Epidémie de Covid-19 et territoires

2015

Introduction

Le débat sur le lien entre les dégâts de l’épidémie de Covid et la structure des territoires a été lancé très tôt par J. Levy [1]. Il faisait le constat que les zones où l’infection étaient la plus marquée n’étaient pas les grandes métropoles, et faisait l’hypothèse que « les citadins bénéficient d’une immunité particulière qui serait liée à leur forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples ». D’autres contributions ont suivi peu après, de la part de M. Lussault [2], G. Faburel, J. Ferrier, B. Gresillon. Elles ont mis l’accent sur le lien du couple mondialisation- métropolisation dans la diffusion. C. Payet [3] a quant à lui proposé une première analyse construite sur des bases empiriques de la géographie de l’épidémie en France. Depuis le début de l’épidémie, nous avons diffusé des analyses empiriques fondées sur les données publiques disponibles. Nous en proposons ici une synthèse actualisée à la dernière semaine de mai, qui sera proche du bilan global de l’épidémie s’il n’y a pas de seconde vague.
Ces analyses sont guidées par un cadre conceptuel, qui fait l’objet de la première partie. La seconde partie présente les résultats principaux en France, et les confronte à des observations émanant d’autres pays.

Des territoires différemment affectés par l’épidémie : les mécanismes à l’oeuvre

L’épidémie de Covid a surpris par la vitesse de diffusion du virus dans le monde : elle constitue un phénomène global, qui touche la plupart des territoires, des métropoles globales aux territoires de tribus indiennes d’Amérique du Nord et du Sud.
L’épidémie : une valse à 3 temps
Pour autant, elle n’a touché les territoires ni avec la même intensité, ni au même rythme, et les différents territoires ont démontré des capacités très différentes à enrayer le processus de diffusion. En France, de petits foyers apparus très tôt en Savoie et en Bretagne ont pu être rapidement maîtrisés par l’identification des personnes contact. A l’opposé, le foyer de Mulhouse, lié à un événement religieux qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes pendant plusieurs jours et qui a fait de cette ville la capitale du bisou [4], a vite transformé le quart Nord Est de la France en une zone fortement infectée, toutes catégories de communes confondues [5].
A partir de cette nappe, l’épidémie a gagné dans un deuxième temps le reste du territoire, avec un succès du virus à nouveau différencié : de nombreuses contaminations létales en Île-de-France et dans les grandes villes, et un Grand Sud-Ouest (la région la plus éloignée de Mulhouse) épargné, qu’il soit métropolitain, urbain, suburbain ou rural.
Dans un troisième temps, le virus s’est diffusé dans les zones entourant les grandes villes, où son incidence a toutefois été d’intensité plus faible. S’il y a un quatrième temps, il sera postérieur à la rédaction de cet article.
Les facteurs de létalité : les caractéristiques des territoires, et les autres facteurs…
Pour mettre en évidence un lien éventuel entre la mortalité liée à l’épidémie et les caractéristiques des territoires (densité, espace métropolitain ou enclavé, etc.), il faut rappeler que l’intensité d’une infection contagieuse à un moment donné, et de ses conséquences létales dépend d’une série de facteurs pour partie imbriqués, où les caractéristiques des territoires de départ et d’arrivée d’autre part, jouent un rôle, parmi d’autres facteurs. Nous les rappelons brièvement ici :
  • Le territoire de départ
La vie virale existe partout dans le monde. Des virus extrêmement offensifs, comme Ebola, qui ont eu localement des effets ravageurs, ont vu leur impact limité dans l’espace parce que les zones de départ de l’épidémie sont à l’écart des flux principaux de la mondialisation. La Chine est un pays où des traditions ancestrales intégrant peu les conditions modernes d’hygiène cohabitent avec une modernité avancée qui attire les entreprises du monde entier. Wuhan (9 millions d’habitants, une densité de 6000 habitants / km2), c’est la cohabitation d’un marché aux poissons aux normes d’hier et d’une métropole mondiale où sont implantées des milliers d’entreprises étrangères : un bon endroit pour qu’un phénomène aléatoire (la transmission d’un virus de l’animal à l’homme) produise un effet papillon à l’échelle de la planète.
