Planifier l’urbanisation nouvelle en communes rurales : stratégies réglementaires d’élus locaux franciliens

Cet article est une version synthétique et complétée de l’article : Le Bivic, C, Melot, R, 2020. “Scheduling urbanization in rural municipalities: Local practices in land-use planning on the fringes of the Paris region”. Land Use Policy 99. 

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Cet article porte sur les pratiques de planification de l’urbanisation nouvelle dans les municipalités rurales sous influence métropolitaine. En Ile-de-France, si la majeure partie des terres artificialisées sont concentrées dans les espaces dits périurbains, la consommation de terres s’accélère plus rapidement dans les communes rurales (Basciani-Funestre et al. 2011). Les territoires ruraux sous influence métropolitaine concentrent à la fois des enjeux de production de logements et de préservation des espaces agricoles et naturels. Face à ces enjeux, les politiques nationales définissent de plus en plus des objectifs qualitatifs et quantitatifs à atteindre, à l’image de l’objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN) et de la récente loi « Climat et Résilience » (22 août 2021) (Claron et al. 2021). Dans ce contexte, comment les instruments locaux de planification sont-ils mobilisés par les élus et techniciens de ces communes ? Comment les pratiques locales de planification spatiale orientent-elles les processus d’urbanisation ?

Les politiques nationales qui se succèdent depuis une vingtaine d’années incitent les communes rurales à transférer la compétence de l’urbanisme au niveau intercommunal. Leur objectif est de favoriser une réflexion stratégique sur la planification territoriale à une échelle plus large et de mutualiser les moyens humains et financiers relativement faibles à l’échelle communale. Cependant, malgré la montée en puissance des plans locaux d’urbanisme intercommunaux, les élus des municipalités rurales préfèrent souvent conserver cette compétence. Autrement dit, ils souhaitent garder le droit et la responsabilité d’aménager leur commune à travers un panel d’outils tels que les documents d’urbanisme, la délivrance de permis d’aménager et de construire ou encore la préemption. À cet égard, le rôle joué par les décisions des élus municipaux et des services supra-communaux interroge la planification foncière dans des communes rurales qui sont à la fois peu denses et étendues.

À travers cet article, nous explorons l’élaboration et la mise en œuvre des plans locaux d’urbanisme dans les espaces ruraux et observons plus particulièrement les zones dites « à urbaniser ». Notre enquête est basée sur l’analyse de plans locaux d’urbanisme franciliens et d’entretiens auprès d’acteurs de l’urbanisme[1]. Plus particulièrement, nous avons mené des entretiens auprès des techniciens intervenant à l’échelle infrarégionale et départementale[2] pour comprendre les logiques d’aménagement territorial et auprès d’élus municipaux pour comprendre les décisions et les pratiques d’urbanisme à une échelle fine[3].

L’article montre que dans les espaces ruraux étudiés, des pratiques de planification d’urbanisme particulières peuvent être développées. Nous mettons en évidence que les ajustements règlementaires peuvent avoir lieu fréquemment et concerner des changements du projet d’urbanisation relativement importants. Nos résultats invitent également à considérer les stratégies relatives au calendrier d’urbanisation mises en place par les élus locaux dans le but de négocier avec certains acteurs privés.

Figure 1. Photographie d’une zone récemment urbanisée en Seine-et-Marne (source : auteur)

La planification d’urbanisme de communes franciliennes et rurales

Nous postulons que les communes à la fois « rurales » et « sous influence métropolitaine »[4] font l’objet de pratiques de planification et de processus d’urbanisation spécifiques. Différentes études décrivent l’influence des municipalités sur les décisions d’urbanisme au niveau intercommunal, ainsi que les difficultés de mises en œuvre d’objectifs supra-communaux face à des municipalités qui ne souhaitent pas renoncer à leur développement (Desjardins et Leroux, 2007 ; Serrano et al. 2014). Par ailleurs, les études portant sur les processus d’urbanisation dans les espaces de faible densité ont mis en évidence le caractère saillant des conflits d’usages des sols et d’une capacité de transformation importante des espaces en matière d’usages et de morphologie (Depraz, 2009). Les pratiques de planification d’urbanisme concernant les espaces peu denses restent cependant peu étudiées.

