Interview d’Elsa Amadieu : l’Aménagement à Toulouse dans la crise et après

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« Une chose est sûre : ces deux mois de confinement rendent d’autant plus nécessaire une réflexion sur la manière d’habiter »

Entretien avec Elsa AMADIEU, Directrice générale de l’Aménagement, Toulouse Métropole, par Philippe Texier
Elsa Amadieu est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux et elle est également titulaire d’un DESS d’aménagement du territoire (Université Bordeaux 4) et d’un DEA d’action publique de l’Ecole doctorale de sciences politiques – IEP de Bordeaux.
Son parcours l’a conduite à travailler tant sur des problématiques d’aménagement et de développement urbain à l’échelle métropolitaine que dans des domaines relevant de compétences opérationnelles (déchets, propreté, voirie), au sein des communautés urbaines de Bordeaux, Marseille et Toulouse. Aujourd’hui ingénieur en chef, responsable de la direction générale à l’aménagement de Toulouse Métropole, elle intervient dans les champs de l’urbanisme, de l’habitat, du foncier, de la construction publique, du patrimoine et des projets d’aménagement.
Philippe Texier. La France, comme de nombreux autres pays, a connu un ralentissement spectaculaire de l’activité pendant le confinement dû à la Covid-19. Comment s’est passé cette période à Toulouse dans le domaine de l’Aménagement ?
Elsa Amadieu. Pour l’Aménagement, le confinement s’est d’abord traduit par l’arrêt de tous les chantiers, tant dans les travaux publics que dans le secteur de la construction. Même s’il n’y avait pas d’interdiction formelle quant à la poursuite des chantiers, la question sanitaire s’est traduite par leur suspension. Après 1 mois, l’OPPBTP[1a édité son guide de préconisations, mais il a fallu attendre que les entreprises aient les moyens matériels de l’appliquer pour que des chantiers reprennent. Ne serait-ce que par la possibilité d’acheter des masques, par exemple.
S’agissant des études en cours, elles se sont globalement bien poursuivies grâce au télétravail. La collectivité n’était pas prête à un recours aussi massif et aussi soudain au télétravail, mais les agents se sont organisés rapidement, en une quinzaine de jours.
Concernant la commercialisation, la visibilité est moins nette. Certains promoteurs ont demandé des allongements de délais à notre SEM [2d’aménagement, et dans le même temps la Fédération des Promoteurs Immobiliers demandait que le nombre de lots commercialisés cette année soit revu à la hausse.
Ph. T. – Et pour l’instruction des autorisations d’urbanisme et l’exercice du droit de préemption ?
E. A. – S’agissant des autorisations d’urbanisme, leur instruction ne faisait pas partie du Plan de Continuité d’Activité de la Métropole. Mais la demande des constructeurs a été forte pour reprendre cette mission, et nous avons pu nous organiser pour y donner suite, au point qu’environ 75 % des dossiers ont pu être instruits.
Pour la préemption et l’instruction des Déclarations d’Intention d’Aliéner (DIA), nous avons mis en place un service minimum dès le début du confinement, en lien avec la Chambre des notaires qui identifiait les cas les plus urgents. A Toulouse, la préemption est de la compétence de la Métropole, mais l’instruction des DIA se fait en lien très étroit avec les communes. Tout le circuit « courrier » étant interrompu, nous avons mis au point un circuit dématérialisé afin de recueillir l’avis des Maires et préparer les décisions officielles de la Métropole.
Ph. T. – A l’heure du déconfinement, quels sont les secteurs d’activité en difficulté ? Quelles sont les mesures envisagées pour réduire les effets de la crise sanitaire ?
E. A. – Pour une ville comme Toulouse, les difficultés d’Airbus ont évidemment une acuité particulière, tant la filière aéronautique est importante pour l’économie locale. Jean-Luc Moudenc, le Maire de Toulouse, a écrit au Ministre de l’Economie pour demander un plan de soutien, et les enjeux nationaux et européens autour de l’entreprise font que l’on a bon espoir d’une intervention publique pour amortir le choc. Mais à ce stade, il est clair qu’il s’agit d’une inconnue importante pour l’agglomération, et que les difficultés peuvent également atteindre des fournisseurs et des sous-traitants.