  • L’intensité des échanges avec des territoires récepteurs déjà infectés
L’épidémie est un phénomène dynamique. Le virus voyage en passager clandestin d’humains mobiles. Il faut tenir compte des flux entre territoires réceptifs. Si l’attention médiatique se porte sur les flux de longue portée liée à la mondialisation, il ne faut pas oublier que les flux les plus intenses sont de portée courte. Le modèle gravitaire qui nous dit que « plus les espaces sont proches, plus ils communiquent » reste pertinent. La Suisse en fournit un exemple frappant, avec des cantons italophones plus contaminés que les cantons germanophones.
Aéroport de Moscou © S.Guelton
  • Les événements favorables à la transmission d’homme à homme
Hors transmissions « ordinaires », il y a des transmissions qui relèvent de l’événementiel, en ce sens qu’elles auraient pu ne pas se produire, ou se produire ailleurs. Ce fut le cas pour la rencontre de Mulhouse, dont l’impact sur la mortalité totale en France a été considérable [6], ou pour des matchs de foot qui mettent les participants dans des situations de très grande proximité, et dont l’impact a été moins bien évalué.
  • Les politiques publiques antérieures à l’épidémie
L’Allemagne, connue pour son sérieux budgétaire, a néanmoins accordé une priorité forte aux hôpitaux. Ce pays dispose de plus de lits d’urgence que la France. Par ailleurs, le maintien d’un bon niveau d’activité industrielle dans les PME lui a permis de produire rapidement les masques et tests dont elle a eu besoin.
  • Les politiques publiques mises en œuvre au moment de l’épidémie
Ces politiques de prévention, détection, information différent d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, et dépendent de leur histoire et de leur cohésion. Les voisins riches de la Chine (Taiwan, Corée du Sud), confrontés à diverses épidémies importées depuis 20 ans, ont construit des institutions de vigilance, de prévention et d’action d’urgence particulièrement efficaces. Elles s’appuient sur des technologies avancées en termes de traçage des populations. Leurs populations les acceptent, et ont des usages très différents des nôtres (par exemple le port du masque pour éviter les effets des pollutions, en dehors de toute situation épidémique). C’est pourquoi les propos du type « telle ville asiatique est plus dense que Paris, et il y a pourtant beaucoup moins de morts », souvent entendus, n’ont aucun sens, ce que nous montrerons plus loin.
  • L’intensité des contacts entre individus et sa relation à la densité
Ces contacts sont faits de relations choisies et de relations non recherchés avec des humains ou des objets auxquels on ne prête pas attention dans la vie courante. Si l’on s’en tient aux relations choisies, les données de mobilité donnent des écarts assez faibles entre les territoires métropolitains où le foncier est fortement valorisé et les autres.
Si l’on intègre les contacts fatals et non choisis, alors l’écart peut être très élevé : l’ascenseur, les transports publics, mais aussi les trottoirs plus étroits sont des lieux où les contacts involontaires sont infiniment plus nombreux dans les zones denses. Certaines connexions passent par des objets : le bouton d’ascenseur, qui en temps normal connecte une personne à un système technique, connecte toutes les personnes d’une même cage d’escalier en période épidémique. Idem pour le terminal de carte bancaire, le portillon d’entrée dans le métro, les dispositifs d’ouverture des portes des wagons. D’autres passent par des contacts non choisis, dans des rames de métro bondées, sur des trottoirs de zones touristiques, etc. Jamais sans doute le propos de M. Wiel, « être urbain, c’est avoir besoin des autres, et être gêné par les autres » n’avait reçu une telle traduction concrète. L’urbaniste B. Toderian dit la même chose, en termes peut-être plus opératoires à moyen terme : le problème est l’encombrement, pas la densité [7]. Le propos est sans doute exact, mais il est à relativiser pour une raison théorique et une raison pratique. Au plan théorique, hors période spéciale de contrôle des corps et des conduites, l’encombrement va souvent de pair avec la densité, et rien n’est fait pour l’éviter. Au plan pratique, on ne dispose d’aucune mesure de l’encombrement d’un territoire [8].

