La vente de bâtiments publics privatisés sans usage possible

Droit de propriété – Art. 1 du Protocole n° 1 CEDH – Privatisation et vente d’anciens bâtiments militaires – Bâtiments destinés à être démolis en vue de la protection du parc naturel – Absence d’atteinte au droit de propriété de l’acheteur.

973
CEDH, 6 février 2018, Kristiana Ltd c. Lituanie, n° 36184/13[1]

Kristiana Ltd est une société anonyme de Vilnius qui a acquis en 2000 d’anciens bâtiments militaires situés dans le parc national de l’isthme de Courlande à Juodkrante. L’isthme de Courlande est un cordon littoral sablonneux qui sépare la rive orientale de la mer Baltique et la lagune de Courlande et s’étire sur 98 kilomètres. Sa largeur varie entre 400 m et 3,8 km. La partie nord-est (52 km) appartient à la Lituanie et la partie sud-ouest (46 km) à la Russie. Les deux parties sont protégées par le statut de parc national adopté par chacun des pays, en 1987 pour la partie russe et en 1991 pour la partie lituanienne. En outre, en 2000, l’isthme de Courlande a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Dès 1994, l’État lituanien avait adopté un plan d’aménagement qui incluait une proposition de démolition des anciens bâtiments militaires et la restauration de l’environnement naturel.

En 1998, le gouvernement décide de privatiser ces anciens bâtiments soviétiques mais pas l’assiette foncière. L’ensemble immobilier est composé de deux casernes, une cantine, un magasin et deux hangars. Il est mis en vente publique. La Kristiana Ldt, seule candidate, l’acquiert pour un montant d’environ 65 000 €. Le contrat de vente est signé en février 2000. Il prévoit que le nouveau propriétaire loue l’assiette foncière.

Si, en 2001, la commune de Neringa décida d’élaborer un plan détaillé du périmètre où se situent les bâtiments en question en vue soit de les rénover, soit de construire de nouveaux bâtiments à destination de loisirs, les autorités en charge du parc et l’administration régionale de la protection de l’environnement ont estimé que le site devait être réintégré dans le paysage et retrouver une affectation de zone forestière, sauf décision contraire du ministre. Le projet déposé par Kristian Ltd en août 2003 pour changer l’affectation de ses biens en zone de loisirs fut rejeté par les autorités régionales. Les recours contre ce refus furent rejetés notamment par la Cour suprême administrative qui a considéré qu’il n’était pas possible de construire des bâtiments à vocation touristique dans le parc national.

Une longue saga procédurale s’ensuivit et se poursuit encore puisque, comme le note la Cour européenne des droits de l’homme, deux recours devant la Cour suprême administrative sont toujours pendants. Kristian Ltd a tenté en vain de contester les taxes foncières et les taxes immobilières qu’elle doit payer, d’obtenir un permis de construire pour rénover les bâtiments les plus endommagés, ce que la commune lui demandait de faire, d’obtenir un permis pour un projet de rénovation de la cantine ou encore d’obtenir que le nouveau plan d’aménagement du parc national soit intègre son lot en zone constructible de loisirs, soit prévoit un délai avant la démolition et un mécanisme d’indemnisation.

C’est ceci qui a conduit Kristiana Ltd devant la Cour européenne des droits de l’homme. Elle invoque, d’une part, la violation de l’article 1 du protocole n° 1 qui protège le droit de propriété et, d’autre part, la violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et de son droit à un procès équitable. En ce qui concerne l’article 1, le gouvernement lituanien contestait l’existence, dans le chef de Kristiana Ltd, d’un « bien » au sens de cette disposition dès lors que depuis 1994, il était établi que le propriétaire des bâtiments devait soit les démolir, soit les revendre. Kristiana Ltd elle considérait qu’elle était en droit d’espérer pouvoir utiliser ces bâtiments jusqu’à leur démolition, ce que la Cour reconnait.

Sur le fond, Kristiana Ltd estimait que c’est le plan d’aménagement de 2012 et non celui de 1994 qui a décidé que les bâtiments devaient être démolis. La requérante se fonde notamment sur le fait que si la décision de démolir ces bâtiments avaient été prise en 1994, ceux-ci n’auraient jamais été inscrits sur la liste des biens à privatiser ni vendus en 2000. Elle invoque également le fait que la commune elle-même, après inspection desdits bâtiments, a décidé, en mai 2013, que les bâtiments devaient être réparés.

Reconnaissant une ingérence dans le droit de Kristiana Ltd au respect de ses biens, la Cour procède à l’analyse de la légalité, la légitimité et la proportionnalité de la mesure prise par les autorités lituaniennes. Sur les deux premiers points, la Cour note que la base légale se trouve à suffisance dans le droit national notamment en lien avec les mesures de protection du parc national et que la conservation du patrimoine culturel est légitime et garantit en l’espèce que la Lituanie soit en conformité avec ses obligations internationales vis-à-vis de l’Unesco. Quant à la proportionnalité, la Cour estime que Kristiana Ltd ne pouvait ignorer que depuis 1994 les bâtiments étaient voués à la démolition, ce que confirmait l’inscription de l’isthme dans la liste indicative du patrimoine de l’Unesco en 1991 et puis en 2000 dans la liste effective. La Cour note également que le plan d’aménagement de 2012 n’a pas modifié le statut des bâtiments tel qu’il résultait du plan de 1994. Les circonstances du dossier montrent que la requérante ne pouvait pas espérer obtenir un permis pour redévelopper les bâtiments. Kristana Ltd a donc pris le risque d’acheter les biens en sachant qu’un jour ils seraient démolis. Elle ne peut donc revendiquer une quelconque indemnisation pour la démolition. Ajoutant que la requérante a eu toutes les garanties procédurales devant les juridictions nationales pour contester les décisions des autorités, elle estime qu’il n’y a pas, en l’espèce, de violation de l’article 1 du protocole n° 1.

Sans surprise, la Cour rejette également la requête en ce qu’elle invoque la violation de l’article 6, § 1, de la Convention et le droit de la requérante à un procès équitable. Même si la Cour observe que les droits de la requérante ont été méconnus à un certain moment des procédures qu’elle avait initiées, la Cour suprême administrative a remédié à l’erreur commise en 2012. Ce qui lui permet de conclure à la non-violation de l’article 6, § 1, de la Convention.

[1] L’arrêt n’existe qu’en anglais.