Ces dernières années, de nouveaux acteurs sont apparus dans la revitalisation urbaine, tels que Plateau Urbain, Darwin ou Villages vivants, parmi les plus connus. Ces structures, créées par des personnes qui ne viennent pas forcément de la construction ou de l’aménagement, proposent des solutions nouvelles, contribuant à enrichir les projets et à bousculer les acteurs traditionnels.
Lors du colloque « Pour une Nouvelle Utopie Foncière », co-organisé en 2024 par l’EPF de Haute Savoie et Fonciers en Débat, un atelier était consacré à l’ouverture de la gouvernance à ces nouveaux acteurs. Les Halles de la Cartoucherie, à Toulouse, faisait partie des cas étudiés. Cet article a pour objet de présenter, principalement du point de vue de la Collectivité[1], les conditions qui ont permis cette ouverture de la gouvernance, et comment ces nouveaux acteurs sont parvenus à mener le projet à terme.
Les Halles de la Cartoucherie, qu’est-ce c’est ?
Les Halles de la Cartoucherie est l’un des plus grands tiers-lieux de France. Il se déploie sur 13 000 m² – principalement dans une vieille halle industrielle de 1917 – et se compose de cinq pôles principaux : bureaux, restauration, culture, sports et conciergerie solidaire.
Il a rencontré un excellent accueil de la part du public à son ouverture, en septembre 2023, avec 1 million de visiteurs en 4 mois. Il a aussi été reconnu par ses pairs, en accueillant le congrès national sur les Tiers-Lieux du 8 au 10 octobre 2024. Et il s’est installé dans le paysage toulousain, contribuant à faire de la Cartoucherie l’une des centralités secondaires de l’agglomération.
S’il accueille des entreprises marchandes en son sein – restaurants, librairie, salle de spectacle…- il appartient et est géré par des structures issues de l’Economie Sociale et Solidaire, qui privilégient l’utilité sociale à la recherche du profit.
Comment ce projet a-t-il pu voir le jour ? Grâce à un collectif d’entrepreneurs atypiques, qui mêlent utopie et principe de réalité, et grâce à un « pas de côté » de la part de la Ville qui a retenu leur projet et a accompagné sa mise au point. C’est cette démarche que l’article vise à mettre en évidence, en soulignant les perspectives qu’elle propose sans oublier les obstacles et les limites.
La ZAC de la Cartoucherie
Comme son nom l’indique, la Cartoucherie est un ancien site destiné à la production de cartouches. Elle côtoyait une ancienne Poudrerie. Ensemble, elles formaient un vaste complexe dédié à l’armement, éloigné des frontières de l’Est du pays, afin de conserver une capacité de production en cas de percées des armées allemandes, comme cela fut le cas en 1870.
Si l’activité fut très importante lors de la Première Guerre Mondiale, avec 15 000 employé-es, la production fut nettement moins élevée lors de la Seconde Guerre Mondiale et déclina ensuite.
La Poudrerie fut la première à muter. Lors des années 1990, la Ville récupère les emprises qui n’intéressent plus l’Armée et y installe la salle de spectacle du Zénith. Puis, au début des années 2000, l’activité de la Cartoucherie est devenue résiduelle et le site est devenu une friche sur la majeure partie de son emprise. La Ville de Toulouse décide alors d’y réaliser un nouveau quartier, par le biais d’une Zone d’Aménagement Concerté (ZAC).
Pour la Ville, il s’agit d’un site stratégique. Le tènement est conséquent (33 hectares) et – comme beaucoup de terrains industriels du XIXe siècle – très bien situé, en l’espèce dans la partie intérieure du périphérique, à mi-distance du centre-ville et de l’aéroport.
En outre, la création d’une ligne de tramway est alors à l’étude entre Toulouse et Blagnac. La Cartoucherie est sur le trajet et le tramway desservira le quartier à partir de 2010, permettant de surcroît une connexion avec le métro.
Le site ne manque pas donc d’atouts et, dans une agglomération qui connaît une forte croissance, constitue une opportunité foncière importante. Le projet donne lieu à un premier dossier de ZAC fin 2007. Puis, suite aux élections de 2008 qui provoquent une alternance municipale, les nouveaux élus décident de réaliser un écoquartier.
