Le classement au plan d’urbanisme et le calcul de l’indemnité d’expropriation

Expropriation à la valeur vénale et non en fonction du classement au plan d’urbanisme

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CEDH, 17 novembre 2015, Preite c. Italie 

Le requérant, Guido Preite, – décédé entretemps, les héritiers poursuivant la procédure – était propriétaire à Taurisano, dans les Pouilles, d’un terrain classé au plan d’urbanisme de 1973 comme affecté à la zone agricole. En 1989, le terrain fut occupé par l’administration publique qui avait décidé d’y construire un marché couvert et une place publique. L’expropriation – selon la technique maintes fois condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme[1] – n’interviendra qu’en 1992 à concurrence de 8 586 m². Le terrain exproprié se situe en centre-ville à 200 m de la place principale. Tout comme le terrain voisin également exproprié pour la construction du marché couvert.

En mars 1992, M. Preite assigna la municipalité de Taurisano devant la cour d’appel de Lecce en vue d’obtenir une juste indemnité d’expropriation correspondant à la valeur marchande du terrain. En août 1992 entre en vigueur la loi n° 359 du 8 août 1992 relative aux « mesures urgentes en vue d’améliorer l’état des finances publiques ». L’article 5bis de cette loi prévoyait notamment un mécanisme de calcul des indemnités d’expropriation qui était basé sur les possibilités légales et effectives de construire. Ce qui valait aussi pour les procédures en cours.

Les deux expertises ordonnées successivement par la cour d’appel de Lecce aboutirent à la conclusion que le terrain exproprié était constructible de par sa situation et sa vocation à être édifié, même si le plan d’urbanisme l’avait classé en 1973 en zone agricole. Ils estimèrent le bien respectivement à 37,57 euros et 26,70 euros le m².

L’administration expropriante, se référant à la loi du 8 août 1992, estimait que la valeur à prendre en compte était celle de terrains agricoles mais si, en fait, il s’est avéré constructible. L’indemnité proposée n’était dès lors que de 1,81 euro le m². La cour d’appel de Lecce suivit le raisonnement de l’expropriant. Le pourvoi en cassation fut rejeté sur la base de la loi du 1992.

En 2011 cependant, la Cour constitutionnelle a déclaré que l’article 5bis était inconstitutionnel dans la mesure où l’indemnité d’expropriation pour les terrains non classés comme constructibles était déterminée sur la base d’un calcul abstrait. Il ne pouvait avoir, selon la Cour, d’indemnisation adéquate si on faisait abstraction de la valeur de marché du terrain, et cette dernière dépendait des caractéristiques réelle du bien. Il fallait donc baser l’indemnité d’expropriation sur une évaluation in concreto des terrains.

Si le voisin exproprié a pu se prévaloir de l’arrêt de la Cour constitutionnelle et obtenir une indemnité de 20,50 euros le m², tel ne fut pas le cas du requérant dont la procédure devant les juridictions italiennes était terminée plus de 5 ans avant l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Raison pour laquelle, il avait saisi la Cour européenne des droits de l’homme en violation notamment de l’article 1er du Ier protocole additionnel qui protège le droit de chacun au respect de ses biens.

Comme d’habitude, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle sa jurisprudence sur ledit article 1er et notamment la large marge d’appréciation dont disposent les États pour limiter le cas échéant le droit de propriété en ce compris pour l’exproprier aux conditions fixées par la Convention européenne. Ce qui implique notamment d’assurer un juste équilibre entre le respect du droit de propriété et la possibilité d’ingérence dont disposent les États. Dans le cas d’espèce, la Cour observe qu’il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse – à savoir l’expropriation – ait satisfait à la condition de légalité et poursuivait un but légitime d’utilité publique. Il restait donc à examiner dans quelle mesure l’expropriation assurait, par une juste indemnité, l’équilibre précité.

À cet égard, la Cour de Strasbourg rappelle que, dans certaines circonstances, l’indemnité d’expropriation peut, à titre d’exception, ne pas couvrir l’intégralité de la valeur du bien exproprié. Cela peut être le cas lorsque l’expropriation n’est pas une expropriation isolée mais s’inscrit dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique[2]. Ce qui n’est pas la situation en l’espèce.

Conformément à sa jurisprudence[3], la Cour européenne des droits de l’homme ne sanctionne alors que les situations dans lesquelles l’indemnité d’expropriation versée est sans rapport avec la valeur réelle du bien. Tel est le cas qui lui est soumis : l’indemnité versée à M. Preite est largement inférieure à la valeur marchande du bien exproprié. L’expropriation à 1,81 euro du m², alors que les deux expertises ordonnées dans la procédure intentée par le requérant concluaient à une valeur marchande se situant entre 26 et 33 euros le m², ne respecte pas le juste équilibre requis. Et ce d’autant plus que le voisin lui, dans la même situation, a obtenu 20,50 euros le m².

L’Italie est donc condamnée à verser, au titre de satisfaction équitable (art. 41) la somme de 420 000 euros net d’impôt complémentaire.

L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme est intéressant puisqu’il conduit à considérer qu’une loi qui impose un mode de calcul de l’indemnité d’expropriation fondée uniquement sur l’affectation urbanistique prévue par le plan d’urbanisme pourrait être contraire à l’article 1er du Ier protocole si le montant retenu ne correspond pas à la valeur marchande du bien. Il est cependant assez évident que l’affectation arrêtée par le plan d’urbanisme est un élément déterminant de la valeur d’un terrain. Cette dernière peut évidemment varier si des autorisations peuvent être octroyées à titre dérogatoire ou si l’on peut tabler avec une certaine probabilité sur une modification future du statut urbanistique du terrain. Telle est la perception, semble-t-il, de la situation du terrain de M. Preite par la Cour de Strasbourg : bien que sis en zone agricole au plan d’urbanisme, un permis a pu être délivré pour construire un marché couvert – de dimensions en réalité fort modestes – et une place publique – en fait une vaste aire macadamisée servant à la fois de marché en plein air et de parking ; en outre, la proximité du terrain avec la place principale de Taurisano laissait penser qu’une urbanisation future de cette partie de la zone agricole était hautement probable.

La configuration actuelle des lieux laisse dubitatif. La zone agricole concernée, contiguë à la zone urbanisée, est effectivement séparée d’une vaste zone agricole par une route. On peut donc considérer que cette zone agricole, dans laquelle le terrain de M. Preite se trouvait, est physiquement liée à la zone urbanisée. Cependant, dans ladite zone, à côté immédiat de la « place publique » aménagée, aujourd’hui soit en 2016, c’est-à-dire plus de 25 ans après l’expropriation de fait du terrain du requérant, existent toujours une ferme et une vaste étendue agricole. Ce qui tend à mettre en doute la vocation urbanisable de cette partie de la zone agricole. Il est évident toutefois que dès lors que les juridictions italiennes avaient indemnisé le voisin du M. Preite à la valeur de terrain urbanisable, il était difficile pour la Cour européenne des droits de l’homme d’aboutir à une solution différente.

[1] Voyez notamment CEDH, 30 mai 2000, Belvedere Alberghiera c. Italie. Pour un commentaire éclairé sur cette question, voyez R. Hostiou, « La Cour européenne des droits de l’homme et la théorie de l’expropriation indirecte », RTDH, 2007, pp. 385-396.

[2] Voyez notamment CEDH, 21 février 1986, James et crts c. Royaume-Uni, § 54.

[3] Voyez notamment CEDH, 11 avril 2002, Lallemant c. France.