Les professionnels et les opérateurs du marché immobilier font des prévisions sur les lendemains de crise. Mais peu de chercheurs en économie (pour ne pas dire aucun) se risquent à des analyses à court, moyen et long terme à partir de ce que dit l’économie du fonctionnement du marché immobilier dans une situation de crise. Pour pallier ce manque, nous traduisons ici un article de Paul Cheshire* et Christian Hilber**, que les auteurs ont complété pour Fonciers-en-débat, article publié le 6 mai sur le site de la London School of Economics (LSE).
Introduction
Pour anticiper les effets de la pandémie de COVID-19 sur les marchés du logement en Grande-Bretagne, il faut une compréhension analytique claire de leur fonctionnement et des forces à l’œuvre. Étant donné l’extrême incertitude concernant l’impact et l’évolution de la pandémie de COVID-19, notre article est, en quelque sorte, spéculatif, mais nous espérons qu’il s’agit d’une spéculation éclairée. Un article universitaire récent, analysant les impacts d’épidémies anciennes à Amsterdam et à Paris, a montré que la baisse sur les prix des logements était localisée et de courte durée, et que la baisse sur les loyers a été plus faible. Bien que de tels exemples historiques soient utiles, nous sommes prudents lorsqu’il s’agit d’en tirer des leçons pour le présent. L’amplitude des confinements et les perturbations économiques sont aujourd’hui d’une plus grande ampleur. Le COVID-19 est une véritable pandémie, touchant en même temps l’ensemble du monde, dans ses interdépendances économiques : l’épidémie n’est pas localisée à Amsterdam, New York ou Wuhan. De plus, au-delà de son taux de mortalité beaucoup plus faible, la compréhension de la propagation de la maladie est meilleure grâce à la médecine moderne et parce que la société accorde une plus grande importance aux vies sauvées. Les taux de mortalité dus au COVID-19 sont bien plus faibles que ceux de la peste noire ou de l’épidémie de choléra au 19ème siècle à Paris, mais leur impact économique est immensément plus grand.
Les outils analytiques de base permettent d’examiner les impacts de la crise épidémique à trois horizons temporels : à court terme – au cours des 6 à 9 prochains mois ; à moyen terme – jusqu’à environ 2024 ; et à long terme – au-delà des dix prochaines années ou davantage. Attention : plus on regarde loin en avant, plus il y a d’incertitude. Mais nous ferons de notre mieux.
A court terme
Les Britanniques ont coutume d’anticiper une hausse des prix des logements en termes réels. Après tout, ces prix ont quintuplé au Royaume-Uni depuis les années 1950, plus rapidement que dans tout autre pays de l’OCDE. Cette augmentation est principalement due à la hausse des revenus réels – au cours de cette période, ils ont triplé – et à une offre de logements de plus en plus figée dans de vastes parties du pays, en particulier là où les gens veulent vivre, à proximité de bons emplois. L’offre de logements neufs est très rigide parce que le régime qui la planifie est dysfonctionnel et que notre système de financement n’incite pas les dirigeants des collectivités locales à soutenir la construction (ici, ou encore). Ce sont les revenus réels, en hausse, des ménages qui alimentent la demande de « services de logement » (qui se reflètent dans les loyers), plus une demande de logements, qui sont aussi des actifs, alimentée par la hausse de leurs prix par rapport à celui d’autres actifs. Ceci, à son tour, peut alimenter de nouvelles hausses de prix, étant donné la quasi-fixité de l’offre de logements.
Le premier point à souligner sur les effets de la crise COVID-19 sur le marché immobilier est que, à très court terme, elle se traduit par un gel du marché : les transactions se sont pratiquement arrêtées. Dès avril, l’agence immobilière Zoopla signalait une baisse de 40% des demandes de renseignements. Après la fin du confinement et le dégel du marché, le volume des transactions devrait chuter considérablement. Cela est dû, en partie, au fait que les ménages sont averses aux pertes et peu enclins à en accepter, mais aussi aux perturbations économiques qui vont probablement se poursuivre, pour les raisons ci-après. Le porte-parole de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), David Nabarro a déclaré le 12 avril : le « virus nous traquera dans les années à venir, modifiant les comportements dans un avenir prévisible ». Les prix immobiliers seront orientés à la baisse, d’autant plus que les revenus chuteront pour un grand nombre de personnes, provoquant, dans certains cas, une réelle misère qui amènera à des ventes quasi forcées.