Le centre-ville de Toulouse a évidemment été touché par la fermeture des commerces, et notamment les bars-restaurants. La Ville a déjà pris des mesures de soutien d’urgence, tels que l’exonération des redevances d’occupation du domaine public, ou – en lien avec la Région – la mise en place d’un lien permettant, pendant le confinement, d’identifier les commerçants ouverts et ceux effectuant des livraisons à domicile ou des ventes à emporter. En relais, il est prévu la création d’une Market Place pour ceux qui veulent faire du e-commerce. Ceci dit, depuis le déconfinement le 11 mai dernier, on constate le retour des toulousains en centre-ville, qui conserve un très fort attrait.
Ph. T. – Et dans l’Aménagement ?
E. A. – Dans l’Aménagement, il n’y a pas, à ce stade, de projet abandonné ou ne serait-ce qu’en difficulté sérieuse. L’effet immédiat, c’est l’allongement de la durée des chantiers, avec le retard provoqué par le confinement et, surtout, en raison des nouvelles mesures sanitaires. C’est un sujet majeur pour la construction et les travaux publics. Pour les chantiers publics, nous avons eu des discussions avec les fédérations des travaux publics et du bâtiment. Nous sommes convenus de partager à parité le surcoût des mesures sanitaires (50 % pour la Ville ou la Métropole, 50 % pour les entreprises) et d’avoir une clause de revoyure en juillet et septembre pour les surcoûts indirects, comme l’impact des mesures sur la durée des locations de matériel, tels que les grues.
Pour l’aménagement, l’évolution du marché immobilier sera centrale, car la filière dépend de ce produit de sortie. A ce stade, le marché reste sur sa dynamique d’avant-crise, même si certaines opérations nouvelles peuvent être en difficulté. Le soutien aux acteurs de la filière passera par le rachat, annoncé par CDC Habitat et Action Logement, de respectivement 40 000 et 10 000 logements à l’échelle nationale, en VEFA [3ou au stade Permis de Construire. Au niveau local, la collectivité sera partie prenante au choix des opérations rachetées, pour éviter des achats mal ciblés ou de fragiliser l’équilibre social des projets.
Enfin, la Ville et la Métropole élaborent un Plan de relance pour un soutien global à l’économie locale. La difficulté tient à ce qu’on est en période électorale et que ce n’est pas le meilleur moment en termes de légitimité démocratique pour prendre de nouveaux engagements. A ce stade, on travaille prioritairement sur l’accélération de projets déjà validés, sur la période 2020-2021. Y compris pour les opérations d’aménagement, où l’on envisage d’aller plus loin que d’habitude dans la dé-corrélation de l’investissement et des recettes de commercialisation. Et dans le domaine de l’urbanisme réglementaire, où la tenue des délais pour les modifications du PLUiH[4(modifications simplifiées, mises en compatibilité, modification générale) est un objectif prioritaire, afin de donner de la visibilité aux acteurs de l’aménagement et de la construction.
Toulouse, Place du Capitole
Ph. T. – Certains commentateurs pensent que la crise sanitaire pourrait donner lieu à des changements structurels, tels que le développement du télétravail et un desserrement urbain, ou un report modal vers le vélo au détriment des transports en commun. Quel est votre avis sur ces questions ?
E. A. – Il est possible que des personnes pourront s’établir plus loin des villes-centres grâce au télétravail, mais ce seront des personnes qui peuvent se le permettre de par la nature de leur travail, de celui de leur conjoint(e), et de leurs conditions de vie en général. Il n’est pas certain qu’il s’agisse d’un mouvement massif, même si l’on observe actuellement des comportements en ce sens.
Quant aux déplacements, il est trop tôt pour savoir quel est le mode de transport individuel – vélo ou voiture – qui gagnera des usagers.
Il y a beaucoup de réflexions sur ces sujets en ce moment, mais il est difficile de déceler si ces changements sont des inflexions profondes ou de l’adaptation conjoncturelle. La réponse à cette question dépendra certainement du devenir de la pandémie : si un traitement ou un vaccin sont trouvés d’ici 12 à 24 mois, il est très possible que les comportements reviennent à ce qu’ils étaient avant la crise sanitaire.
Certaines évolutions qui avaient débuté avant le confinement vont sans doute s’accélérer : le développement des circuits courts, par exemple, qui peut contribuer à renouveler les liens entre les centres urbains et leur hinterland agricole. En la matière, la métropole toulousaine est particulièrement impliquée puisqu’elle s’est engagé dans un contrat de réciprocité avec le pays des Portes de Gascogne, dont une des thématiques porte sur l’alimentation et les filières qualité et agroalimentaire. Il peut s’agir aussi de la croissance de la livraison à domicile, qui requiert de créer des centres logistiques urbains et de favoriser une logistique moins carbonée. Ou de l’importance des espaces publics, que ce soit pour les commerces – singulièrement les bars-restaurants – ou pour les déplacements doux.