La programmation, qui reste stable avec la nouvelle municipalité, prévoit un quartier mixte à dominante d’habitat (3000 logements environ), avec des bureaux (90 000 m²), une centralité commerciale de quartier et quelques équipements publics. C’est un projet assez dense, avec un 1m² bâti pour 1m² au sol (COS brut[2] de 1). Les espaces publics sont assez généreux, notamment pour permettre l’infiltration des eaux pluviales : ils représentent près de la moitié des 33 ha, si bien que le COS moyen à la parcelle se situe autour de 2.
Lors du dossier de ZAC initial de 2007, les ambitions environnementales étaient principalement traduites par la cohérence urbanisme-transport et l’infiltration des eaux pluviales dans la nappe phréatique.
En 2008-2009, la réorientation en écoquartier apporte trois éléments nouveaux :
- une nouvelle approche de la mobilité et du stationnement, notamment par la création de parkings mutualisés ;
- une sobriété énergétique, par l’extension d’un réseau de chaleur et pour, les bureaux, la création d’un réseau de froid ;
- une ambition sociétale, en particulier à travers une démarche de concertation et un projet d’habitat participatif.

Source : Document de projet, 2019
Les Halles
Et puis, il y avait les Halles. Sur proposition des urbanistes – Alain Marguerit et Bernard Paris – la Ville décide, dès le projet de 2007, de conserver deux halles industrielles datant de 1917. Elles constitueront un témoignage de l’histoire du site, faisant le lien entre le passé et l’avenir du quartier.
Le plan de composition crée une place devant les Halles et installe le nouveau centre de quartier sur les côtés. Au Nord, la place débouche sur l’avenue qui relie la Cartoucherie au reste de la Ville. Ainsi, les Halles sont au cœur du futur quartier et sont mises en scène, tant pour les personnes qui passent devant le quartier que pour celles qui y résident.
Mais leur taille (7 600 m² et 1 200 m²), leur configuration et leur âge n’en font pas des bâtiments aisés à reconvertir. On acte le principe de leur conservation, mais la programmation peine à être finalisée.
La Ville envisage d’abord un équipement culturel, dans le cadre de sa candidature pour être capitale européenne de la culture en 2013. Mais Marseille est lauréate et ce projet est abandonné.
La Ville étudie ensuite l’installation de « La Machine », compagnie de théâtre de rue qui crée des machines figurant des grands animaux qui se déplacent dans l’espace public[3]. Le plus connu est le « Grand éléphant » sur l’île de Nantes, et « La Machine » souhaite créer un deuxième site permanent. Les études préalables sont prometteuses, mais la Ville retient finalement un autre quartier pour cette implantation [4].
Enfin, l’accueil d’un collectif d’artistes toulousains est envisagé sur la partie Sud de la grande Halle. Mais une nouvelle alternance municipale en 2014 met fin à ce projet.
La recherche d’un projet singulier
En 2014, les travaux de la première tranche de la ZAC, à l’ouest des Halles, sont lancés : une école régionale de santé, 500 logements et le premier parking mutualisé sont en construction ou en passe d’être mis en chantier. La réflexion se tourne alors vers la future centralité du quartier, comprenant le pourtour de la place centrale et les deux Halles.
Un petit groupe de travail planche sur le sujet, avec la volonté de créer un cœur de quartier attractif, animé et singulier. Après la consultation d’une trentaine de personnalités de la société civile et l’étude de plusieurs scénarios, une pré-programmation se dessine autour de quelques infrastructures originales en sus des commerces habituels : une librairie, un cinéma de quartier, un hôtel design, un youth hostel[5] et, dans la grande halle, un secteur dédié à la gastronomie du monde.
Pour les experts « commerce » du groupe de travail, cette recherche d’originalité est une nécessité : les centres commerciaux classiques connaissent une baisse de fréquentation et les acteurs classiques du monde commercial peinent à renouveler leur modèle[6]. C’est pourquoi la Ville et la Société d’Economie Mixte (SEM) en charge de l’aménagement, avec le bureau d’études qui les accompagnait, ont cherché à préfigurer le concept autour de ces quelques pôles[7].
En novembre 2015, un Appel à Manifestation d’Intérêt est lancé en vue de la recherche d’un investisseur. L’objectif est que cet investisseur s’approprie le concept proposé, soit en capacité de le concrétiser et reste gestionnaire de l’ensemble. Cinq candidats déposent une offre et deux finalistes, Coshop et Immo Retail, sont retenus en mars 2016.
L’émergence d’entrepreneurs atypiques
Au même moment, l’entreprise Azalay se manifeste et propose de créer un Tiers-Lieu dans les Halles. Créée par Sylvain Barfety, qui a fait partie de l’aventure Darwin à Bordeaux, où il s’est occupé du coworking, elle n’a pas d’expérience de la maîtrise d’ouvrage mais connaît le monde des tiers-lieux.