La densité a des avantages. Elle facilite les échanges, c’est le fondement de la ville pour M. Wiel [9]. La possibilité de rencontres imprévues ou non programmées est précieuse pour la sérendipité pour F. Ascher [10]. La surproductivité des grandes villes par rapport aux autres territoires s’explique par les tailles des marchés du travail et les facilités à changer d’emploi ou à en retrouver un pour R. Prudhomme et M-P. Rousseau [11]. En outre, la densité permet la production de biens collectifs efficaces, comme les métros, et constitue une opportunité de localisation pour d’autres équipements, comme les hôpitaux ou les universités.
On admet donc que la densité a des effets propres, et bénéfiques, qui sont pour partie, mais pour partie seulement, contrebalancés par des effets négatifs, dont les plus couramment admis sont les congestions et les pollutions. Elle en a d’autres, moins connus. Les inégalités de niveau de vie au sein des territoires croissent avec la densité. Du fait de prix du foncier et de l’immobilier élevés, la part de logements suroccupés augmente. Des éléments constitutifs de modes de vie différent fortement d’un type d’espace à un autre (voir encadré).
  • L’état démographique, sanitaire et socio-économique des populations
Un même virus, diffusé avec la même intensité sur le même type de territoire, aura des effets différents selon les caractéristiques des populations qui le peuplent. On pense souvent, et à juste raison, aux conditions socio-économiques pour expliquer les écarts de mortalité entre quartiers huppés et zones de relégation : le 9-3 contre le 9-2 ou Paris en Île-de-France, le Bronx et le Queens à New York contre Manhattan, Newham ou Tower Hamlet à Londres contre Kensington ou Chelsea. C’est parfaitement juste, et incomplet.
A l’échelle nationale, les différences les plus marquées entre territoires concernent l’âge moyen des populations et leur état de santé, avec des territoires ruraux et faiblement urbanisés où l’âge moyen est élevé, et des métropoles beaucoup plus jeunes. Une année normale, les données de mortalité sont sans appel : le taux de mortalité décroit fortement des zones rurales aux zones les plus urbanisées, avec des écarts de 1 à 2 entre catégories extrêmes (des départements de plus faible densité au cœur de l’agglomération francilienne). En bref, on meurt 2 fois plus en Lozère qu’en Île de France, parce que l’âge moyen des populations est plus élevé et sans doute aussi parce que les cultures du soin de soi ou l’accès aux soins y sont différentes. Ces différences d’âge moyen expliquent en retour qu’il y a plus de lits d’hôpital dans les zones rurales. L’Île-de-France fait partie des régions qui comptent le plus faible nombre de lits pour 100.000 habitants, et le Limousin de celles qui en comptent le plus.
Nous tentons maintenant de représenter les effets de l’irruption du Covid 19 en France avec les données publiques disponibles et de situer l’éventuel rôle des territoires dans le bilan.
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Quelques exemples de contrastes entre espaces liés à la densité :  L’usage des transports collectifs pour rejoindre un lieu de travail sépare radicalement l’agglomération parisienne du reste du pays. La relation est en revanche peu contrastée pour les scolaires et étudiants, en raison notamment du transport scolaire en milieu rural. On compte 4 fois plus d’actifs qui rentrent déjeuner chez eux dans les petites agglomérations que dans l’agglomération parisienne. L’usage de l’ascenseur (100 millions de déplacements par jour) est corrélé à l’intensité de l’urbanisation qui amène bureaux et habitations à pousser en hauteur. La proportion d’habitat collectif, très élevée dans l’agglomération parisienne se réduit à 10 % en milieu rural. La part de logements suroccupés, facteur de dissémination intrafamiliale (et d’inconfort pendant le confinement) quadruple des petites villes à l’agglomération parisienne.

Sources: d’après enquête transport 2008 pour déplacements travail et école, Insee pour logements, CNC pour cinéma;  Notes TC : transports collectifs, y compris transport scolaire ; % logements collectifs : présomption d’usage d’ascenseurs ; logements suroccupés : présomption de contagiosité, difficultés de confinement, de télétravail et télé-enseignement.            * Communes périurbaines des agglomérations de moins de 100.000, plus de 100.000 habitants et de l’agglomération de Paris

Des territoires différemment affectés par l’épidémie : les constats

Les analyses ont été conduites à plusieurs dates correspondant à des stades différents de l’épidémie. Nous ne retenons ici que la date la plus récente, qui sera proche du bilan définitif s’il n’y a pas de deuxième vague. Dans les analyses précédentes, nous avons utilisé 9 classes de densité et constaté que seules 4 classes se distinguaient : les départements au densités les plus faibles, et les deux classes de département aux densités les plus élevées. Les densités intermédiaires pouvaient être regroupées.