Quatre caractéristiques concernant ces communes appuient notre hypothèse. D’abord, la majorité des sols de ces communes est « non-urbanisée » et occupée par des espaces ouverts, dits agricoles ou naturels. Ces espaces et usages participent à la définition des aménités locales, mais leur maintien implique des démarches de protection du foncier et de soutien des activités. Par ailleurs, les communes sont suffisamment proches de la métropole pour permettre aux habitants d’envisager un accès à l’emploi et aux services, et suffisamment éloignées pour disposer de terrains constructibles abordables ou d’un cadre de vie souhaité. Cette situation met alors à l’épreuve la planification spatiale des espaces non-urbanisés et l’aménagement des équipements par les municipalités. Ensuite, les communes regroupent peu d’habitants et une majorité de propriétaires. À cet égard, la proximité entre les acteurs – notamment les élus, les propriétaires et les agriculteurs – influence potentiellement les choix d’urbanisme et d’allocation de droits à construire. Enfin, la taille réduite de la population induit de faibles ressources de la municipalité pour répondre aux besoins communaux, en particulier en matière d’effectifs, de compétences et de moyens financiers. Ces caractéristiques questionnent la spécificité des processus d’urbanisation dans ces espaces et soulignent le besoin de mieux comprendre les pratiques d’urbanisme face à des enjeux sociétaux et scientifiques tels que l’accès au logement, la production agricole, la protection de l’environnement et l’usage des politiques publiques.

Notre étude a pour objectif d’éclairer les relations entre pratiques planificatrices et processus d’urbanisation dans les municipalités rurales sous influence métropolitaine. Nous proposons alors d’interroger l’usage des instruments locaux de planification d’urbanisme pour répondre aux difficultés rencontrées par les élus municipaux.

Dans un premier temps, nous avons analysé 280 plans locaux d’urbanisme de communes rurales (figure 2) et extrait 139 zones « à urbaniser » dédiées entièrement ou en partie au logement (encart « la catégorie des zones à urbaniser »). Dans notre échantillon, la valeur médiane de la population est inférieure à 1 000 habitants et le nombre de permis de construire délivrés chaque année est relativement faible. Ces communes étant sous influence métropolitaine, la croissance démographique et la croissance de l’urbanisation sont fortes, même si un ralentissement a été observé ces dernières années (figure 3).

Figure 2. Localisation de l’échantillon communes rurales en Ile-de-France
Figure 3. Caractéristiques générales des municipalités de l’échantillon (N=139)

 

Encart « la catégorie zone à urbaniser »

L’article R151-17 du code de l’urbanisme distingue quatre catégories de zones qui doivent être délimitées dans un plan local d’urbanisation : zones naturelles, agricoles, urbanisées et à urbaniser. La catégorie de zone « à urbaniser » présente certaines caractéristiques centrales pour notre recherche car elle concerne généralement des terres agricoles ou des espaces naturels et a pour vocation d’être urbanisée dans un futur proche. Conformément à l’article L153-31, l’espace doit être aménagé dans les neuf ans suivant l’approbation du plan local. Dans le cas contraire, une procédure de révision du document d’urbanisme est nécessaire. Différents types de zones « à urbaniser » peuvent être définies et dotées de dispositions réglementaires distinctes. Une distinction importante entre les zones « à urbaniser » est celle liée au calendrier de l’urbanisation. Dans le cas d’une zone « à urbaniser » à court-terme, souvent désignée « 1AU » dans les règlements locaux, un propriétaire foncier peut demander un permis de construire. Dans une zone « à urbaniser » à long-terme, souvent désignée comme « 2AU », une révision du plan local d’urbanisme est nécessaire avant de pouvoir déposer une demande de permis de construire.