Son approche et son projet correspondent aux attentes de la collectivité : créer un écosystème regroupant plusieurs activités – dont la halle gourmande souhaitée par la Ville – qui créent un ensemble original.
Sa démarche s’inscrit dans la transition sociétale et environnementale, il s’agit de créer un espace qui ait du sens au regard des enjeux contemporains. Par exemple, la volonté est affirmée de n’accueillir que des restaurateurs indépendants dans la halle gourmande (pas d’enseigne internationale), de privilégier les circuits courts, de réhabiliter les Halles avec des objectifs environnementaux, etc.
L’objectif est d’hybrider les activités et pas de simplement les juxtaposer. Il s’agit de créer un « univers augmenté » où des activités très différentes résonnent entre elles, pour créer un ensemble cohérent et unique.
En même temps, s’il ouvre des pistes sur la nature de certaines activités qui pourraient s’intégrer au projet (fab-lab, sport, théâtre, …), Sylvain Barfety refuse de présenter une programmation qui, à ce stade, « ne serait qu’une promesse creuse ».
Il présente une intention et une méthode. Plutôt que de « commercialiser » le bâtiment auprès de porteurs de projet et de faire de la publicité auprès du public, il prévoit de chercher des partenaires et de créer des événements (ateliers collaboratifs, préfiguration) qui animeront le site avant son ouverture et le feront connaître auprès des porteurs de projets.
Au plan financier, la démarche entrepreneuriale est assumée, mais elle est mise au service des valeurs du projet, et non pas de la maximisation du profit. Ainsi, des activités peu rentables (fab-lab, théâtre…) sont envisagées, dès lors qu’elles contribuent à la cohérence et à l’attractivité du site, sans qu’aucune subvention ne soit demandée à la collectivité comme condition de réalisation.
Cette proposition, très claire dans ses intentions et ses refus, tranche avec les dossiers habituels. Avec ceux des promoteurs qui, lorsqu’ils annoncent des activités originales, peinent souvent à les concrétiser. Et avec ceux des associations qui, lorsqu’elles ont des initiatives originales, ont généralement un besoin important de subventions.
Aussi, la Ville invite les deux investisseurs finalistes de l’AMI, CoShop et Immo Retail, à intégrer cette proposition dans leur dossier.
La consolidation de l’équipe et du projet
Si Azalay connaît les Tiers-Lieux en général et le coworking en particulier, il lui manque des compétences dans les autres activités. Elle cherche – et trouve – d’autres entrepreneurs qui partagent des valeurs similaires dans la restauration (Thierry Monassier), la conciergerie solidaire (Palanca), le sport (The Roof et UCPA) et la culture (Bleu Citron).
A l’exception de Thierry Monassier et de l’UCPA, tous ces nouveaux partenaires sont toulousains, ce qui permet d’ancrer le projet dans les réseaux locaux. Tous sont des entrepreneurs sachant équilibrer un bilan, mais s’inscrivent dans la recherche de sens et la réponse aux enjeux de société, qu’ils soient ou non dans l’ESS. Plus qu’un investisseur, la Ville a trouvé des porteurs de projet, qui se disent capables de concevoir, d’investir et de gérer.
Ce collectif prendra le nom de Cosmopolis et constituera une société, la SAS du Tiers-Lieu.
En juillet 2016, la Ville retient l’équipe Cosmopolis-Immo Retail pour une phase de négociation exclusive, destinée à consolider le projet et à finaliser les accords. Les négociations débouchent sur un protocole d’accord, qui est approuvé par le Conseil Municipal en mars 2017.
La mise au point du projet architectural
Le choix de l’équipe de maîtrise d’œuvre est lancé en parallèle et la sélection a lieu en mars 2017. L’équipe lauréate se compose de Vanessa Larrère (OECO, Toulouse), ainsi que de Jules Eymard et de Chloé Bodart[8] (Compagnie d’Architecture, Bordeaux).
La Petite Halle étant destinée à un cinéma et la Grande Halle étant traversée sur 1 200m² par une promenade, il ne reste « que » 6 400 m² au sol dans la Grande Halle.
C’est trop peu pour la programmation de Cosmopolis, qui s’enrichit régulièrement de nouvelles intentions. Des mezzanines sont créées de chaque côté de l’allée principale et la construction d’un bâtiment s’avère nécessaire pour accueillir la salle de spectacles. En tout, plus de 11 000 m² SP sont développés, sans compter quelques extensions sur les programmes voisins (pour les besoins de la logistique liés à la restauration, notamment), qui porte le total à 13 000 m² environ.
