Validité du refus d’une vente de terrain agricole à un prix surévalué

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CJUE, 16 juillet 2015, C-39/14, BVVG Bodenverwertungsund-verwaltungs GmbH

La Cour a rendu un arrêt particulièrement intéressant sur renvoi préjudiciel de la Bundesgerchtshof -Cour fédérale de justice- à propos d’un litige opposant la BVVG Bodenverwertungs- und-verwaltungs GmbH au Landkreis Jerichower Land – le district du Pays-de-Jerichow en Allemagne – au sujet du refus de ce dernier d’autoriser la vente d’un terrain agricole à M. et Mme Erbs. BVVG est une personne morale de droit privé dont les parts sociales sont détenues par la Bundesanstalt für vereinigungsbedingte Sonderaufgaben (organisme public chargé de missions spécifiques résultant de la réunification de l’Allemagne). BVVG a, entre autres, pour mission légale de mettre en œuvre la privatisation des terrains et des bâtiments appartenant à l’État et utilisés à des fins agricoles ou sylvicoles. Dans ce contexte, elle agit en qualité de propriétaire de droit civil, en son nom propre, mais pour le compte de la Bundesanstalt für vereinigungsbedingte Sonderaufgaben.

À la suite d’un appel d’offres public dans le cadre duquel ils ont émis l’offre la plus élevée, les époux Erbs ont, le 31 mars 2008, conclu, devant notaire, un « contrat de vente et de cession » portant sur l’acquisition, auprès de BVVG, d’un terrain agricole d’environ 2,6 hectares pour le prix de 29 000 euros. Mais, par décision du 5 juin 2008, le Landkreis Jerichower Land, en sa qualité d’autorité locale compétente pour autoriser une telle vente et l’acte qui la constate, a, en application de l’article 9, paragraphe 1, point 3, de la GrdstVG (loi relative aux mesures d’amélioration des structures agricoles et à la protection des entreprises agricoles et sylvicoles), refusé d’approuver cette transaction au motif que le prix convenu était largement disproportionné par rapport à la valeur marchande agricole du terrain en cause.

En effet, il résulte de la jurisprudence nationale en la matière, qu’une telle disproportion existe lorsque le prix de vente dépasse de plus de 50 % la « valeur marchande agricole du terrain » en cause. Cette valeur correspond au prix payé pour des terrains de même type et de même situation à l’époque de la conclusion du contrat dans le cadre d’une transaction foncière entre deux agriculteurs. Les cessions à des non-agriculteurs sont également prises en considération aux fins de la détermination de ladite valeur, dans la mesure où elles sont effectuées aux fins d’une autre utilisation agricole du terrain.

BVVG et les époux Erbs ont introduit un recours contre cette décision du Landkreis Jerichower Land devant l’Amtsgericht – Landwirtschaftsgericht (tribunal d’instance – section des affaires agricoles), qui a rejeté leur demande, sur la base d’une estimation de la valeur marchande du terrain en cause obtenue auprès d’un comité d’experts. Saisie d’un recours contre cette décision, la juridiction d’appel a ordonné une deuxième expertise qui a conclu que la valeur marchande agricole du terrain en cause s’élevait soit à 14 168,61 euros, en incluant dans la comparaison d’autres ventes de terrains réalisées par BVVG dans la région, soit à 13 648,19 euros en excluant ces mêmes ventes dans la comparaison. Elle a ainsi confirmé que le prix de 29 000 euros offert par les époux Erbs dépassait de plus de 50 % la valeur marchande du terrain en cause et était, par conséquent, « largement disproportionné » au sens de l’article 9, paragraphe 1, point 3, de la GrdstVG.

Cette juridiction a en outre relevé qu’autoriser une vente à un tel prix à des agriculteurs non professionnels, tels que les époux Erbs, aurait des effets défavorables sur les exploitations agricoles au motif que, si les prix des terrains agricoles encore disponibles devenaient excessifs, cela ne permettrait plus aux agriculteurs ayant besoin d’un terrain afin d’agrandir leur entreprise de les acquérir. Selon la juridiction d’appel, l’autorisation de vente d’un terrain agricole ne peut toutefois être refusée que s’il existe un agriculteur disposé à acquérir ce terrain. Cette juridiction d’appel ayant constaté qu’au moins un autre agriculteur professionnel, bien que n’ayant pas participé à l’appel d’offres public, aurait été disposé à acquérir le terrain en cause à un prix allant jusqu’à 50 % au-delà de sa valeur marchande agricole, elle a rejeté le recours de BVVG et des époux Erbs.