Précisions méthodologiques : Nous utilisons comme indicateur de gravité de l’épidémie les décès à l’hôpital provoqués par l’infection, de préférence au taux de contamination, qui peut être affecté par des différences dans les stratégies de dépistage. C’est à l’échelle des départements et régions que des données publiques et comparables sont disponibles. Nous choisissons l’échelle la plus fine, le département. Cette échelle (5600 km2 en moyenne, l’équivalent d’un cercle de 42 km de rayon) est une enveloppe assez large pour englober l’espace fréquenté par les résidents, puisque la mobilité quotidienne de chaque adulte actif lui fait parcourir en moyenne 40 km par jour). Ces départements peuvent être caractérisés par leur localisation sur le territoire national et par leur structure interne (dominante rurale ou urbaine, siège de métropoles ou de villes moyennes). Nous utilisons la localisation pour séparer les départements sous l’influence des foyers primitifs (Mulhouse, Oise, Corse du Sud) des autres. 16 départements (foyers ou dans la zone d’influence des foyers) sont donc isolés. Nous résumons les effets de structure interne par un indicateur simple : la densité du département. Il est critiquable et a été critiqué par nombre de collègues. La densité du département est pour nous un moyen commode de classement et un « proxy » pour approcher les densités relationnelles, et notamment les densités relationnelles non choisies, celles qui sont liées à l’encombrement. Nous utilisons les données de mortalité de 2019 pour calculer un taux de mortalité COVID normalisé, tenant compte de la structure démographique des territoires. Les taux bruts permettent de comparer les risques de mortalité par Covid de l’ensemble des personnes selon leur département de résidence, quel que soit leur âge et leur état de santé. Les taux normalisés permettent de comparer ces risques pour des personnes d’âge et d’état de santé comparables. Ces données sont complétées par les données produites par l’Insee sur l’évolution de la mortalité toutes causes confondues entre la période épidémique de 2020 et la même période en 2019. La mortalité par Covid joue un rôle dans ces évolutions, mais elle n’est pas le seul facteur.

La première observation est tout sauf une surprise : c’est dans les foyers et leur zone d’extension que le tribut payé à l’épidémie est les plus élevé, et ce tribut est élevé dans les départements à dominante rurale comme dans les départements urbanisés : les faibles densités ne sont pas protectrices dans ce cas.
La seconde ne l’est pas moins : les 8 départements de plus faible densité, qui sont aussi dans la plupart des cas des départements éloignés ou isolés des grands espaces urbains, sont très peu touchés par les décès, bien qu’ils soient les départements à la moyenne d’âge la plus élevée.
La troisième, déjà évoquée, est en revanche un résultat intéressant : il n’ y a aucune corrélation convaincante entre mortalité par Covid et densité départementale pour des densités départementales allant de 30 habitants au km2 à 140 habitants au km2. C’est d’autant plus intéressant que ces départements comptent pour la moitié de la population française.
La dernière observation porte sur les départements les plus denses, qui sont aussi ceux où se situent les grandes villes : à partir de 140 habitants/ km2, les taux de mortalité progressent fortement et régulièrement (de façon exponentielle, dirait la presse), jusque Paris et sa petite couronne où les taux bruts de mortalité sont comparables à ceux des foyers, les taux normalisés très supérieurs, et où l’excès de décès par rapport à l’année précédente avoisine les 100 %. Si l’on compare ce territoire avec les territoires de densité moyenne où vit près de la moitié de la population, les écarts vont de 1 à 6 pour les taux bruts, de 1 à 11 pour les taux normalisés, et le taux de croissance de la mortalité d’une année sur l’autre est près de 15 fois supérieur. Il nous paraît difficile dans ces conditions de nier un effet propre de l’urbanisation et de la densité, qu’on observe d’ailleurs dans d’autres pays, ce que nous abordons maintenant.
La mortalité liée à l’épidémie de Covid
Etat des lieux au 24/05/2020
1 Départements de faible densité : Alpes de Haute Provence, Hautes Alpes, Ariège, Cantal, Creuse, Gers, Haute Corse, Lozère 3 Départements denses : Haute Garonne, Hérault, Isère, Loire, Loire Atlantique, Haute Savoie, Seine Maritime, Var, Vaucluse 4 Départements très denses : Alpes Maritimes, Bouches du Rhône, Nord, Pas de Calais, Rhône                                            5 Foyers : Haut Rhin, Oise, Corse du Sud                                                                                                                          6 Zone d’influence des foyers : Aisne, Aube, Côte d’Or, Marne, Haute Marne, Meurthe et Moselle, Meuse, Moselle, Bas Rhin, Haute Saône, Somme, Vosges, Territoire de Belfort                                                                                                          2 Tous les autres départements                                                                                                                                        Sources: Orfeuil, d’après données publiques (voir encart méthodologique)