Les poteaux et la charpente en béton sont en bon état, mais ne peuvent supporter le poids supplémentaire de l’isolation thermique qu’il faut installer en toiture. Le choix est fait de conserver la structure béton, mais d’alléger la toiture en remplaçant les tuiles par un matériau léger, pour pouvoir ajouter l’isolant. Quant aux mezzanines, elles sont construites en bois sur des poteaux indépendants, pour ne pas ajouter d’effort sur les poteaux en béton.

Source : Archives projet
Comment Cosmopolis, malgré son peu d’expérience immobilière, a-t-il réussi à piloter un tel projet ? C’est que le collectif s’est élargi à de nouveaux acteurs, qui avaient une expérience de la maîtrise d’ouvrage : Adrien Ramirez et Alexandre Born venaient de créer Bellevilles, une foncière solidaire. Bellevilles complétant utilement les compétences de Cosmopolis tout en partageant les mêmes valeurs, elle est entrée au capital de la SAS du Tiers-Lieu. Les Halles a constitué son premier projet.[9]
En décembre 2018, vingt mois après le choix des architectes, les dossiers de permis de construire sont déposés. L’instruction du dossier fut assez longue, car les bâtiments étaient des Etablissements Recevant du Public (ERP). En septembre 2019, les permis de construire sont délivrés.
La préfiguration
En parallèle à la mise au point architecturale, la grande Halle est mise à disposition de Cosmopolis à partir de l’automne 2017 pour faire de la préfiguration. Pendant la belle saison (d’avril à octobre environ) et jusqu’à l’arrivée du Covid, Cosmopolis va produire des événements ou en accueillir, permettant de faire connaître la Halle aux Toulousains et de susciter un intérêt croissant pour le projet.
Cette préfiguration permet tout à la fois de développer les partenariats, de relayer les événements dans la presse et de tester l’intérêt du public, le tout dans une grande liberté de programmation.
La Halle a ainsi accueilli un festival de photographie, la lecture de textes de Victor Hugo par Joey Starr, un « cinéma éphémère » aux normes du CNC (le 1er de France), un championnat de France de skate board, une session de catch mexicain, des marchés solidaires, des ventes de livres, des ateliers « Do it Yourself », une soirée gastronomique pour 1000 couverts, etc.
En tout, Cosmopolis estime que 300 événements ont été organisés avant le chantier, la plupart sans droit d’entrée, accueillant un total de 50 000 visiteurs. Ces manifestations permettent aux Toulousains de découvrir l’effet de « cathédrale industrielle » que dégage l’intérieur de la Halle, tout en expérimentant le changement de destination qui s’annonce : des graffs aux murs, un groupe de samba, un food truck en forme de bateau pirate, …

Source : Archives projet
Au cours de cette préfiguration, Cosmopolis démontre une capacité hors normes à révéler les énergies de la société civile, tout en maintenant des partenariats avec les services culturels de la Ville. Ils connaissent, trouvent ou accueillent des porteurs de projets inconnus des urbanistes ou des promoteurs, et jouent pleinement leur rôle de « passeur de mondes ».
Des tensions avec la Ville et la SEM d’Aménagement
Mais la mise au point du projet, longue et compliquée, va également créer différentes tensions : avec la Ville et la SEM d’Aménagement, avec les banques et au sein du collectif lui-même.
Rapidement après le choix de Cosmopolis en 2016, les discussions pour la finalisation du protocole se révèlent compliquées et les relations se tendent. Autant la programmation de la Halle reste mouvante, contribuant à allonger le planning, autant Sylvain Barfety reproche à la SEM les délais de la ZAC ou critique le projet d’espaces publics.
Le directeur de la SEM d’Aménagement, ulcéré, ira jusqu’à proposer aux élus de se séparer de Cosmopolis et de confier la transformation des Halles à la SEM. Probablement instruits des difficultés similaires entre Darwin et les services de Bordeaux, les élus refuseront. Mais les relations resteront compliquées et il faudra tout le savoir-faire du Directeur de la SEM pour gérer les périodes difficiles.
Un « clash » au sein de Cosmopolis
Le budget du projet, qui a été réévalué à deux reprises pour passer de 23 M€ à 29 M€, puis à 32 M€, était très important. Ceci a créé deux difficultés : le besoin de réunir 9 M€ de fonds propres et celui de convaincre un pool bancaire d’accorder les prêts nécessaires.
