Vers une redéfinition de l’artificialisation ? (ou, devrait-on dire, une première définition ?)

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Dans sa note « l’artificialisation en 10 questions réponses » publiée en avril 2020, Jean Cavailhès a souligné que le terme artificialisation des sols ne figure guère dans la littérature scientifique et ne renvoie pas à des concepts clairs ni partagés. Dans cette ligne, il montrait que les trois outils principaux disponibles en France pour les besoins de la statistique ­— celui de l’administration de l’Agriculture (Teruti Lucas), celui d’Eurostat (Corine Land Cover) et celui des fichiers fonciers du CEREMA (source fiscale DGFIP) — fondent leur mesure sur des indicateurs différents, et de ce fait aboutissent à des résultats également très écartés voire, dans certaines situations contradictoires.

On peut toutefois considérer que ces outils, aux méthodes et aux résultats si différents, ont un trait commun : ils partagent à la base une définition de l’artificialisation des sols par la négative, ou différencialiste, selon laquelle est artificialisé ce qui n’est ni naturel ni agricole ni forestier. Cette référence se retrouve explicitement dans les notes de présentation de chacun de ces outils. Elle est directement constitutive de Teruti Lucas. De son côté, le Cerema précise dans la présentation de l’observatoire de l’artificialisation qu’il cherche à mesurer « la diminution des espaces naturels agricoles et forestiers » tout en notant combien ce concept est insatisfaisant. Dans la même ligne, Eurostat dit vouloir construire un « indicateur de consommation d’espace – Land Take – évaluant les superficies des terres agricoles forestières et autres terres semi-naturelles utilisées par l’urbanisation et d’autres sources d’artificialisation ». On peut donc bien considérer que ces trois approches principales divergent par les indicateurs auxquels elles recourent pour traduire le phénomène, mais reposent sur un socle général commun, une définition par la négative, ou différencialiste selon laquelle un sol artificiel se caractérise par ce qu’il n’est pas.

Au-delà du choix des indicateurs et des difficultés de mesure, les inconvénients de cette base commune ont déjà été soulignés. Elle conduit par exemple à classer dans un même groupe, à considérer comme « artificialisé » un chemin rural de 2km, non revêtu et linéaire, et la création d’un parking » d’hypermarché de 2 000 places, avec  6 ha de bitume d’un seul tenant. Ou encore en Île-de-France la dalle de la Défense et les bois de Vincennes ou de Boulogne. Cela ne permet guère de produire des outils pertinents pour le pilotage d’une politique de sobriété foncière. On n’y reviendra pas davantage ici.

Les choses sont-elles en train de changer ? Les derniers mois semblent apporter des éléments nouveaux.

En premier lieu, le rapport final de la Convention citoyenne pour le climat consacre, à l’intérieur de la thématique 3- « Se loger » tout un chapitre à la lutte contre l’artificialisation des sols. Ce dernier comporte en introduction une déclaration forte :

« Nous entendons par artificialisation des sols, toute action qui consiste à̀ transformer des terrains de pleine terre (espaces naturels, jardins et parcs publics de pleine terre, terres agricoles, forêts …) en terrains à construire, en infrastructures (voiries, ouvrages d’art, parkings…) ou en espaces artificiels (terrains de sports, chemins et chantiers, espaces verts artificiels). »

On note donc d’abord que les auteurs semblent avoir éprouvé les insuffisances de la terminologie courante et la nécessité de la clarifier. L’approche à laquelle ils invitent, la pleine terre, conduit à une définition très voisine de celle de l’imperméabilisation des sols, mêmes si le mot n’est pas utilisé. Ce concept d’imperméabilisation est, effectivement, plus clairement défini et traité dans la littérature scientifique. Retenir une telle définition serait un changement très important, modifiant radicalement les données statistiques et serait mieux susceptible de fournir des critères précis et opérationnels à des objectifs de sobriété foncière. Cependant, et malheureusement, après cette introduction forte, la suite du texte ne continue pas dans la même voie. On y retrouve, à différentes reprises des mentions comme « éviter les consommations nouvelles d’espaces naturels, agricoles et forestiers », caractéristique de l’approche différencialiste, ou encore « ni naturels ni agricoles ni forestiers ». C’est également cette terminologie « classique » qui est reprise dans la partie dite « transcription légistique » qui formule les propositions de la Convention en termes législatifs et réglementaires. La tentative de clarification amorcée dans l’introduction n’a donc pas été jusqu’au bout.

Le projet de loi 3875 « portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets », actuellement en discussion devant le Parlement, semble annoncer qu’on devrait aller plus loin. Ce projet traite largement de l’objectif ZAN et dispose dans son article 48.9 :

« Un sol est regardé comme artificialisé si l’occupation ou l’usage qui en est fait affectent durablement tout ou partie de ses fonctions. »

A nouveau, on voit que les rédacteurs ont ressenti les insuffisances de la terminologie habituelle et ne reprennent pas la formule « ni naturels ni agricoles ni forestiers ». Parler de fonction du sol paraît faire référence aux travaux des pédologues, travaux abondants et à forte consistance scientifique, qui analysent comment se différencient les sols par leur composition et les usages qui en sont faits, et la place que tient alors chaque catégorie dans les grands équilibres écologiques. Par exemple le document diffusé par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), entrecroisant ces différents critères, distingue 11 fonctions différentes, certaines exclusives les unes des autres (un même sol ne peut pas les assumer simultanément). Cependant, ni le texte du projet de loi ni l’exposé des motifs ne précisent davantage quelles sont ces fonctionnalités que l’on entend préserver.

C’est sans doute pourquoi l’article 49.10, qui suit, annonce :

« Un décret en Conseil d’État fixe les conditions d’application du présent II. Il établit notamment une nomenclature des sols artificialisés en fonction de leur occupation et de leur usage, ainsi que l’échelle à laquelle l’artificialisation des sols doit être appréciée ».

Le terme nomenclature semble annoncer qu’on considère bien que toutes les modalités d’artificialisation, au regard des objectifs poursuivis, ne se valent pas et doivent conduire à prévoir des mesures adaptées.

La suite dira, après l’avalanche de 7000 amendements qui sont annoncés, si le texte finalement voté est plus explicite. Il reste probable que, si l’ardente nécessité d’une définition plus opérationnelle y sera reconnue, il faille attendre le décret en Conseil d’État pour savoir si on en retire des outils pertinents pour l’action.