Notre analyse quantitative montre que même dans les petites communes, la planification de l’urbanisation nouvelle est un processus qui implique la distinction de plusieurs zones et de la définition de phases. Les municipalités étudiées prévoient au moins deux zones à urbaniser dans 48% des cas et au moins trois zones dans 17% des cas. La dissociation de zones s’explique notamment par le fait que différentes opérations sont attendues et qu’elles ont plutôt lieu sur plusieurs petits terrains que sur une grande emprise foncière continue. De plus, 44% des municipalités ont planifié l’urbanisation des zones en plusieurs phases.

Par ailleurs, si les opérations d’aménagement et de construction dépendent d’initiatives privées, les municipalités imposent des contraintes réglementaires pour réguler l’urbanisation. En effet, l’analyse montre que le foncier ciblé pour l’urbanisation est majoritairement privé (moins de 35% des zones à urbaniser analysées sont sous propriété publique). Toutefois, très souvent les règlements ne permettent pas l’urbanisation au coup par coup, c’est-à-dire à travers différents projets individuels au sein d’une même zone (70 % des demandes de permis dans une zone à urbaniser doivent intégrer un « aménagement d’ensemble »).

Cette analyse quantitative (Le Bivic et Melot, 2020) offre une vue d’ensemble sur les décisions locales en matière d’écriture réglementaire pour l’urbanisation future. Elle montre que 1) les municipalités peuvent planifier différentes zones à urbaniser ; 2) les municipalités pour lesquelles la croissance de l’artificialisation prévue par le plan est plus élevée (par rapport à la surface médiane des zones à urbaniser prévues) sont soumises à une pression démographique et comprennent plus de ménages appartenant à la tranche d’âge des « primo-accédants » ; 3) une grande majorité des municipalités a adopté des règlements qui limitent la densité (par des critères tels que la hauteur, la distance à limite parcellaire, la distance entre bâtis, le coefficient d’emprise au sol, la taille minimum de parcelle) ; enfin, 4) les projets d’urbanisation impliquant des zones « à urbaniser » qui définissent un phasage sont plus favorables à un processus de densification urbaine que celles qui n’en définissent pas.

Après avoir mis en évidence des relations entre l’écriture des plans locaux d’urbanisme et les processus d’urbanisation, nous proposons, d’interroger les pratiques de planification et les arbitrages des élus locaux au travers d’entretiens.

Une flexibilité du document réglementaire

Si l’analyse statistique des plans locaux franciliens montre que des choix en matière d’urbanisation peuvent être porteurs d’objectifs spécifiques (croissance démographique, restriction de la densité urbaine), les récits d’acteurs locaux concernant les objectifs municipaux et les choix d’écriture réglementaire mettent en évidence des adaptations qui peuvent être fréquentes et considérables en ce qui concerne les surfaces concernées et la programmation. Il s’agit dans cette partie d’exposer ces pratiques et leurs effets.

Pour commencer, certaines stratégies d’écriture réglementaire sont développées par les élus locaux pour réaliser leur projet urbain ou résister aux aménagements non désirés. Les municipalités peuvent opter pour une réduction des droits de construction sur le terrain aménageable ou peuvent s’opposer à l’aménagement effectif de parcelles initialement prévues pour être constructibles. Sur dix-huit communes ayant fait l’objet d’un entretien, douze projets d’urbanisation ont connu des changements par rapport au projet inscrit dans le plan d’urbanisme. Plus précisément, les entretiens révèlent des adaptations d’ordres différents : réduction du périmètre (n=2), ouverture ou extension de zones (n=6), changement du type de zone (n=6) ou de sa réglementation (n=3) (figure 4).

Figure 4. Adaptation des projet d’urbanisation et raisons soulignées par les élus municipaux et les opérateurs (source : auteur, basé sur les entretiens auprès des élus) [lecture : les entretiens montrent qu’une modification du règlement a eu lieu du fait de l’arrivée d’une nouvelle municipalité, et/ou du fait de la difficulté à trouver un aménageur]
Les élus justifient ces adaptations à partir de différents arguments. Pour commencer, les adaptations réglementaires, telles que la conversion d’une zone à urbaniser en zone naturelle ou agricole, peuvent être liées à des oppositions entre acteurs locaux. C’est ainsi que, dans une municipalité seine-et-marnaise, le désaccord des élus avec les choix politiques du conseil municipal précédent a conduit à réviser le règlement d’urbanisme. Le plan local d’urbanisme antérieur prévoyait un projet de logement pour accueillir les nouveaux entrants. Le nouveau conseil municipal a décidé de transformer le projet pour une installation sportive visant à répondre aux besoins des écoles. De plus, l’élu municipal explique le choix de réduire la hauteur constructible et de reporter l’ouverture à l’urbanisation dans le temps pour réduire l’ampleur et les impacts du développement urbain prévu (cf. figure 5).