Les apports des fondateurs, bien que conséquents (supérieurs à 1 M€), étaient loin de suffire à couvrir les besoins de fonds propres. De leur côté, les banques avaient du mal à appréhender un projet atypique, qui n’entrait dans aucun de leurs standards.
Là encore, le collectif va s’élargir en intégrant Sébastien de Hulster, qui possédait une foncière familiale, De Watou. Il va sécuriser le montage financier et prendre le lead de la discussion avec les banques.
Une subvention d’1,7 M€ de la Région Occitanie au titre de la réhabilitation environnementale, l’entrée de De Watou au capital de la SAS et, en mars 2020, l’accord de la Banque des Territoires pour entrer au capital d’une foncière de tête, permettent de compléter le besoin de fonds propres.
In fine, la Foncière qui est propriétaire des Halles est détenue à 60% par la SAS du Tiers Lieu et à 40% par la Banque des Territoires. Sur cette base, les derniers prêts bancaires sont obtenus à l’automne 2020.
Comme pour le montage immobilier, Cosmopolis a su s’élargir pour apprendre et surmonter les obstacles. Ces élargissements vont entraîner une évolution plus marquée vers l’Economie Sociale et Solidaire au sein de Cosmopolis et provoquer des désaccords. Alors que le projet touche au but, Sylvain Barfety quitte le collectif à l’été 2020.
Le lancement des travaux et l’ouverture
Les mois suivants sont consacrés à la mise au point du Contrat de Promotion Immobilière (CPI). Condition demandée par les banques, le CPI permet de dé-risquer le chantier en le confiant à un maître d’ouvrage aguerri. La SAS choisit le promoteur Redman, dans lequel ils trouvent un acteur proche de leurs valeurs. Les travaux débutent à l’été 2021 et l’ouverture de la Grande Halle se fait en septembre 2023. Un an plus tard, la salle de spectacles – La Cabane – est ouverte, au sud de la Halle.
A l’entrée de la Grande Halle se trouve la « Place du Marché », qui accueille 25 restaurants et les commerces. On y trouve également un bar central et un restaurant d’application. Côté boutiques, une librairie indépendante, un concept store local, des casiers fermiers et une boutique solidaire s’inscrivent dans une volonté de proposer un commerce éthique et local.
Les bureaux du coworking sont en mezzanine. Plus loin, on atteint la partie sportive : le sport indoor de l’UCPA (squash, fitness) et une école de danse hip hop. On traverse « Le Préau » (le secteur de la Halle qui fait partie de la promenade jardinée de la Cartoucherie) on rejoint « The Roof », salle d’escalade dotée de son propre restaurant.
En entrant dans la Halle à une heure de repas, on peut avoir l’impression d’un grand food court avec des salles de sport assez classiques. Mais certaines salles ou espaces de circulation peuvent s’ouvrir à d’autres activités et d’autres acteurs, parfois associatifs : capoeira, cirque, yoga, sophrologie, ludothèque, musique pour enfants atteints de troubles du neuro-développement… composent une offre qui s’inscrit dans une plurivalence des espaces.
De même, la Halle a une programmation constante d’événements, certains gratuits : des animations culturelles (conférences, débats…), musicales (concerts), sportives (danse, cirque aérien), créatives (marché de créateurs, initiation au crochet…) font de la Halle une petite ruche événementielle, qui s’ouvre à différents publics (adultes, familles, enfants, seniors, handicapés, résidents du quartier, visiteur occasionnel…), tout en restant profondément ancrée dans le territoire.
L’économie sociale et solidaire
Pour les structures qui gèrent la Halle (et qui la détiennent aux côtés de la Banque des Territoires), l’objectif est que le fonctionnement économique de la Halle soit au service de son utilité sociale.
Concrètement, cela se traduit par plusieurs aspects (en sus de ceux déjà évoqués ci-dessus).
S’agissant des loyers, la Halle pratique une forte péréquation entre activités, avec une échelle de loyers allant de 70€/m² à 450 €/m², soit une amplitude de 1 à plus de 6. L’espace destiné aux associations a un loyer quasi-nul.
Côté rémunérations, un plafonnement et une transparence a été instauré au sein des structures qui gèrent la Halle. Les hauts salaires sont plus bas que la moyenne habituelle, et les bas salaires sont plus hauts que les salaires couramment pratiqués.
