CEDH (déc.), 7 avril 2015, Saglik Insaat Turizm Sanayi Taahhüt Ve Ticaret LTD. Sti c. Turquie
La société requérante, une entreprise de construction, acheta, en 1995, un terrain pour y construire des bâtiments. Elle procéda en conséquence à la parcellisation dudit terrain et céda à titre gratuit à la commune de Nazilli une parcelle de plus de 7 000 m² destinée à être aménagée en espace public utilisé pour les cérémonies officielles. Le tout fit, la même année, l’objet de l’adoption d’un nouveau plan local d’urbanisme et de l’octroi de l’autorisation de construire les bâtiments. Cependant, la commune ne réalisa pas l’espace public et, en 2001, fit inscrire au registre foncier en son nom comme terrain à bâtir le terrain qui lui avait été cédé. Elle modifia le plan local d’urbanisme et affecta le bien à usage d’utilité publique. Elle céda, en 2002, le terrain au ministère de la Justice en vue de la construction d’un palais de justice qui débuta en 2004. En contrepartie, le Trésor public céda à la commune un autre terrain de l’ordre de 5 500 m² qui fut affecté à un usage public en tant qu’aire de stationnement de bus. La société requérante introduisit en 2005 un recours en constatation de la valeur du bien qu’elle avait cédé à titre gratuit à la commune.
Le tribunal ordonna une expertise qui conclut à une valeur de plus de 330 000 euros au moment de la cession gratuite. Sur cette base, la requérante saisit les juridictions turques en vue de l’obtention d’une indemnité qui fut rejetée au motif que la requérante ne pouvait revendiquer un droit de propriété puisque le terrain avait été cédé par elle dans un but d’intérêt public. La Cour européenne des droits de l’homme va suivre cette position. Elle estime en effet que la société requérante, qui se fonde sur l’article 1er du premier protocole et le droit au respect de ses biens, ne peut se prévaloir d’un « bien » au sens de l’article 1er. En effet, si la Cour admet que la notion de « biens » peut recouvrir des valeurs patrimoniales en ce compris des créances en vertu desquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété, elle considère que tel n’est pas le cas en l’espèce. En effet, elle constate que la législation et la jurisprudence turques en matière d’expropriation ne permettent pas de demander la restitution d’un bien cédé pour la réalisation d’une œuvre d’intérêt public, même si le bien a été cédé par donation. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les législations nationales doivent prévoir un mécanisme de rétrocession lorsque le bien exproprié n’a pas été affecté à un usage public mais a été utilisé pour un projet privé[1].
Or, en l’espèce, le terrain cédé par la requérante et recédé par la commune a été affecté à la construction d’un palais de justice et le terrain que la commune a obtenu en contrepartie a lui aussi été affecté à un usage public. Dès lors, la requérante ne pouvait pas légitimement espérer la restitution de son bien ou, à défaut, l’obtention d’une indemnité correspondant à la valeur de son terrain, dès lors que celui-ci avait été affecté par l’administration à un usage d’utilité publique fût-il autre que celui convenu au moment de la donation. La Cour conclut donc à l’irrecevabilité de la requête. Le code français de l’expropriation prévoit explicitement le droit de rétrocession (code de l’expropriation, art. L. 12-6). En cas de changement de l’usage public par rapport à ce qui était prévu dans la DPU, il faudra toutefois adopter une nouvelle DPU ad hoc pour pouvoir s’opposer à la demande de rétrocession[2].
[1] CEDH, 13 juillet 2004, Beneficio Capella Paolini c. Saint-Marin ; CEDH, 15 janvier 2008, Karaman c. Turquie
[2] R. HOSTIOU, Code de l’expropriation, Paris, LexisNexis 2014, pp. 103 et s. et jurisprudence citée.