Définitions et sens des statistiques: Le département est l’échelle la plus fine des données disponibles aujourd’hui. C’est aussi l’échelle la plus proche des modes de vie d’aujourd’hui : chaque personne parcourt environ 25 km / jour, 35 pour les adultes actifs.  -Taux de décès 2019 : C’est le nombre de décès pour 1000 habitants dans une période « normale », en l’absence de virus Covid 19. Il décroit fortement avec la densité, du fait des différences d’âge moyen des populations. -Taux de décès Covid brut : C’est le nombre de décès enregistrés à l’adresse de l’hôpital. Dans la plupart des cas, le département de l’hôpital correspond au lieu de résidence du patient. Les exceptions concernent surtout Paris et sa petite couronne, que nous ne traiterons pas séparément pour cette raison. Lorsqu’on compare les taux de décès Covid bruts de 2 départements (par exemple 108 pour les départements de densité moyenne et 69 pour les densités faibles), cela signifie qu’une personne quelconque tirée au hasard dans le département de densité moyenne a une probabilité de décès supérieure de 57 % (100* (108-69)/69).  -Taux de décès Covid normalisé : C’est le taux de décès Covid brut divisé par le taux de décès toutes causes de l’année précédente. Lorsque l’on compare les taux normalisés des départements peu denses et de densité moyenne, l’indicateur passe de 56 à 102 cela signifie qu’entre 2 personnes comparables en facteur de risque (âge, diabète, obésité, etc.) celle qui réside dans la seconde classe de département a une probabilité de décès supérieure de 82 % (100*( 102-56)/56). Les deux dernières lignes donnent la variation des décès toutes causes entre la période sous revue et la même période en 2019. Elle est cette fois publiée à l’adresse des personnes décédées. Les deux dernières colonnes donnent successivement la moyenne des évolutions par classes, puis la dispersion de ces évolutions entre le département où cette évolution est la plus faible (voire négative) et celle où est elle la plus forte.