Figure 5. Carte d’entretien portant sur l’évolution de l’écriture réglementaire dans une commune (entretien auprès du maire en 2018, fond de plan cadastral issu de géoportail.gouv.fr)

Parfois, des adaptations proviennent du fait qu’aucun accord n’a été trouvé avec ou entre les propriétaires fonciers concernés. Cette situation peut être liée à un refus de vendre leurs terres au prix proposé ou d’une opposition à l’urbanisation décidée par la municipalité. Par ailleurs, dans le cas d’indivision, des conflits ou un manque de coordination entre les propriétaires peut bloquer le projet urbain. De plus, les propriétaires peuvent développer des stratégies de « rétention foncière », autrement dit, ils choisissent de laisser le terrain non bâti en attente d’une augmentation des prix et compromettent alors le projet d’urbanisme local. Par exemple, un élu explique que, même si la zone à urbaniser définie initialement dans le plan d’urbanisme est maintenue dans le nouveau document, le projet d’aménagement est suspendu, car les propriétaires souhaitent un prix trop élevé pour la municipalité (figure 6). Dans ce contexte, les élus ont décidé d’ouvrir à l’urbanisation une zone supplémentaire en révisant le document.

Figure 6. Carte d’entretien portant sur l’évolution de l’écriture réglementaire dans une commune (entretien auprès du maire en 2018, fond de plan cadastral issu de géoportail.gouv.fr)

En outre, des ajustements réglementaires pour l’ouverture de zones à urbaniser peuvent être motivés par des initiatives privées non anticipées. Par exemple, un élu évoque l’adaptation du document d’urbanisme suite à une transaction. Dans ce cas, un projet de vente représente une opportunité foncière pour le développement du projet municipal. Dans une autre commune, l’adaptation du règlement vise à soutenir une initiative locale : il s’agit pour les élus de favoriser la mise en œuvre d’un projet de logement participatif sur une parcelle définie et porté par des habitants.

Parallèlement, des révisions peuvent être imposées aux municipalités pour assurer le respect des mesures juridiques supra-communales, ceci au-delà de la mise en conformité ou en compatibilité avec les documents supérieurs. Ainsi, certaines municipalités réduisent la taille d’une zone à urbaniser lorsqu’un espace a été identifié par des services supra-communaux (par exemple, la direction départementale des territoires, le conseil départemental ou un parc naturel régional) comme zone humide et doit être protégé pour des raisons environnementales. Par ailleurs, une diminution des possibilités de construction conduit l’une des municipalités enquêtées à ouvrir de nouvelles zones à urbaniser pour atteindre ses objectifs de logements.

Dans certains cas, les élus peuvent réviser le document réglementaire pour diminuer les obstacles à l’aménagement et la construction et ainsi assurer l’urbanisation d’une zone. Ces mesures peuvent consister à faciliter les conditions réglementaires de viabilisation pour l’opérateur ou à modifier le calendrier de l’urbanisation, notamment en intervertissant des zones à urbaniser de court terme et de long terme. Les entretiens révèlent que les contraintes urbaines rencontrées par les aménageurs au moment d’études pré-opérationnelles peuvent amener ces derniers à soumettre des recommandations aux élus et conduire à une révision du document réglementaire.

