C.E.D.H., 23 septembre 2014, Vale Pierimpiè Società agricola s.p.a. c. Italie
Cette affaire concerne un complexe immobilier sis dans une lagune de la province de Venise qui fait partie de ce qu’on appelle localement les vallées de pêche, valli da pesca, qui sont des étendues d’eau circonscrites par des barrières. La société requérante y exploite une forme particulière d’élevage piscicole. Cette vallée de pêche avait été transmise par voie de ventes entre particuliers depuis des temps immémoriaux, comme en attestent des titres remontant au XVe siècle. En 1886, elle avait été mise en vente par le tribunal civil de Venise. Il ressort notamment des inscriptions dans le registre immobilier et le cadastre que cette vallée de pêche a toujours été une propriété privée.
En 1989, puis à nouveau en 1991 et 1994, l’administration des finances de Padoue intima à la requérante de quitter les terrains qu’elle occupait, au motif que ces derniers appartenaient au domaine public. Ce qui conduisit la requérante à assigner les autorités italiennes devant le tribunal de Venise pour obtenir la reconnaissance de sa qualité de propriétaire de la Valle Pierimpié. Celui-ci lui donna tort en considérant que la vallée appartenait au domaine de l’État et, qui plus est, la déclara redevable envers l’administration d’une indemnité pour occupation sans titre du domaine public.
Pour le tribunal de Venise, selon l’article 28 du code de la navigation, le domaine public maritime de l’État est formé, entre autres, des lagunes et des bassins d’eau qui, au moins à une certaine période de l’année, communiquent librement avec la mer, et par les canaux dont l’utilisation correspond aux usages publics de la mer. Si les dispositions des lois de 1936 et de 1963 relatives à la lagune de Venise ne précisent pas le statut juridique des vallées de pêche qui sont des bassins séparés de la lagune, en revanche, la jurisprudence, dit le tribunal, a clarifié les paramètres d’appréciation de la domanialité des vallées de pêche. Pour appartenir au domaine public de l’État, les vallées de pêche doivent, d’une part, faire physiquement partie de la lagune et donc de la mer avec laquelle elles doivent communiquer et, d’autre part, se prêter à l’un des usages publics de la mer.
Appliquant ces paramètres au cas d’espèce, le tribunal considère que la Valle Pierimpié ne faisait pas partie de la lagune et ne communiquait presque pas avec l’extérieur mais que, en 1942, date d’entrée en vigueur du code de la navigation, la vallée communiquait avec la mer. Elle faisait donc partie du domaine public de l’État et n’a pu quitter ce domaine public tacitement dès lors qu’il faut pour ce faire un acte formel de l’administration. Quant au fait de savoir si la vallée se prête à un des usages publics de la mer – navigation, pêche et baignade –, le tribunal constate que si la navigation et la baignade sont de facto impossibles ou difficiles, tel n’est pas le cas de la pêche dès lors que la pêche d’élevage y est couramment exercée.
La cour d’appel de Venise confirma cette analyse en ajoutant que les transferts de propriété dont fait état la société requérante devaient être considérés comme nuls et non avenus car ils avaient pour objet des biens hors commerce. Elle souligna également que les barrières posées après la Deuxième Guerre mondiale n’avaient pas créé une séparation effective et définitive par rapport au restant de la lagune de Venise. Elle ajouta que la navigation par des bateaux de petit gabarit était possible dans ces vallées. En revanche, la cour précisa que seules les parties de la vallée couvertes par les eaux faisaient partie du domaine public maritime et non les terres ni les constructions qui y sont érigées. Ce qui n’invalidait pas les ordres de quitter la vallée de pêche.
La Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation en confirmant la validité de l’analyse de la Cour qu’elle conforte par quelques considérations complémentaires. La requérante invoque devant la Cour européenne des droits de l’homme le fait que, en violation de l’article 1er du premier protocole à la Convention, elle a été privée sans indemnisation de la vallée de la pêche et a, au contraire, été reconnue débitrice envers l’État d’une indemnité pour occupation sans titre, indemnité dont le montant non encore fixé par les juridictions italiennes pourrait être très élevé[1].
La première question que devait trancher la Cour européenne était celle de savoir si la requérante pouvait être considérée comme titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1er précité. Pour le gouvernement italien, tel n’est pas le cas puisque la vallée fait partie du domaine public maritime. Pour la Cour de Strasbourg qui rappelle sa jurisprudence, la notion de « biens » au sens de l’article 1er a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne.
L’appliquant au cas d’espèce, la Cour arrive à la conclusion suivante. Compte tenu de la complexité des textes à interpréter, dont certains très anciens et adoptés dans le cadre d’un système juridique différent de celui de l’Italie contemporaine, la Cour estime ne pas pouvoir substituer sa propre appréciation à celle des tribunaux internes. En toute hypothèse, dit-elle, il peut y avoir un « bien » en cas de révocation d’un droit de propriété lorsque la situation de fait et de droit antérieure à cette révocation a conféré au requérant une espérance légitime, rattachée à des intérêts patrimoniaux, suffisamment importante pour constituer un intérêt substantiel protégé par la Convention. Or, la société requérante était titulaire d’un titre formel de propriété, reçu par un notaire et enregistré dans les registres immobiliers. Elle pouvait donc se croire légitimement en sécurité juridique quant à la validité de son titre. La requérante pouvait aussi fonder son espérance légitime sur une pratique existant de longue date – depuis le XVe siècle – consistant à reconnaître à des particuliers des titres de propriété sur les vallées de pêche. Elle payait en outre des impôts fonciers, exploitait le site et se comportait en propriétaire sans avoir jamais suscité de réaction des autorités jusqu’en 1989. Enfin, la Cour note que pour la requérante, cette vallée de pêche constitue sa source primaire de revenus. Pour la Cour, la requérante est titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1er.
Sur le fond, la Cour considère que la perte du titre de propriété et celle de pouvoir exercer son activité d’élevage piscicole sans être contrainte de demander une autorisation et, en cas d’obtention de celle-ci, de payer un loyer ou une indemnité est une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens, ingérence qui s’analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er.
Cette ingérence, dit la Cour, est légale puisqu’elle repose sur l’application des critères du code de la navigation pour que l’on puisse considérer qu’un bien fait partie du domaine public maritime. Cette ingérence poursuit un but légitime, ajoute la Cour. Il apparaît que l’inclusion de la Valle Pierimpié dans le domaine public maritime visait à préserver l’environnement et l’écosystème lagunaire et à assurer son affectation effective à l’usage public ce qui, aux yeux de la Cour, est, sans nul doute, un but légitime d’intérêt général.
Il restait à déterminer si l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens était proportionnée. Il s’agissait, en d’autres termes, de voir si la mesure d’ingérence avait ménagé un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Sur la base de sa jurisprudence, la Cour considère que l’ingérence légale et légitime n’implique pas nécessairement une réparation intégrale. Cela étant, dans le cas d’espèce, la Cour estime que l’ingérence a des répercussions financières importantes puisque, outre le montant des « arriérés », le maintien de l’activité de pêche, si elle est possible, impliquerait le paiement d’un loyer. En ne prenant aucune mesure pour réduire l’impact financier de l’ingérence alors que rien en l’espèce ne permet de douter de la bonne foi de la requérante, les autorités italiennes ont effectué une ingérence disproportionnée au but légitime poursuivi.
La question de l’indemnisation due en application de l’article 41 de la Convention n’étant pas en état, la Cour se prononcera sur ce point ultérieurement.
[1] Elle parle de 20 millions d’euros. Le gouvernement italien ne conteste pas le fait que le montant sera très significatif.