vers la lutte antiparasitaire intégrée, les engrais verts, etc. ?
A.-J. G. C’est une question que n’aborde pas le rapport du GIEC sur les terres. Il encourage une agriculture qui utilise moins d’intrants chimiques, comme les engrais azotés d’où résultent des émissions de protoxyde d’azote, mais il se prononce peu, par exemple, sur les pesticides, car c’est en dehors du domaine de ce rapport. Les grands groupes d’agrochimie se sont développés sur l’utilisation croissance (et sans doute excessive) de produits de synthèse. Soutiendront-ils les évolutions proposées dans le rapport du GIEC ? On pourra juger de leur véritable engagement en faveur d’un développement durable !
J.C. Le rapport relativise le rôle d’une reforestation massive avec production à large échelle de bioénergie, car il peut en résulter des effets négatifs. Quelle est l’analyse présentée ?
A.-J. G. Il faut contextualiser. Sans réduction drastique des GES, notamment du CO2, dans tous les autres secteurs que celui des terres, on n’atteindra pas un objectif de 2°C, a fortiori de 1,5°C, d’ici la fin du siècle. Dans ce contexte, des voix s’élèvent pour dire que ce n’est pas trop grave. Il s’agirait de faire de la « géo-ingénierie » en résorbant une partie des GES par le développement à large échelle de cultures végétales pour absorber du gaz carbonique par la photosynthèse, de le stocker sous forme de biomasse, bois notamment, puis de produire de l’énergie en brûlant ce bois et en récupérant le CO2 à la sortie pour le mettre en sous-sol. Le rapport du GIEC sur les terres reconnait ces possibilités, mais indique leurs limites. On insiste parfois trop sur l’utilisation de la végétation comme moyen de géo-ingénierie pour pomper du CO2 atmosphérique.
Verbatim
L’accumulation de carbone dans la végétation et les sols est menacée par une perte future (ou inversion des puits) provoquée par des perturbations telles qu’une inondation, une sécheresse, un incendie ou une invasion de ravageurs, ou par une mauvaise gestion future (confiance élevée). (…) Bien que les terres puissent apporter une contribution précieuse à l’atténuation des changements climatiques, il y a des limites au déploiement de mesures d’atténuation basées sur les terres, telles que les cultures de bioénergie ou le boisement. Une utilisation généralisée à l’échelle mondiale de plusieurs millions de km2pourrait accroître les risques de désertification, de dégradation des sols, pour la sécurité alimentaire et le développement durable (degré de confiance moyen).
(GIEC, rapport spécial sur Changement climatique et terres émergées, traduction A.-J. G.)
« La capture massive du gaz carbonique atmosphérique par les terres présente des risques pour les sols, la sécurité alimentaire, le développement durable »
J.C. Les changements de modèle agricole, à surfaces agricoles globalement peu modifiées, seraient donc préférables à des changements importants de land use ?
A.-J. G. Je rappelle à nouveau le contexte. Le dernier rapport d’évaluation du GIEC, et surtout le rapport spécial « 1,5°C » d’octobre 1018, disaient qu’aucune des trajectoires étudiées par les scientifiques ne peut se dispenser d’une géo-ingénierie de capture de CO2 avec séquestration soit naturelle soit dans le sous-sol. Le rapport sur les terres dit, maintenant, qu’il ne faut pas aller trop loin dans cette voie. Si on envisageait de faire sur des millions de km² des cultures intensives de bioénergie avec séquestration du carbone, il y aurait une réduction des surfaces alimentaires. Il en résulterait une surexploitation des sols et des risques pour la sécurité alimentaire ou la biodiversité. C’est sur ce point que le rapport du GIEC sur les terres alerte. En revanche, avec les surfaces existantes aujourd’hui pour l’alimentation, on peut avoir des pratiques plus « douces ». Le rapport mentionne, par exemple, la culture sans labour, qui se fait déjà en France sur 30 % des sols de grande culture. Il préconise aussi l’agroforesterie. Dans ce cas, peut-être les grandes cultures produiront-elles un peu moins, parce qu’elles seront ombragées, mais l’association arbres – grandes cultures sera plus efficace vis-à-vis de l’utilisation du rayonnement solaire.
J.C. Dans le cas français, que penser du développement des biocarburants. Est-ce une source d’énergie importante par rapport aux énergies fossiles ?
A.-J. G. Rappelons tout d’abord que le Brésil avait massivement développé la production d’alcool pour les véhicules il y a des décennies déjà. Il y a eu plusieurs périodes dans le développement des biocarburants en Europe. Au début des années 2000 on les a encouragés par des subventions et la fiscalité car il y avait surproduction agricole. Mais cela s’est traduit par la substitution à des cultures alimentaires en Europe et dans le monde. Il a fallu compenser les pertes de surfaces alimentaires dans les pays producteurs, ce qui s’est fait en partie par une déforestation, qui déstocke le carbone présent dans les arbres et les sols, avec finalement une augmentation des émissions de CO2. Maintenant, cet effet pervers est pris en compte et, dans les critères européens sur les biocarburants incorporés dans les véhicules à moteurs thermiques, on prend en compte « l’ILUC », c’est-à-dire l’impact indirect des changements d’affectation des sols, y compris à l’étranger.
« La fonction des terres comme puits à carbone peut être améliorée. Mais on ne pourra pas limiter le réchauffement à + 2°C, a fortiori à + 1,5°C, en 2100 sans réductions drastiques, dès à présent, dans l’ensemble des secteurs émetteurs. Il faut des politiques anti-émissions fortes »