Enfin, des changements dans le projet de planification peuvent également être mis en œuvre pour simplifier la production de logements à destination de « primo-accédants ». La nécessité d’attirer les jeunes ménages pour éviter les fermetures d’écoles est un motif connu et fréquemment avancé par les maires pour expliquer le développement urbain local. Dans certaines communes, les dimensions des infrastructures municipales, telles que les routes ou les réseaux d’assainissement, participent au calibrage du projet d’urbanisation. Plusieurs élus indiquent le souhait d’identifier le nombre « optimal » d’habitants pour permettre une dynamique locale sans engager de dépenses publiques excessives et pour maintenir un cadre de vie. À ce titre, plusieurs élus limitent leur « capacité d’accueil » en définissant un seuil de population et de logements à ne pas dépasser. Différents travaux de recherche ont montré qu’une des stratégies municipales possibles consiste à réglementer l’urbanisation future pour retarder ou transférer les investissements à d’autres institutions publiques supra-communales, par exemple pour la mise en conformité de la station d’épuration (Castel 2007 ; Vilmin 2015 ; Charmes 2009).

Après avoir mis en évidence le caractère flexible des documents réglementaires, nous interrogeons à travers les entretiens notre résultat statistique qui souligne que les communes définissant des phases d’urbanisation sont souvent celles qui limitent leur consommation foncière.

La réglementation du calendrier d’urbanisation : un moyen de négociation auprès des acteurs privés

Notre analyse quantitative montre qu’il y a une corrélation négative entre la présence de zones à urbaniser à long-terme (zone « 2AU ») et la consommation foncière pour l’urbanisation. Autrement dit, les communes qui planifient un nouvel aménagement à long-terme sont celles qui urbanisent le moins de surfaces dans le temps. En effet, les résultats de notre enquête par entretiens mettent en évidence que la gestion du rythme de l’urbanisation est au centre des stratégies de nombreux élus locaux et que certains d’entre eux considèrent l’urbanisation « différée » comme un outil pour limiter une extension urbaine disproportionnée. Néanmoins, certains des acteurs interrogés soulignent également que le choix d’un calendrier peut être basé sur différentes raisons, comme établir un rapport de force avec les propriétaires fonciers ou réduire la hausse des prix des terrains à bâtir (cf. paragraphes suivants). Les entretiens montrent également que les élus locaux anticipent certains effets induits par des choix d’un calendrier d’urbanisation, mais rencontrent des difficultés à en anticiper d’autres.

Tout d’abord, certains élus locaux justifient l’utilisation des zones à urbaniser non seulement pour différer l’urbanisation, mais aussi pour éviter la spéculation qui pourrait avoir lieu sur des terrains qui auraient le statut de zone urbaine.  « La 1AU [zone à urbaniser à court terme] ça permet d’encadrer les prix, pour éviter que les propriétaires soient pris d’une frénésie du portefeuille. Dans l’ancien PLU on a fait une erreur, le bureau d’études n’était pas très bien. On a mis une zone en Ue [zone urbaine], alors les prix se sont envolés. » [entretien avec un maire, 17/04/2018]. Autrement dit, en définissant des zones à urbaniser, certains élus souhaitent poser des conditions d’ouverture à l’urbanisation pour faire face aux stratégies spéculatives des propriétaires fonciers.

Cependant, l’utilisation du zonage comme instrument de régulation des prix a parfois des effets limités concernant l’anticipation. En effet, les comportements spéculatifs et les prix élevés des terrains peuvent bloquer les projets d’urbanisation. Un élu municipal explique le mécanisme : « Nous avons défini trois zones à urbaniser avec des délais différents. En faisant ça, la volonté était d’être transparent. Mais on a fait une erreur parce qu’en fait on leur a donné une valeur à ces terres. Les propriétaires ont des exigences de prix comme si c’était urbanisé. Ils ne prennent pas en compte les frais pour aménager. […] [Il y a de la spéculation sur toutes les zones ?] Oui ça a été une surprise, sur 1AU [zone à urbaniser à court terme] mais aussi sur les 2AU [zone à urbaniser à long terme]. » [entretien avec un maire, 28/04/2018].