La construction de logements est fortement restreinte par la réglementation, et le neuf ne représente qu’une petite part du parc de logements et du volume total du marché. Ce faible poids ne saurait compenser la chute des prix. Par ailleurs, la grande majorité des décès provoqués par le COVID-19 au cours des prochaines années – qui pourraient vraisemblablement se situer entre 60 000 et 200 000 – seront ceux de personnes âgées, qui libèreront une partie du parc, renforçant ainsi légèrement la tendance baissière des prix immobiliers. Dans l’ensemble, du côté de l’offre, l’effet du COVID-19 sur les prix des logements pourrait être faible car les deux mouvements, la construction neuve et les stocks libérés, peuvent en grande partie se compenser.
Ainsi, à court terme, trois choses importent principalement :
1. Dans quelle mesure les prêteurs seront-ils disposés – voire capables – d’être suffisamment souples pour réduire le nombre de ventes forcées ? Les ventes forcées se traduisent rapidement par une baisse des prix des logements, comme nous l’avons vu en 1991.
2. Jusqu’à quel niveau catastrophique les revenus des emprunteurs seront-ils touchés et pendant combien de temps ?
3. De combien, et pendant combien de temps, les revenus réels baisseront ils ?
Nous ne sommes pas des experts médicaux et ne pouvons donc formuler de prévision fondée sur leur savoir professionnel quant à la durée de l’épidémie, pas plus que sur la durée de la très sévère perturbation de l’activité économique qui résulte du confinement. Cependant, deux réflexions nous incitent au pessimisme. La première est que, malgré des nouvelles rassurantes sur la reprise des activités en Chine fin avril, les Chinois, qui ont des pouvoirs de contrôle très puissants et des pouvoirs draconiens pour les faire appliquer, ont commencé le confinement à Wuhan le 23 janvier. En Grande-Bretagne, un confinement, beaucoup moins efficace, a débuté deux mois plus tard. Les Chinois ont commencé à assouplir progressivement leur confinement à partir du 8 avril. Dès lors, le confinement britannique pourrait se poursuivre peut-être jusqu’à début juin, deux mois après le début de son assouplissement en Chine. Mais, même dans ce cas, le déconfinement sera progressif et la reprise de l’activité économique prendra probablement de nombreux mois pour retrouver son niveau habituel. De plus, si la pandémie de grippe espagnole, qui a duré de janvier 1918 à décembre 1920, nous donne une indication, il est probable qu’il y aura une deuxième vague (plus mortelle) et peut-être même une troisième, selon la vitesse à laquelle un vaccin pourra être trouvé et rendu disponible.
Notre deuxième réflexion pessimiste est que plus le confinement durera longtemps, plus la reprise sera lente. L’économie semble être en chute libre. Malgré le peu de données officielles disponibles, le Financial Times a examiné, le 8 avril, plusieurs indicateurs : les ventes de voitures ont baissé de 44% en mars ; les réservations de restaurants sur Open Table – une sorte d’indicateur avancé – sont tombées à zéro deux jours avant le confinement officiel. Rien, depuis le rapport de l’Office for Budget Responsability (OBR) du 14 avril, n’a été moins sombre. Il est clair que, après le coup d’arrêt quasi catastrophique initial, la reprise dépendra de la possibilité de redémarrage de l’activité des entreprises. Il semble de plus en plus probable que nombre d’entre elles ne redémarreront pas : pensez à tous ces restaurants, bars ou théâtres vides ; considérez tous ces avions ou ces salons de coiffure vides ; pensez au nombre de petites entreprises de construction, de concessionnaires automobiles ou de gymnases qui sont à l’arrêt. Le tissu physique bâti va subsister. Mais, si des prêts n’arrivent pas, de plus en plus d’entreprises vont faire faillite. Or, les initiatives du gouvernement britannique pour fournir des financements d’urgence semblent être entravées. La reprise sera beaucoup plus lente si elle repose sur la création d’entreprises nouvelles. La demande peut exister, des travailleurs être présents, mais il doit y avoir des entreprises pour organiser la production et l’emploi.
Le moyen terme
En ce qui concerne le moyen terme notons tout d’abord que plus le confinement sera long et plus il y aura de défaillances d’entreprises et plus la reprise risque d’être lente. Plus la reprise sera lente, plus sera lent le redémarrage de la demande de logements, tiré par les revenus. Notons, ensuite, que même lorsque les revenus commenceront à ré-augmenter, l’épargne de nombreux ménages sera épuisée. Les réserves prévues pour l’apport personnel d’une primo-accession ou d’un changement de logement auront été consacrées à des achats de fournitures essentielles, nécessaires pour maintenir le ménage à flot pendant que les revenus étaient en baisse. De plus, les gains en capital des propriétaires actuels auront fondu, ce qui réduira leur capacité d’apport personnel pour un nouveau logement, généralement plus grand et plus cher que l’actuel. L’achat d’un nouveau logement devra être reporté même si les prix semblent plus abordables. Au Royaume-Uni, il a fallu attendre 1945 pour que les prix réels des logements reviennent à leurs niveaux de 1931. Il a fallu attendre fin 2001 pour revenir aux prix réels de 1989. Certes, les prix des logements ont quintuplé depuis 1955, mais il y a eu des booms, des hauts et des bas au cours de la période. Nous ne serions pas surpris que les prix réels des logements en 2024 soient bien inférieurs aux niveaux actuels. Le ralentissement économique dû au COVID-19 pourrait être équivalent à celui de la Grande Dépression des années 1930. Cependant, la construction de logements sociaux pourrait permettre une relance du secteur.
