Note de lecture

886

Marie-Claude MAUREL, Terre et propriété à l’est de l’Europe depuis 1990. Faisceau de droits, relations de pouvoir, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Les cahiers de la MSHE Ledoux », 2011, 244 p.

Marie-Claude Maurel

Géographe et directrice d’études à l’EHESS, est spécialiste des régimes de propriété et d’usage de la terre dans les pays d’Europe centrale et orientale. Dans cet ouvrage, elle a choisi d’analyser la question de la propriété foncière à partir des changements brutaux qui sont intervenus depuis 1990 dans la propriété rurale des pays de l’Est de l’Europe (l’auteur a essentiellement étudié dans cet ouvrage l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie).

Marie-Claude Maurel démontre le lien fort entre la propriété foncière et l’identité individuelle ou collective : ce n’est pas qu’une question d’exploitation agricole.

Si les mutations agraires intervenues au cours du passage du « socialisme » au « capitalisme » (après la fin du régime soviétique en URSS et dans les pays satellites) viennent de suite à l’esprit, il ne faut pas oublier que les anciens enjeux fonciers perdurent. Car malgré les discours, la collectivisation communiste n’a pas fait table rase de l’Histoire (chapitre 1). Dans ces pays de l’Est de l’Europe durant la première moitié du 20e siècle, des réformes agraires tentent de diminuer l’étendue des grands domaines agricoles pour faire émerger une petite paysannerie et ainsi espérer mieux assoir les nouveaux États créés par les traités de paix de la Première Guerre mondiale sur les dépouilles de trois empires disparus. La collectivisation, qui débute entre 1945 et 1952 selon les pays, inverse le mouvement au profit d’une nouvelle forme de « grandes propriétés », avec la diffusion d’un autre modèle idéologique. À partir de 1990, la décollectivisation réinscrit la propriété individuelle comme un enjeu prioritaire, avec un arrière-fond mémoriel (savoir qui était propriétaire avant 1945) et des modalités complexes et diverses de redistribution des terres.

Un modèle social qui se reconstruit après la chute de l’empire soviétique

En exploitant de nombreuses statistiques, les textes juridiques, des enquêtes de terrain depuis le début des années 1990, Marie-Claude Maurel démontre le lien fort entre la propriété foncière et l’identité individuelle ou collective : ce n’est pas qu’une question d’exploitation agricole mais un modèle social qui se reconstruit. À la suite de l’effondrement du bloc soviétique, nombreux ont été les petits propriétaires qui ont fait valoir leur droit à la terre.

Mais, à l’usage, assumer ce lien a été une source de difficultés pour eux, car, tout en devenant propriétaires dans les campagnes, ils habitaient désormais en ville ou ils exploitaient de trop petites surfaces (chapitre 3). Pour faire une analogie avec le concept de décolonialité qui traverse les sciences sociales actuellement (ce principe, plutôt critique envers le capitalisme, dénonce la persistance de la domination des formes globales de pensées dites coloniales (occidentales) dans le monde contemporain), ces pays sont encore empreints de « collectivisialité » (terme que nous inventons pour l’occasion).

Quelle que soit sa taille, la petite exploitation est une forme héritée de l’époque collectiviste lorsque le lopin individuel était un élément associé au statut du membre de la coopérative ou de l’employé de la ferme d’Etat. Quant aux très grandes exploitations, héritées des anciennes exploitations collectives de la période soviétique, elles sont parvenues à préserver une assise foncière de l’ordre de la centaine, voire du millier d’hectares (chapitres 4 et 5) : se sont ainsi créées des firmes agro-industrielles en Hongrie (société Bóly Zrt par exemple) et en Tchéquie, des exploitations entrepreneuriales après une phase associative en Lituanie…

Avec la reconstitution de l’administration foncière jusqu’au début des années 2000 (la Roumanie restant dans un imbroglio encore au milieu des années 2010 (p. 119), tout se passe comme si l’empreinte de la « grande maille agraire » perdurait, constituant, en quelque sorte, une matrice spatiale au sein de laquelle une propriété parcellaire en location, un capital d’exploitation contrôlé par un petit nombre de managers et une force de travail majoritairement salariée qui se perpétuaient. Après une phase initiale de déconcentration foncière entraînant la réduction de la taille des exploitations-successeurs par rapport aux anciennes coopératives et fermes d’État, et dans un certain nombre de cas leur démembrement, le processus de restructuration s’est opéré à leur avantage économique, capitalistique, et politique dans certains pays.

Des enjeux fonciers nationaux confrontés à l’adhésion à l’Union européenne

Ces persistances pourraient n’avoir que des incidences locales si ces pays ne faisaient pas partie du concert économique mondial (voir les chapitres 8 à 10). Leur adhésion à l’Union européenne (en 2004 pour un premier groupe, en 2007 pour la Roumanie et la Bulgarie, en 2013 pour la Croatie), et notamment s’ils veulent bénéficier de la Politique Agricole Commune, les oblige à permettre aux étrangers l’accession à la terre.

Un moratoire est intervenu pour empêcher l’achat de terres agricoles par les étrangers jusqu’en 2014 (jusqu’en 2016 pour la Pologne) afin de faciliter une transition qui peine finalement à aboutir. Viktor Orbán, premier ministre hongrois rétorquait à une mise en demeure de l’Union Européenne en 2014 que « la terre hongroise n’est pas à vendre ». Car les lecteurs et lectrices de La revue foncière se souviennent peut-être de l’article de Robert Levesque (2016, consultable ici) : si, depuis les années 1980, certains veulent considérer l’agriculture comme un secteur économique identique aux autres, les crises de la fin des années 2000 ont fait chanceler la présentation vertueuse du modèle capitaliste, questionnant la concentration des terres, la sécurisation des approvisionnements et la souveraineté alimentaire de l’Europe.

À travers ce long cheminement de 30 ans, l’analyse de la situation dans les pays de l’Europe centrale et orientale réalisée par Marie-Claude Maurel démontre que « la renaissance de la propriété foncière dans son essence juridique ne peut suffire à l’accès à la terre nourricière » (p. 217). Les enjeux fonciers ne se résument pas à la production de petits papiers de propriété.