Dans d’autres cas, réglementer le calendrier de l’urbanisation peut permettre de geler progressivement un projet de développement. Par exemple, un maire en désaccord avec le projet de l’équipe municipale précédente explique que la modification d’une zone à urbaniser « à court terme » en une zone à urbaniser « à long terme » a pour objectif de bloquer l’urbanisation des parcelles. Dans ce cas, le statut de zone à urbaniser « à long terme » peut servir de transition vers un statut de zone non constructible. L’extrait d’entretien de la figure 6 illustre ce cas.

Figure 6. Carte d’entretien portant sur les changements (périmètres et règlement) des zones à urbaniser par la révision du PLU d’une commune (entretien auprès du maire en 2018, fond de plan cadastral issu de géoportail.gouv.fr)

Enfin, l’écriture réglementaire d’un calendrier d’urbanisation est un moyen employé par les municipalités pour échanger avec les opérateurs. En précisant des conditions relatives aux temporalités de développement selon les zones, les élus forcent les opérateurs privés à présenter le projet, voire à le négocier, avant l’achat des terrains et le dépôt de permis d’aménager. Plus précisément, un aménageur doit échanger avec les élus s’il souhaite qu’une zone à urbaniser à « long terme » soit ouverte à l’urbanisation, car le changement nécessite une procédure de révision du PLU (cf. encart).

Parallèlement à l’instrument des zones à urbaniser mais toujours dans cette logique, les élus mobilisent l’instrument qu’est l’orientation d’aménagement et de programmation[5] (OAP) pour amener les aménageurs et constructeurs à discuter des conditions et du processus d’urbanisation. L’OAP est un document de projet qui a la particularité de concerner des secteurs stratégiques, tels que les zones à urbaniser à court terme, et d’être défini par des éléments qualitatifs qui peuvent faire l’objet d’interprétations, en particulier l’échéancier d’urbanisation, la mixité fonctionnelle et les caractéristiques des espaces publics (article L151-7 du code de l’urbanisme). Notre enquête montre que des élus peuvent concevoir une réglementation d’urbanisme volontairement imprécise des OAP. Cette pratique oblige les aménageurs à consulter la municipalité pour comprendre les conditions de l’urbanisation future, avant d’envisager une transaction de terrain ou bien le développement d’un projet urbain. Si notre article se concentre sur les zones à urbaniser, il souligne les perspectives d’enquête soulevées par l’usage de l’OAP et les stratégies des élus à travers la combinaison de différents instruments.

Dans les plans locaux d’urbanisme, les décisions concernant la constructibilité des zones soulignent différents enjeux concernant la définition d’un rythme d’urbanisation et l’anticipation des conflits liés aux restrictions des droits à construire. Si les élus rencontrés utilisent une variété d’outils pour orienter le rythme de l’urbanisation, les effets induits ne sont pas toujours anticipés et peuvent compromettre les stratégies d’urbanisme. Ces questions révèlent les difficultés à la fois en matière de contrôle de l’urbanisation dans les petites municipalités et d’adaptation locales des instruments de planification.

Conclusion

Dans cette étude, nous montrons que les caractéristiques particulières de l’urbanisme dans les espaces ruraux influencent la planification de l’urbanisation. En effet, notre recherche révèle que, d’une part, les décisions publiques locales en matière d’urbanisation future évoluent fortement dans le temps, et d’autre part, le phasage stratégique des projets peut être difficile à maintenir à long terme dans les communes étudiées. En outre, les orientations nationales et régionales portant sur la limitation de l’étalement urbain concernent majoritairement les espaces périurbains. À cet égard, les petites communes rurales, plus éloignées, mais sous influence métropolitaine, bénéficient d’une plus grande marge de manœuvre concernant l’écriture réglementaire de l’urbanisation future. De plus, le processus de planification d’urbanisme piloté par les municipalités rurales peut être fortement influencé par les initiatives privées locales, notamment celles de propriétaires fonciers et de sociétés d’aménagement et de construction de logements.

