L’ouvrage: Champs de bataille. L’histoire enfouie du remembrement, Inès Léraud (Scénario), Pierre Van Hove (Dessins) – Editions Delcourt- La Revue Dessinée – 20 Novembre 2024,192 p.
Bêcher des sujets complexes à l’aide du dessin est une pratique fertile. Le domaine de l’architecture en fait régulièrement l’objet, et plus récemment celui des ressources minières et énergétiques. Inès Léraud et Pierre van Hove consacrent une bande dessinée, Champs de bataille, à un objet déracinant : celui du remembrement parcellaire, aussi nommé aménagement foncier.
Pour exhumer cet instrument de politique publique, les auteur-es adoptent une perspective historique : le travail de thèse de l’un d’entre eux, une recherche archivistique fouillée et de nombreux entretiens réalisés auprès d’anciens agriculteur-es fournissent un contenu extrêmement riche, notamment sur les origines de l’outil et les problèmes publics auxquels il était censé répondre.
Ainsi, la première ouverture des marchés agricoles au commerce international au début du XXe siècle menaçait l’agriculture française : celle-ci n’était pas compétitive, car largement vivrière, peu mécanisée, et travaillant de petites surfaces fragmentées. Sur le plan national, il s’agissait aussi d’achever les communs, ce foncier partagé que les responsables politiques s’échinaient à supprimer depuis le début du XIXe siècle et dont les logiques économique et écologique ont été longtemps contestées.
Adoptée à l’issue de la Première Guerre mondiale, la loi sur le remembrement devait faciliter l’emploi du tracteur sur des surfaces plus grandes et réduire les besoins de l’agriculture en main-d’œuvre. Le succès de l’instrument dépendait alors largement des propriétaires, leur vote approuvant les opérations foncières projetées : estimation de la valeur des terres dans le périmètre à remembrer, définition d’un nouveau découpage parcellaire, répartition des terres entre propriétaires, et réalisation des équipements tels que chemins et systèmes d’irrigation.
Or, sous l’occupation allemande et le régime de Vichy, le principe démocratique a pris du plomb dans l’aile : le gouvernement français réforma la loi et délégua l’approbation des opérations de remembrement à une commission composée d’un nombre restreint de représentants triés sur le volet, notamment par leurs liens avec l’unique syndicat agricole alors autorisé.
Conservée par la suite, cette procédure d’approbation dirigiste a, dans les cas illustrés par les auteur-es, débouché sur des oppositions souvent traitées avec condescendance, voire sur une gronde sociale, justifiant pour la puissance publique le recours à la violence. Malgré ou grâce à cette procédure, le remembrement, modèle de technicité, a concerné plus de seize millions d’hectares entre 1945 et 2006, en majorité dans le nord de la France[1]. En guise de comparaison, la surface agricole utile française est aujourd’hui estimée entre 26 et 29 millions d’hectares.
Le ton adopté par Inès Léraud et Pierre van Hove est très à charge contre le remembrement et ses effets jugés délétères : à commencer par la critique de la table rase sur les us et coutumes passés. L’opportuniste sous-titre éditorial de la BD « l’histoire enfouie du remembrement » rappelle la tendance à oublier les conséquences sociales des révolutions foncières, à l’instar de la métamorphose haussmannienne de Paris un siècle plus tôt[2] – 60 % de la surface de la ville de Paris transformée – et souvent citée en exemple sur les plans architectural et urbanistique. Les auteur-es abordent donc un lien fort mais relativement peu étudié entre propriété foncière et identité individuelle et collective (pour un autre exemple, voir les travaux de Marie-Claude Maurel sur la période post-soviétique).
Champs de bataille nous permet ainsi un parallèle éclairant avec l’histoire environnementale et la façon dont la conception européenne de la propriété diffère des approches traditionnelles de possession des espaces et de la nature[3] : l’appropriation européenne « par le haut » fixe les limites des parcelles indépendamment des usages existants. Ainsi, dans le cadre de procédures de remembrement, le nouveau découpage parcellaire a souvent été ressenti par les usagers et/ou propriétaires des terres concernées comme une dépossession, marginalisant de fait de nombreux acteurs du jeu politique.