Épidémie et densité dans différents pays du monde

La presse fait état régulièrement du fait que les ex « quatre dragons » (Taiwan, Hong Kong, Corée, Singapour), ainsi que le Japon, ont réussi à être très peu infectés, alors que ce sont des pays très peuplés avec de nombreux contacts avec la Chine. C’est exact. On ajoutera que la plupart connaissent ou ont connu des problèmes graves avec la Chine (menaces sur l’indépendance de Taiwan, évolution du statut de Hong Kong, soutien de la Chine à la Corée du Nord) qui les rendent très attentifs aux signaux venant du grand voisin. Tous ont connu de précédentes épidémies venues de ce voisin et ont développé des politiques d’alerte et des politiques sanitaires actives et très efficaces (malgré leur proximité avec la Chine, ils sont peu infectés). Ces politiques intègrent notamment les technologies virtuelles, qu’ils maîtrisent avec plus de brio que nous, et sans doute une attention moindre aux libertés individuelles (ou plutôt à la conception occidentale et individualiste de ces libertés) pour une prévention de haut niveau.
Beaucoup d’urbanistes en France et dans le monde ont conclu de cette efficacité qu’il n’ y avait donc pas de rapport entre les effets d’une épidémie et la densité de peuplement. Des propositions comme « telle ville ou tel état est plus dense, et est pourtant moins contaminé », ont fait flores. Ces positions, le plus souvent issus de lectures sans recul d’articles de grande presse, oublient l’impact des politiques de prévention extrêmement différenciées qui ont été mises en place dans le monde. Nous montrons ici qu’il y a bien une difficulté spécifique à contrôler l’extension de l’épidémie dans les métropoles, même dans des pays avec des politiques très efficaces.
Taiwan, un pays voisin de la Chine continentale est un pays dense (650 habitants / km2) avec une métropole très dense, et il a beaucoup moins de cas. C’est exact, en raison d’une politique de prévention très précoce et très efficace. Peut-on pour autant dire qu’il n’y a pas d’effet métropole ? Non, sur les 440 cas recensés à la mi-mai, 220 (soit 50 %) concernent le grand Taipei, qui ne représente que 33 % de la population de l’Île. Le grand Taipei compte 27,8 cas par million d’habitants, contre 13,8 dans le reste de l’Île.
La Corée du Sud est aussi un pays dense (une densité de l’ordre de 5 fois la France) qui a mis en place une politique stricte de contrôle de la contamination. Il présente une analogie avec la France : un rassemblement religieux important (comme celui de Mulhouse) a contaminé une partie spécifique de l’ile, dans la ville de Daegu (2,5 millions d’habitants, 2850 habitants / km2) et ses alentours (province de Gyeongbuk : 2,7 millions, densité de 137 hab/ km2). Si l’on fait le bilan comme on l’a fait en France (en identifiant le foyer majeur et sa zone d’influence), on obtient les résultats suivants :
Corée du Sud : 214 cas par million ; Daegu : 2735 ; Province de Daegu, hors Daegu : 507 ; Seoul : 72,5 ; Province de Seoul hors Seoul : 67,6 ; Reste de la Corée : 53,1
Là encore, il y a bien un effet métropole, même s’il est de moindre ampleur qu’à Taiwan.
Singapour est une cité-état : il faut renoncer à chercher une quelconque comparaison entre la capitale et le reste du pays. C’est en revanche un pays qui, à l’instar des pays du Golfe, emploie un grand nombre de travailleurs étrangers (1,7 millions sur une population de 5,6 millions) sans les intégrer et les loge dans des foyers ad hoc avec des situations à 10 par chambre [12]. Les reprises de cas partent le plus souvent de ces foyers surpeuplés : l’un des éléments le plus souvent associé à la densité, le surpeuplement des logements, contribue aux reprises épisodiques d’infection, d’autant plus faciles à contrôler que ces travailleurs étrangers ne disposent que de droits restreints.
Le cas le plus emblématique est celui du Japon. On dit que l’énorme métropole tokyoite est très peu infectée, ce qui est exact si l’on ajoute : comme l’ensemble du Japon. Le tableau ci-dessous donne l’état de l’infection (nombre de personnes contaminées par million d’habitants) pour le Japon et pour ses préfectures les plus denses. La structure de la contamination est très comparable à ce que l’on observe en France : une région capitale 10 fois plus dense que le pays et 3 fois plus contaminée que le reste du pays (4 fois pour le ratio Ile-de-France / province hors foyers), des régions métropolitaines « secondaires » elles aussi plus contaminées. Ainsi le cas du Japon, souvent présenté comme un contre exemple, est au contraire très comparable au cas français.
Taux de contamination au Japon au 25/05/2020
Source: Orfeuil, d’après données publiques
 