La littérature décrit souvent les pratiques d’urbanisme des municipalités rurales comme « passives » dans la mesure où elles s’appuient aux initiatives privées plutôt que sur des stratégies publiques. Nos résultats apportent une image plus nuancée du processus de planification dans les communes rurales. Ils mettent en évidence que dans les municipalités dont la population est réduite et les ressources limitées, un projet d’urbanisation complexe, c’est-à-dire impliquant des zonages multifonctionnels et différentes temporalités d’urbanisation, peut être mis en œuvre pour faire face à des enjeux majeurs tels que la spéculation foncière, la préservation des terres agricoles et l’accès à un logement abordable pour les nouveaux ménages. Ainsi, même si l’étalement urbain s’accélère plus rapidement dans les espaces ruraux que dans les espaces périurbains, il serait incorrect de considérer que les espaces ruraux se caractérisent simplement par un processus de « laisser-faire » en matière d’urbanisme.


[1] Trente-et-un entretiens semi-directifs menés entre 2017 et 2018 dans des communes des départements de l’Essonne, de la Seine-et-Marne, du Val-d’Oise et des Yvelines.
[2] Établissement public foncier ; parc naturel régional ; direction départementale des territoires ; architecte des bâtiments de France ; conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement
[3] Dans nos cas d’étude, la compétence de l’urbanisme est très largement restée communale
[4] Pour notre échantillon de communes « rurales sous influence métropolitaine », nous retenons la définition du zonage en « unités urbaines » de l’INSEE (basée sur des critères d’occupation des sols). En Ile-de-France, l’influence de la métropole parisienne s’étend au-delà de la Région au sens du zonage en « aires urbaines » (définition INSEE basée sur des critères fonctionnels : pôle d’emploi, trajet habitat/emploi). Dans le même temps, près de la moitié des municipalités franciliennes peuvent être considérées comme « rurales », dans la mesure où elles sont dites « hors unités urbaines » au sens du zonage en « unités urbaines ». Ainsi, les communes de notre échantillon peuvent être considérées comme périurbaines au regard de la définition fonctionnelle et rurales selon la définition morphologique.
[5] L’outil est une composante du PLU créé par la loi SRU (13 décembre 2000) et dont l’emploi a été renforcé par le décret du 28 décembre 2015 relatif au nouveau contenu des PLU (article R151-20 du code de l’urbanisme). Pour l’orientation d’aménagement et de programmation, le format est libre concernant la structure du document, l’échelle des périmètres concernés, le niveau de détail ou la manière de traduire les intentions (texte, schémas, photographies, etc.).

Références

Basciani-Funestre Marie-Antoinette, Bousquet Thierry, Konaté Youssouf, 2011. Bilan de La Consommation Des Espaces Agricoles et Naturels En Ile-de-France Entre 2004 et 2007, 10p.[consultable en ligne]

Castel Jean-Charles, 2007. « De l’étalement urbain à l’émiettement urbain ». Annales de La Recherche Urbaine (102), 89–96

Charmes Éric, 2009. « On the Residential « Clubbisation » of French Periurban Municipalities». Urban Studies, (46-1), pp.189–212.

Claron Charles, Gonon Morgane, Elie Luc, Batellier Sarah 2021. « Zéro artificialisation nette: de la Convention citoyenne au texte de loi, une trajectoire en débat ». Fonciers en débat [en ligne]

Depraz Samuel, 2009. « Vers une définition internationale du rural en Europe ». Héritages et trajectoires rurales en Europe, (dir.) Alain Berger, Pascal Chevalier, Geneviève Cortes, Marc Dedeire, L’Harmattan, pp.85-108, « Logiques sociales », 978-2-296-09210-5.halshs-01547512

Le Bivic Camille, Melot Romain, 2020. “Scheduling urbanization in rural municipalities: Local practices in land-use planning on the fringes of the Paris region”. Land Use Policy 99.

Serrano José, Demazière Christophe, Nadou Fabien, et Servain Sylvie, 2014.  « La planification stratégique spatialisée contribue-t-elle à la durabilité territoriale ? La limitation des consommations foncières dans les schémas de cohérence territoriale à Marseille-Aix, Nantes Saint-Nazaire, Rennes et Tours », Développement durable et territoires, (5-2), [En ligne]

Vilmin Thierry, 2015. L’aménagement urbain, acteurs et système. Éditions Parenthèses, coll. Eupalinos, architecture et urbanisme, 140p.