Il en ressort qu’à moyen terme, la baisse des prix des logements ne les rendra pas plus abordables puisqu’elle sera due à une baisse des revenus et à un épuisement de l’épargne.
Le long terme
Qu’en sera-t-il du long terme, 2030 et au-delà ? A cet horizon, le raisonnement est encore plus spéculatif. Nous supposerons que la pandémie s’éteint et que l’économie parvient à se rétablir. La pandémie pourrait même donner un coup de pouce à l’innovation, par exemple dans la médecine ou dans les technologies de la communication (ce qui pourrait nuire à la reprise des compagnies aériennes et du transport terrestre). Nous avons plaidé depuis longtemps pour des réformes radicales des politiques qui empêchent de construire là où les gens veulent vivre, par exemple en libérant des terres de greenbelts (ceintures vertes) et autour des gares de banlieue, ou en réformant le système fiscal pour inciter les autorités locales à favoriser la construction. Nous supposerons, à contrecœur, que rien ne change, du moins significativement. La baisse prolongée des prix réels des logements peut avoir pour inconvénient de dissuader les responsables politiques de réformer l’offre de logements, bien qu’elle soit inadaptée.
Si tel est le cas, la construction restera bien en deçà du niveau nécessaire pour satisfaire la demande lorsque les revenus reprendront enfin, de telle sorte que les prix décolleront. Cependant, la structure de la demande peut changer. On dit déjà que le monde de demain ne sera pas un retour à celui d’avant que le COVID-19 ne frappe. Les gens peuvent s’adapter à travailler davantage à domicile, en se rendant à leurs bureaux beaucoup moins souvent. Cela aurait deux conséquences (en dehors de l’effet sur la demande de surfaces de bureaux) : une plus grande demande de surface habitable des logements et des coûts de déplacement domicile-travail jouant un rôle moins important dans le choix de la localisation résidentielle. Ces deux aspects suggèrent un mouvement possible de ménages vers la périphérie, pour trouver des terres et de l’espace habitable moins chers, moyennant l’acceptation de trajets plus longs que cela impliquerait. En fait, avant que le COVID-19 ne frappe, des résultats montraient déjà que des ménages sautaient les ceintures vertes pour habiter au-delà : ce serait la continuation de la tendance existante.
Une autre tendance, qui n’irait pas dans le même sens (il faudrait peut-être un autre article pour en expliquer les raisons[1]), serait une concentration accrue des emplois les mieux rémunérés dans les villes de premier rang, notamment Londres, Manchester, Édimbourg, et même Leeds, au dépens de villes de rang inférieur comme Stoke-on-Trent, Derby ou Coventry. La demande de logements augmenterait aussi dans des villes plus petites mais avec de fortes aménités et bien desservies comme Cambridge, Canterbury, Exeter, Harrogate, Hexham, Norwich ou Oxford, augmentant ainsi les pressions sur les prix de leurs logements.
Il y a une grande incertitude autour de la crise du COVID-19, pas seulement sur son impact sur l’économie réelle, sur les marchés financiers et le rythme de la reprise, mais aussi sur les conséquences sociétales ou politiques à plus long terme, ou sur son impact sur la mondialisation. Malgré cela, une chose est claire : le COVID -19 est susceptible d’avoir des effets durables sur les marchés du logement et les politiques du logement en Grande-Bretagne. Les prix réels des logements (et les loyers) peuvent baisser à court et à moyen terme sans que les logements deviennent plus abordables. Ils resteront particulièrement inabordables pour les jeunes et les personnes à faible revenu, en particulier à Londres et dans le Sud-Est, ainsi que pour d’autres personnes et secteurs durement touchés par le COVID-19. En ce qui concerne les politiques du logement, les décideurs britanniques (de toutes les couleurs politiques) seraient bien avisés de ne pas sauter dans le wagon populiste. Il y a besoin d’une politique adaptée aux véritables causes, plutôt qu’aux symptômes, d’une crise qui fait que des logements ne sont pas abordables ; il y a aussi besoin de réformes à long terme qui seules pourront résoudre véritablement nos problèmes de logement. Nous devons apprendre de l’Allemagne, non seulement en termes de tests efficaces pour le COVID-19, mais aussi des politiques de logement et de planification.