En Chine la banque mondiale a diffusé un travail [13] consistant à rapporter les taux de décès à la distance à Wuhan d’une part, à la densité des villes d’autre part. Une part notable de ceux qui nient les effets de la densité s’appuie sur cette note. Pour accepter ce qui est mis en avant, il faut faire confiance aux données chinoises. Supposons qu’elles soient exactes, il reste une question : les grandes villes chinoises ont une population flottante importante (immigrants venant des zones rurales sans permis de résidence, avec des conditions de vie et de logement souvent déplorables). Il serait utile de savoir si les décès de ces populations fortement exposées tant dans leur travail que dans leurs logements suroccupés sont enregistrés dans la ville où ils mènent leur vie quotidienne semi clandestine ou dans les zones rurales où ils sont administrativement enregistrés. Le papier de la Banque Mondiale est muet sur ce point.
Le premier tableau de l’étude est convaincant : les taux de décès sont sensibles à la distance des villes ou campagnes à Wuhan. Le modèle gravitaire qui nous dit « plus c’est près, plus les échanges sont nombreux », fonctionne dans tous les pays ! L’interprétation du second graphique est moins convaincante. Beijing et Shanghai se distinguent par de fortes densités et de faibles incidences du Covid, ce qui suggère une absence d’effet taille et densité. Il faut relativiser ce point, car Shanghai l’indépendante s’est organisée très tôt contre le virus, tandis que Beijing a tardé, mais une fois la décision prise, a mobilisé tous les moyens d’élite du parti dans la ville capitale siège du pouvoir.
On peut enfin aborder le cas des Etats-Unis. Il est intéressant, puisqu’à l’opposé des cas précédents, le pays est peu dense, l’habitat collectif et les transports publics plus rares. L’argument mis en avant est que San Francisco, d’une densité comparable à New-York, est pourtant moins infecté. C’est exact, mais là encore les politiques mises en place à San Francisco et New-York diffèrent par leur timing, leur ampleur, leur efficacité.
On peut aussi se demander si San Francisco, New-York et d’autres grandes villes présentent des taux de contamination ou de décès supérieurs aux territoires non métropolitains des Etats-Unis. Compte-tenu de la diversité des politiques menées par les Etats et les villes, le plus simple et le plus objectif nous paraît être de comparer les 10 états les moins denses et les 10 états les plus denses.
Avec 200.000 km2 par état (contre 5000 par département français), chaque état est constitué de zones très rurales, parfois désertiques, et de zones urbaines, souvent très étalées par rapport aux standards européens. Il ne faut pas s’attendre dans ces conditions à trouver des corrélations très strictes. C’est bien le cas, mais l’examen des cas extrêmes révèle néanmoins des différences significatives résumées ci-dessous.

Ces résultats montrent qu’effectivement les taux de mortalité varient de façon significative d’un état à un autre, y compris lorsqu’ils sont dans la même classe de densité. C’est pour partie le résultat de politiques différentes, et sans doute pour partie lié au fait que la densité ne veut pas dire grand chose dans les Etats semi désertiques : l’Alaska, le Nevada et le Nouveau Mexique sont par exemple de « faux » états peu dense, puisque la plus grande partie de leur population (les deux tiers environ) est concentrée dans les 3 villes principales( Anchorage, Las Vegas, Nouveau Mexique). On note néanmoins que la médiane des taux de contamination double des états les moins denses aux états les plus denses.

Conclusion

Ces résultats sont porteurs d’une mauvaise nouvelle, et d’une bonne. La mauvaise nouvelle, c’est qu’effectivement les densités élevées sont favorables à la propagation du virus et conduisent à des taux de mortalité beaucoup plus élevés dans les grandes zones métropolitaines. La bonne nouvelle, celle qui vient des grands pays modernes d’Asie, c’est que ces effets sont maîtrisables par des politiques aux moyens variés, mais reposant néanmoins toutes sur des stratégies de vigilance précoce.
Haussmann, Sellier, Guichard, Delouvrier, pour ne citer que des Français qui ont transformé le paysage urbain du pays, ont identifié des problèmes spécifiques aux grandes villes et les ont affronté, et c’est grâce à leur action que nos villes sont pour l’essentiel vivables aujourd’hui. Ce n’est pas en niant ces problèmes qu’on rend service à des populations et des Etats qui auraient sans doute pu se passer de mettre à l’arrêt la machine économique sur tout le territoire avec une action sanitaire territorialisée et proportionnée à la menace.
La posture négationniste est d’autant plus grave qu’au delà du Covid, d’autres menaces pèsent, et de façon différenciée, sur les territoires : effets du réchauffement climatique (inondations, épisodes de canicule), effets des désordres du monde (terrorisme), nouvelles épidémies, etc. La résilience ne doit pas être qu’un joli mot à la mode. Elle doit être pensée et organisée avec les outils du vingt et unième siècle. On ne peut pas faire comme si les métropoles, qui ont beaucoup de vertus, n’avaient pas de talon d’Achille.

