Interdiction d’emménager dans un quartier pour raison de cohésion sociale

Quand le niveau de pauvreté d’une habitante justifie le refus d’autorisation de s’installer dans un quartier défavorisé de Rotterdam

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CEDH, 23 février 2016, Garib c. Pays-Bas
Attention, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre, qui qui a rendu son arrêt le 06/11/2017 

L’affaire portée devant la Cour européenne des droits de l’homme par Mme Garib est intéressante à plus d’un égard. Et notamment parce qu’il en est résulté un des rares arrêts[1] rendus sur l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention et la liberté de circulation. Et certainement le seul dans le domaine de la politique d’urbanisme et de cohésion sociale.

Mme Garib, ressortissante néerlandaise, louait depuis 2005 dans un quartier du sud de Rotterdam, à Tarwewijk, un appartement où elle vivait avec ses deux enfants qu’elle élevait seule avec des allocations sociales comme seule source de revenu. Quelques temps plus tard, son propriétaire, qui souhaitait récupérer son appartement, lui propose, à des conditions qui satisfont Mme Garib, un autre appartement qu’il possède dans le quartier, appartement de trois chambres avec jardin et donc mieux adapté à la situation de la requérante.

Entretemps, compte tenu de son taux de chômage élevé, Tarwewijk a été inscrit par une ordonnance municipale, prise en application de la loi sur différentes mesures relatives aux problèmes des quartiers urbains défavorisés, dans un périmètre pour lequel il n’est possible d’emménager que moyennant une autorisation administrative. La loi néerlandaise prévoit que cette autorisation est refusée si le demandeur ne réside pas depuis cinq ans dans l’agglomération de Rotterdam. Toutefois une dérogation à cette règle est possible si le demandeur a des revenus suffisants. Mme Garib, ne répondant à aucune des deux conditions, s’est vu refuser le permis.

Mme Garib va porter l’affaire devant les autorités municipales, sans succès dès lors que celles-ci considèrent que Mme Garib peut déménager dans un périmètre non visé par la loi. Son recours, fondé notamment sur l’article 2 du Protocole n° 4 qui protège le droit de chacun de choisir sa résidence, devant le tribunal régional puis le Conseil d’État n’a pas abouti. Les juridictions administratives ont noté que la loi relative à la prise de mesures spéciales prévoyait la possibilité de restreindre temporairement la liberté de résidence en vue d’inverser un processus de surcharge des quartiers concernés en favorisant une plus grande mixité socio-économique des habitants. Mme Garib s’installa en 2010 dans la commune de Vlaardingen, toujours dans l’agglomération de Rotterdam, où elle resta nonobstant la possibilité pour elle de retourner dans le quartier de Tarwewijk, les cinq ans prévus par la règlementation s’étant entretemps écoulés.

L’article 2, § 1, du Protocole n° 4 prévoit explicitement que « quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir sa résidence ». Le § 3 précise que l’exercice de ce droit « ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, » notamment « à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public ». Le § 4 ajoute que ce droit peut, « dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique ». La question posée par Mme Garib était donc celle de savoir si le refus de permis de s’installer dans le quartier de Tarwewijk – interdiction qui est incontestablement une restriction à son droit de choisir le lieu de sa résidence – rentrait dans les restrictions autorisées en application du § 4 de l’article 2 du Protocole n° 4.

Pour y répondre, la Cour de Strasbourg va analyser notamment le processus d’adoption de la loi néerlandaise en ce compris l’avis rendu par le Conseil d’État sur le projet de loi et les discussions au Parlement. En toute logique, la question de la conformité du projet de loi à l’article 2 du Protocole n° 4 a fait l’objet de débats spécifiques.

La Cour va également examiner très concrètement comment, à Rotterdam, ont été appliquées les mesures prises par la ville en application de la loi relative à la prise de mesures spéciales aux fins de répondre aux problèmes des quartiers urbains défavorisés.

Examinant alors la requête au fond, la Cour européenne des droits de l’homme va écarter l’article 2, § 3, et la possibilité d’apporter des restrictions à la liberté de choisir sa résidence pour des raisons d’« ordre public » pour retenir la question de la conformité de la loi néerlandaise au § 4, c’est-à-dire à la disposition qui permet à un État d’imposer des restrictions par une disposition législative et « justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique ».

La loi existe. Elle poursuit un but d’intérêt public dès l’instant où, comme le souligne la Cour de Strasbourg, la loi néerlandaise vise un but légitime à savoir la cessation du déclin de quartiers défavorisés et l’amélioration de la qualité de la vie des habitants. Il restait alors à examiner la proportionnalité de la mesure au but poursuivi. Conformément à sa jurisprudence traditionnelle en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, notamment, la Cour considère que les États parties à la Convention disposent dans ce domaine d’une large marge d’appréciation[2].

Concrètement, la Cour note que les autorités compétentes se sont efforcées de répondre à l’accroissement, dans certains quartiers de Rotterdam, des problèmes sociaux liés à la paupérisation due au chômage. De manière plus précise, la Cour observe que la législation prévoyait une réévaluation des mesures prises à intervalles réguliers, que les mesures ont été combinées à des investissements publics très importants et que l’obligation d’obtenir une autorisation pour s’installer dans le quartier ne pouvait pas perdurer au-delà d’une période de quatre ans.

En outre, la loi prévoit plusieurs clauses de sauvegarde complémentaires et notamment l’obligation pour les municipalités qui recourent à ce type de restrictions de s’assurer qu’il y a, dans l’agglomération concernée, suffisamment de logements disponibles pour les personnes qui se verraient refuser l’autorisation de s’installer dans un des périmètres visés.

Tout ceci permet à la Cour de conclure, à la majorité des juges, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole n° 4 et ce d’autant plus que Mme Garib s’était relogée ailleurs dans l’agglomération et qu’elle n’a pas fait de démarche pour se réinstaller, lorsqu’elle remplissait la condition des cinq ans.

Les juges López Guerra et Keller ont exprimé une opinion dissidente commune[3] estimant que la mesure n’était pas nécessaire au vu d’autres moyens à disposition des autorités communales pour promouvoir des investissements immobiliers plus luxueux. Ils regrettent la législation néerlandaise stéréotypée, stigmatisant les pauvres et aboutissant à l’interdiction faite à Mme Garib, dans l’intérêt général, d’habiter Tarwewijk.

[1] C’est en général des affaires en lien avec la présence d’étrangers ou l’interdiction de quitter le pays (§ 2) qui donne lieu à des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (voyez J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, LGDJ, Paris, 2e éd., 2012, pp. 253-255).

[2] Voyez notamment F. Haumont, Droit européen de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, 2e éd., Bruylant, Bruxelles, 2014, pp. 188 et s. et jurisprudence citée.

[3] Annexée à l’arrêt