Au-delà du Royaume-Uni[2]
Cet article a été consacré à la Grande-Bretagne mais qu’en est-il de la France ? La particularité du marché britannique du logement est son extraordinaire inélasticité de l’offre, notamment à Londres et dans le Sud-Est. La raison principale est que l’Angleterre a complètement gelé l’offre de terrains à bâtir en 1955 lorsqu’elle a imposé une première, et simpliste, politique « anti-étalement » en stoppant toute construction nouvelle dans les « ceintures vertes métropolitaines ». L’effet dommageable, à long terme, pour l’offre de logements n’est pas suffisamment connu. La construction a été gelée sur une vaste zone de 514 000 hectares, dans la partie la plus prospère du pays, où la demande de logements était la plus forte. Le résultat n’est pas seulement que Londres est l’épicentre des logements inabordables en Europe, mais aussi que les prix n’ont seulement augmenté en termes réels : ils sont devenus plus volatils, car l’offre ne pouvait plus répondre efficacement aux changements de la demande.
L’Allemagne a un marché du logement assez stable : selon l’OCDE, les prix réels n’y ont augmenté que de 10% entre 1995 et 2019, contre 179% en Grande-Bretagne. La Suisse est un autre pays européen avec des politiques de logement et de planification assez efficaces ; les prix réels y ont augmenté de 46% au cours de la même période. La France se situe dans une position intermédiaire, avec une augmentation en termes réels des prix des logements de 103% sur la même période. L’offre en France est beaucoup plus élastique qu’au Royaume-Uni.
Il faut, bien sûr, s’attendre aussi à ce que le marché français du logement soit stagnant à court terme avec un recul des transactions et une baisse des prix. L’économie française et les revenus des habitants devraient être touchés de la même manière qu’au Royaume-Uni. Mais, en termes réels, la chute puis la reprise lorsque l’économie redémarrera devraient être moins brutaux. Il est également probable que des changements à long terme se produiront dans la structure de la demande : une augmentation du travail à domicile desserrera la demande vers les périphéries, en particulier autour de Paris. Étant donné que l’offre est contrainte en Île-de-France, cela peut se traduire par des hausses des prix jusqu’à la jolie vallée de la Loire ou la Normandie. Un autre effet régional pourrait être un certain déclin économique de la grande région toulousaine. Elle a été particulièrement prospère au cours des deux dernières décennies avec le succès de l’industrie aérospatiale. Mais une forte réduction des voyages en avion est une tendance à long terme qui semble probable, en réaction au COVID-19. Cela réduirait la demande dans un des principaux secteurs économiques de Toulouse. Bien que l’industrie aéronautique puisse être en difficulté, les activités spatiales peuvent continuer à prospérer, grâce aux compétences d’une main-d’œuvre instruite, ce qui peut aider à la reprise. Des analyses régionales plus précises sont donc nécessaires pour compléter le tableau d’ensemble que nous avons présenté.
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[1] En un mot, alors que la crise du Covid-19 nous montre que de nombreuses activités peuvent être faites à distance, et parfois même plus efficacement (grâce à la possibilité d’économiser sur les coûts de transport), certaines tâches et activités de « haute qualification » telles que la recherche et le développement, la participation à d’importantes réunions d’affaires confidentielles (qui ne peuvent convenir à Zoom) ou à des événements de réseautage professionnel (nécessitant des réunions de mise en place initiales et permettant l’accumulation de capital social, plus difficile sur Zoom) sont susceptibles de rester concentrés dans les villes de premier rang. L’accès à ces villes peut donc devenir encore plus crucial.
[2] Ce paragraphe a été ajouté à l’article de la LSE par Paul Cheshire pour Fonciers-en-débat.
[Traduction : FED]
*Paul Cheshire est professeur émérite d’économie géographique à la LSE et associé à son Centre pour les performances économiques. Il est auteur ou coauteur de plus d’une centaine d’articles scientifiques et de nombreux ouvrages, dont un Handbook of Regional and Urban Economics, manuel de référence pour les universitaires. Il est membre de plusieurs académies, consultant d’organismes internationaux (Union européenne, OCDE, Nations-Unies, Banque mondiale) et du gouvernement britannique.
**Christian Hilber est professeur d’économie géographique à la LSE et associé à son Centre pour les performances économiques. Il est coéditeur de plusieurs revues scientifiques internationales et auteur de nombreux articles scientifiques.