Par ailleurs, une chose est sûre : ces deux mois de confinement rendent d’autant plus nécessaire une réflexion sur la manière d’habiter, sur la réponse aux aspirations de nos concitoyens au regard des enjeux de société. L’articulation entre la qualité de vie et la densité, par exemple, est une question qui va prendre encore plus d’importance qu’auparavant. La nature en ville et les espaces verts de proximité également.
Toulouse, vue panoramique
Ph. T. – On a vu les critères de rigueur budgétaire voler en éclats suite à l’ampleur de la crise sanitaire. Pour les collectivités locales, est-ce le signe d’une nouvelle ère où la contrainte budgétaire va-t-elle s’alléger ?
E. A. – Je ne le pense pas. Certes, le soutien à l’économie implique un apport massif d’argent public à l’échelle nationale et européenne – relayé au niveau local par les Plans de relance. Mais il ne faut pas se leurrer : l’économie n’en sortira pas indemne, et pour les collectivités territoriales cela aura pour effet de contracter leurs ressources fiscales.
Certes, une partie des ressources des collectivités provient de l’État, mais là encore, il serait exagérément optimiste de croire qu’il pourra suppléer la diminution des ressources locales.
Dans ce cadre, la rigueur budgétaire risque de perdurer, voire de s’accentuer – même si elle pourra s’accompagner d’un recours à l’emprunt pour les collectivités qui conservent une capacité d’endettement, comme c’est le cas de Toulouse.
Dans les 2-3 années à venir, les plans de relance pourraient accélérer l’agenda des projets, et donc aider les collectivités locales à faire plus de projets que prévu sur cette période, ou à s’engager sur des projets d’envergure, structurants pour leurs territoires. Les organismes partenaires – SEM d’aménagement, Office HLM, société de transports publics, etc. seront largement mobilisés pour être en capacité de tout mener de front car sinon, les moyens humains pourraient vite se révéler le facteur limitant.
Mais au-delà, il va falloir continuer à faire plus de qualité avec moins de moyens. Dans l’aménagement, la contraction des finances publiques est une tendance forte de ces dernières années. Or, avec des postes de dépenses telles que le foncier ou les VRD , l’aménagement requiert des capitaux importants, d’autant que ces dépenses précèdent les recettes – parfois de plusieurs années – et génèrent des frais financiers. Certes, les recettes sont censées couvrir les dépenses, mais on sait que la réalité est souvent différente de la théorie – et que la collectivité est d’autant plus exposée que l’opération d’aménagement est menée en régie directe ou par sa SEM d’aménagement.
Face à cette évolution, les collectivités locales conjuguent les différentes possibilités : elles mettent par exemple à contribution les opérateurs privés et ont recours aux Projets Urbains Partenariaux, à la Taxe d’Aménagement Majorée, à l’urbanisme sans procédure d’aménagement ou aux Zones d’Aménagement Concerté (ZAC) concédées au privé. Cela leur permet de recentrer leurs moyens financiers sur les opérations qui nécessitent davantage de complexité, du fait de la structure foncière ou du phasage à long terme par exemple.
Il est très probable que cette évolution s’accentue et continue d’influencer de nouvelles pratiques. La dissociation du foncier et du bâti, par exemple, est un sujet qui a beaucoup progressé ces dernières années et qui va continuer à se développer. La Métropole s’est d’ailleurs engagée dans une étude de préfiguration d’un Organisme de Foncier Solidaire (OFS), dont la création devrait aboutir en 2021. L’une des questions les plus intéressantes est également de savoir si nous parviendrons à généraliser la création de valeur urbaine avant la réalisation des travaux – par les études, l’urbanisme transitoire, la gouvernance partagée et l’appropriation citoyenne. L’autre question étant la définition de cette valeur urbaine : de plus en plus de nos concitoyens attendent que l’on ne la mesure pas uniquement à l’aune du succès commercial d’une ZAC, mais à la capacité d’un projet à faire sens, à répondre aux aspirations collectives.

[1]Organisme Professionnel de Prévention du Bâtiment et des Travaux Publics.
[2]Société d’Economie Mixte : Société Anonyme dont le capital est majoritairement détenu par des personnes publiques.
[3]Vente en l’État Futur d’Achèvement.
[4]Plan Local d’Urbanisme intercommunal – Habitat.

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