C’est quoi « le foncier » ?

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Il existe deux façons de répondre à une telle question : demander au premier venu, ou regarder dans le dictionnaire. Les réponses seront bien différentes. Le premier interlocuteur venu, même s’il est abonné à La revue foncière, vous dira pour faire simple, que « le foncier c’est le terrain », tandis que tous les dictionnaires définissent le foncier par son étymologie, comme étant « ce qui a rapport à un fonds de terre ». Et là, ça devient mystérieux car on n’a jamais entendu personne utiliser l’expression « fonds de terre » dans une conversation.
Prenons le problème par un autre bout. Comment s’appelle le spécialiste de l’étude des terres et des terrains ? Là, pas de doute, c’est un pédologue. Mais alors, comment se fait-il que parmi la grosse centaine de spécialistes qui se sont déjà exprimés dans La revue foncière, on trouve des juristes, des sociologues, des économistes, des historiens, des politologues, des géographes, et pas l’ombre d’un pédologue ?
Il faut se rendre à l’évidence, l’étude du foncier, c’est autre chose que l’étude des terrains.
Et s’il est nécessaire de faire appel à un peu toutes les sciences humaines pour tenter de voir clair sur la chose foncière, les sciences physiques ne sont d’aucune utilité.
C’est que le foncier n’est pas une chose matérielle, mais un concept social : un système de droits sur les espaces. Ce sont ces droits, variables d’un lieu à l’autre, dans la durée, qui ont une valeur, et non les espaces en tant que tels.
Ainsi, dans le cas le plus simple, celui de terres à usage agricole, l’exploitant peut détenir des droits de propriété ou des droits de fermage. Le plus souvent, sur son exploitation il sera propriétaire d’une partie des terres où il n’aura que l’impôt à verser, et locataire d’une autre partie où il devra s’acquitter en outre d’un fermage (dont le montant est fixé par voie administrative depuis la loi sur le bail rural de 1945).
Il est évident que le jour où il vendra son exploitation, les parcelles n’auront pas la même valeur selon qu’elles sont sous bail ou en pleine propriété, mais le prix en sera encore différent, si une partie des terres bénéficie d’un classement en AOC, et l’autre pas (cas possible pour des exploitations situées à cheval sur deux territoires communaux). Et la situation se compliquera considérablement, si l’une des communes adopte un nouveau règlement d’urbanisme accordant des droits de construire subordonnés à des normes de viabilisation, etc.
Car, en milieu urbain, le divorce entre le foncier et le terrain est encore plus évident. Un exemple suffira, celui, banal, d’une « dent creuse » en bordure de rue d’une commune limitrophe de Paris, occupée par un vieux garage en rez-de-chaussée où se pratiquent des travaux courants d’entretien automobile, alors que les immeubles alentour font cinq ou six niveaux. Le garage est acheté par un petit opérateur qui sent la bonne affaire, dans ce quartier en pleine mutation. Mais tandis qu’on le démolit, voilà qu’apparaît une fenêtre, percée au premier étage, dans le mur par ailleurs aveugle de l’un des deux immeubles mitoyens, au raz de l’ancienne toiture qui la rendait invisible de la rue. L’actuel propriétaire de l’appartement, qui l’a acheté deux ans plus tôt, n’a évidemment pas envie de murer sa fenêtre, d’autant qu’il vient d’achever ses travaux d’emménagement et, à la nervosité du constructeur, il comprend que sa fenêtre qui rend inconstructible une bonne partie du terrain, vaut peut-être de l’or. L’affaire va en justice, on découvre que le percement de la fenêtre n’a jamais fait l’objet d’une autorisation d’urbanisme, mais une expertise de l’huisserie indique qu’elle a certainement beaucoup plus de trente ans d’existence. Il y a donc prescription et le terrain du garage ne vaut plus grand-chose tant que le propriétaire de la fenêtre n’acceptera pas un compromis : la laisser murer en échange d’une confortable indemnisation.
En réalité, la disjonction entre propriété d’un terrain et propriété de droits sur l’espace, n’a rien d’anecdotique et dépasse de loin les questions de « droits de vue » et de configurations particulières du parcellaire. En particulier depuis le développement de l’urbanisme sur dalles et de la pratique notariale des « divisions de propriétés en volumes », c’est-à-dire non plus en deux mais en trois dimensions. C’est ainsi que les copropriétaires de la tour Montparnasse ne sont copropriétaires que d’un volume d’air puisque le terrain, situé sous la dalle d’accès, terrain d’assiette de l’ancienne gare Montparnasse, fait toujours parti du domaine public de l’État, avec des voies de circulation et de stationnement, ainsi que l’une des plus grandes correspondances du métro parisien. On retrouve le même schéma pour l’ensemble du quartier de La Défense, l’un des exemples les plus connus.