[1J. Levy L’humanité habite le Covid-19, AOC, 26/03/2020
[2G. Faburel la métropolisation du monde est une pandémie, Reporterre 28/03/2020 et Pandémie : l’urbanisation et la métropolisation sont le creuset de la crise sanitaire, Marianne, 2/04/2020 ; M. Lussault 27/04/2020 La pandémie souligne la vulnérabilité d’un système fondé sur les villes-mondes  » in Overblog de P. Mansat ; J. Ferrier 27 /04/ 2020 La ville dense a trahi ses habitants Métropolitiques. ; B. Gresillon Géopolitique du Covid 19, AOC 07/05/2020
[3C. Payet, « Covid-19 : les campagnes moins touchées que les villes? Premières observations cartographiques », Métropolitiques, 23 avril 2020.
[4On peut aussi rappeler que des clubs échangistes ont été les foyers de départ du Sida aux Etats-Unis. 
[5La majorité des participants venaient des départements voisins, même si d’autres venaient de plus loin.
[6] Selon l’Alsace qui cite un rapport remis au Conseil Scientifique qui entoure le président, sans le rassemblement de Mulhouse, le niveau de contamination en France aurait été comparable à celui de l’Allemagne.
[7B. Toderian 6/04/2020 The Problem Is Crowding, Not ‘Density’! Streetsblog.
[8Ce qui pourra changer. On peut imaginer de suivre, grâce aux portables, des individus du matin au soir et de compter le nombre de personnes co-présentes à moins d’un mètre, 2 mètres, etc. au fil de la journée.
[9M. Wiel 1999 La transition urbaine, Mardaga, « La ville est par elle-même une façon de maximiser les échanges pour le moindre investissement en mobilité ».
[10F. Ascher 2008 Les nouvelles dynamiques urbaines dans le contexte d’une économie de la connaissance et de l’environnement, Réalités industrielles, février 2008 et lettre à Jacques Levy in Examen clinique, éditions de l’Aube, 2009. La sérendipité, au sens originel, renvoie au hasard heureux qui permet au chercheur de faire une découverte. Les urbanistes utilisent le terme pour évoquer les rencontres ou échanges non programmés, voire inattendus, plus fréquents dans les espaces denses, qui peuvent déboucher sur la mise en commun de compétences pour envisager de nouveaux produits ou de nouveaux services. 
[11Rousseau, M-P. 1998. La productivité des grandes villes, Paris, Anthropos ; Chang-Woon Lee 1998 L’impact de l’efficacité du transport urbain sur la productivité de la ville, thèses sous la direction de R. Prudhomme.
[12J. Crabtree, 06/05/2020 How Singapore’s second wave is exposing economic inequalities, Newstatemen.
[13] Wanli Fang et Sameh Wahba 20/04/2020 Urban Density Is Not an ennemy in the Coronvirus Fight. https://blogs.worldbank.org/sustainablecities/urban-density-not-enemy-coronavirus-fight-evidence-china.

Jean-Pierre Orfeuil est ingénieur des Mines et docteur en statistiques. Il a travaillé successivement à l’École des Mines de Paris, à l’INRETS (Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité) où il a animé pendant une quinzaine d’années la Division « Économie de l’espace et de la mobilité ” et à l’Université Paris XII. Il est professeur à l’Institut d’Urbanisme de Paris de cette université depuis 1998 et professeur à l’École Nationale des Ponts et Chaussées. Il préside la Chaire universitaire de l’Institut de la Ville en Mouvement (IVM) depuis sa création. Ses principaux centres d’intérêt portent sur la compréhension en profondeur des comportements de déplacement, les liens entre urbanisation et mobilité, la relation entre pauvreté et transport, les questions d’énergie et d’effet de serre dans les transports, le rôle de l’action publique dans l’orientation des choix de mobilité. Il a publié de nombreux articles et ouvrages : «Grand Paris: sortir des illusions, approfondir les ambitions » avec Marc Weil, Scrineo et l’article récente « Densité, mortalité par le coronavirus, et questions pour l’urbanisme » pour l’IVM https://www.ville-en-mouvement.com/