BVVG a saisi le Bundesgerichtshof d’un pourvoi en cassation. La juridiction de renvoi se demande si la vente d’un bien foncier public par cette société à un prix inférieur au prix établi par un appel d’offres public entraîne un avantage dans le chef de l’acheteur et, dans l’affirmative, si un tel avantage peut être justifié par la finalité de l’article 9, paragraphe 1, point 3, de la GrdstVG, à savoir la sauvegarde des intérêts des exploitations agricoles. En outre, cette juridiction s’interroge sur la question de savoir si le refus de vendre au prix établi par un appel d’offres public est contraire à l’article 107, paragraphe 1, TFUE, compte tenu du fait que, lorsqu’un tel refus intervient, il n’a pas encore été décidé à qui le terrain concerné sera vendu. Dans ces conditions, le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante : « L’article 107, paragraphe 1, TFUE s’oppose-t-il à une norme nationale, telle que l’article 9, paragraphe 1, point 3, de la GrdstVG, qui, aux fins d’améliorer les structures agricoles, interdit à une émanation de l’État telle que BVVG de vendre au plus offrant, dans le cadre d’un appel d’offres public, un terrain agricole lorsque la meilleure offre est largement disproportionnée par rapport à la valeur du terrain ? »

Pour rappel, l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne permet l’octroi d’une aide d’État incompatible avec le marché intérieur. Le titre II, point 1, premier alinéa, de la communication de la Commission européenne du 10 juillet 1997 concernant les éléments d’aide d’État contenus dans des ventes de terrains et de bâtiments par les pouvoirs publics[1] (ci-après la « communication ») est libellé comme suit : « Une vente de terrains et de bâtiments au plus offrant ou à l’unique offrant, dans le cadre d’une procédure d’offre ouverte et inconditionnelle ayant fait l’objet d’une publicité suffisante, qui s’apparente à une vente publique, s’effectue, par définition, à la valeur du marché et, partant, ne recèle pas d’aide d’État. […] ». Si les pouvoirs publics ne recourent pas à cette procédure, « une évaluation devrait être effectuée par un ou plusieurs expert(s) indépendant(s) chargé(s) d’évaluer les actifs, préalablement aux négociations précédant la vente, pour fixer la valeur marchande sur la base d’indicateurs du marché et de critères d’évaluation communément acceptés. […] Par “valeur du marché”, on entend le prix auquel les terrains et les bâtiments pourraient être vendus, à la date de l’évaluation, sous contrat privé entre un vendeur consentant et un acheteur non lié, étant entendu que le bien a fait l’objet d’une offre publique sur le marché, que les conditions de celui-ci permettent une vente régulière et que le délai disponible pour la négociation de la vente est normal compte tenu de la nature du bien […] ».

Concrètement, la question qui se pose est celle de savoir si l’agriculteur qui s’est substitué aux époux Erbs à un prix nettement inférieur sans avoir participé à l’appel d’offre a bénéficié d’une aide d’État lui donnant un avantage économique incontestable dès lors que le prix offert par les époux Erbs devait être considéré comme la valeur du marché. Pour la Cour de justice, effectivement un tel avantage est susceptible de relever de la notion d’ « aide d’État » au sens de l’article 107, paragraphe 1. Cependant, dit la Cour, « il ne saurait être exclu que, dans des circonstances particulières, la méthode de la vente au plus offrant ne permette pas d’aboutir à un prix correspondant à la valeur du marché du bien en question et que, de ce fait, la prise en compte de facteurs autres que le prix soit justifiée. Tel pourrait être notamment le cas lorsque, […], l’offre la plus élevée s’avère nettement supérieure tant à tout autre prix proposé dans le cadre de l’appel d’offres public qu’à la valeur marchande du bien estimée en raison de sa nature manifestement spéculative. Dans de telles conditions, en effet, la méthode de la vente au plus offrant ne serait pas apte à refléter la valeur du marché du terrain en cause. »

Et la Cour de conclure : « L’article 107, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’une règle de droit national telle que celle en cause au principal qui, aux fins d’assurer la sauvegarde des intérêts des exploitations agricoles, interdit à une émanation de l’État de vendre, dans le cadre d’un appel d’offres public, un terrain agricole au plus offrant lorsque l’autorité locale compétente considère que l’offre de ce dernier est largement disproportionnée par rapport à la valeur estimée dudit terrain, n’est pas susceptible de relever de la qualification d’“aide d’État”, pour autant que l’application de ladite règle permette d’aboutir à un prix qui soit le plus proche possible de la valeur du marché du terrain agricole concerné, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier ».

[1] JO C 209, p. 3.