Les auteur-es dénoncent aussi les fractures sociales générées par des procédures expéditives : atteinte à la garantie de la propriété pour ses pourfendeurs, nécessaire adaptation de l’outil de production pour ses soutiens, une procédure de remembrement fait rarement l’unanimité. Cependant, respecter les fondamentaux de la démocratie n’aurait pas été un luxe. En guise de comparaison, l’approbation d’un remembrement se fait chez nos voisins suisses à la double majorité – des surfaces et des propriétaires, permettant ainsi d’assurer une meilleure représentation des petits propriétaires, sans pour autant renoncer au déploiement d’une agriculture productiviste.
L’argument productiviste constitue une autre ligne d’attaque de l’ouvrage : omniprésent dans le discours des élites agricoles, le besoin de produire plus était déjà mis en avant pour justifier les remembrements, et l’est encore aujourd’hui pour exporter notre surproduction et « nourrir le monde ». Comme le rappelle plusieurs chercheurs, une telle politique coûte cher au contribuable européen et ruine de nombreux agriculteurs du sud global. Pourtant, malgré les sommes d’argent considérables injectés au niveau européen, national, et local dans le système agricole et alimentaire, la relève agricole n’est ni en mesure de financer son installation, ni de tirer un salaire décent de son activité.
Quant à la variable démographique, de multiples raisons expliquent un décroissement de la population agricole indépendamment des remembrements. Ces derniers ont néanmoins renforcé la diminution d’activités agricoles annexes. Et la décroissance démographique agricole continue, notamment avec l’actuel départ à la retraite des baby-boomers. Ceci semble paradoxal, si l’on considère que de jeunes exploitant-es ne trouvent pas toujours de terres pour s’installer.
Enfin, les auteur-es reviennent sur l’impact écologique du remembrement : sans doute ne percevions-nous initialement pas la portée des dégâts causés, car c’est seulement avec la loi du 10 juillet 1976 qu’une étude d’impact est devenue obligatoire pour tout remembrement. Cela n’a pas empêché l’arrachage d’arbres et de haies dénudant le paysage (sur ce point, voir aussi La vie sociale des haies de Léo Magnin). De surcroît, les pratiques agricoles permises par le nouvel état des terres résultent en une perte de nombreuses qualités chimiques et biologiques des sols.
Dépecer le remembrement, c’est donc aussi labourer les « bonnes pratiques » agricoles actuelles et s’interroger sur comment celles du futur pourraient mieux correspondre aux besoins de notre population et respecter nos terres. Et c’est tout l’intérêt des travaux d’exhumation : éclairer avec un nouveau regard des pratiques anciennes. Dès lors, ne pourrait-on pas imaginer un démembrement agricole, où l’on redéfinit l’usage des grandes exploitations industrielles produisant pour l’exportation ? Plutôt que d’étendre la taille de ces exploitations, elles seraient réparties au profit de jeunes agriculteurs produisant de manière plus écologique des aliments sains destinés à une consommation plus locale.
A l’heure où le groupement international d’experts pour la biodiversité (IPBES) tire la sonnette d’alarme dans son nouveau rapport sur le nexus « eau, nourriture, et santé », repenser l’usage de la ressource agricole est non seulement pertinent, mais urgent. En nous rappelant la centralité de la question foncière, la bande dessinée d’Inès Léraud et de Pierre van Hove nous ouvre un champ de réflexion qui sent bon l’humus.
[1] Philippe Marc-André et Nadine Polombo, « Soixante années de remembrement », Études foncières, n°140, 2009, p. 43-49.
[2] Alain Faure, « Spéculation et société : les grands travaux à Paris au XIXe siècle », Histoire, économie et société, n°3, 2004, p 433-448 ; Sébastien Pradella, « Politique foncière et capitalisme à Paris et en Île-de-France », dans Patrick Le Galès (dir.), Gouverner la métropole parisienne, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 121-141.
[3] Frédéric Graber et Fabien Locher (dir.), Posséder la nature. Environnement et propriété dans l’histoire, Éditions Amsterdam, 2018.