Pour Jérémie Loevenbrück, l’un des co- fondateurs du tiers-lieu, la transparence des rémunérations permet d’assainir les relations, l’objectif n’étant pas de capter un avantage aux dépens des autres dans un rapport à somme nulle, mais d’aborder les problèmes dans des rapports à somme positive. « Comment répartit-on l’effort ? Qui peut faire quoi ? … »
La conciergerie de la Halle assure notamment les fonctions de débarrassage, de plonge et de nettoyage du food court, dans des métiers traditionnellement difficiles et où s’exerce souvent une violence à l’égard des employés (rythmes de travail, précarité, injonctions verbales …). Ici, l’objectif est de permettre un retour à l’emploi à des publics fragiles (réfugiés, par exemple) dans des conditions de stabilité (CDI) et de conditions de travail améliorées.
A son échelle, la Halle cherche à « prendre soin des êtres humains et de la planète ». A terme, si elle parvient à dégager des bénéfices (ce n’est pas encore le cas), l’ambition est de les réinjecter dans un surplus d’attention aux autres : un deuxième restaurant solidaire ou une augmentation de l’offre de restauration sans viande, par exemple.
En guise de conclusion
En 2019, le Club Ville Aménagement se réunissait à Toulouse et parmi les visites, celle de la Cartoucherie était proposée. Laurent Théry, Grand Prix de l’Urbanisme en 2010, trouvait que le quartier était réussi, mais qu’il était trop peu animé. Il avait raison ; c’était avant l’ouverture des Halles. Depuis, la Halle a accueilli 3 millions de visiteurs en 2 ans et son apport au projet urbain de la Cartoucherie a été considérable.
Si la Ville, l’Aménageur, les maîtres d’œuvre et les constructeurs ont réussi à mettre en œuvre l’agenda « technico-environnemental » de l’écoquartier[10], c’est bien la Halle qui anime le quartier, tant par le foisonnement de ses activités que par leur hybridation et le « vivre ensemble » proposé.
Le choix de la Ville de retenir des entrepreneurs atypiques s’est donc révélé gagnant. Il y a sans doute une part de chance, mais cela montre aussi que des nouveaux acteurs de la société civile peuvent enrichir la fabrique de la ville. La présence du Maire, de la Présidente de Région et du Préfet à l’inauguration des Halles, semble le confirmer.
Pour autant, la Halle a des défis à relever. Le premier d’entre eux est de parvenir à l’équilibre financier, qu’elle n’a pas encore atteint malgré son succès populaire. Pour Jérémie Loevenbrück, le point nodal est la durée du prêt, de 12 ans : celle-ci est très courte pour un prêt immobilier et fait peser une charge de remboursement très lourde sur le fonctionnement de la Halle.
Sans doute, la taille du projet de la Cartoucherie est inhabituelle pour des structures de l’ESS. Il n’empêche : si l’on souhaite faire une place à de nouveaux acteurs, il conviendra que les barrières à l’entrée ne soient pas dissuasives.
Philippe Texier, ancien chef de projet de la Cartoucherie à la Ville de Toulouse (2009-2022), est diplômé en 1992 de l’Institut Français d’Urbanisme et titulaire d’une spécialisation en environnement urbain à l’Ecole d’Architecture de Paris-la-Villette. Il travaille depuis 30 ans dans l’aménagement et les questions foncières, dont 3 ans à Dakar et 25 ans à Toulouse. Il a collaboré avec Etudes Foncières et la Revue Foncière ; il est membre fondateur de Fonciers en Débat.
[1] Sans engager la Collectivité, cet article est écrit par l’ancien chef de projet de la Cartoucherie à la Ville de Toulouse, Philippe Texier. Il a bénéficié des apports complémentaires de la part de Jérémie Loevenbück – qui est l’un des associés fondateurs des Halles – sur le montage financer du projet.
[2] Le COS brut ramène la surface bâtie à la surface de la ZAC, espaces publics compris. Le COS net, à la parcelle, est donc plus élevé (ici, le COS net est proche de 2, les espaces publics représentant près de la moitié de la surface au sol)
[3] https://www.lamachine.fr/
[4] Le quartier retenu est celui de Montaudran, qui vit le démarrage de l’industrie aéronautique avec les usines Latécoère et la création de l’Aéropostale. « La Machine » a installé le « Minotaure » en résidence, rejoint parfois par d’autres animaux fantastiques (l’Araignée géante », la Jument-dragon…) pour des événements.
[5] Un youth hostel est une auberge de jeunesse modernisée, qui met l’accent sur l’espace de réception et non sur les chambres. Celles-ci sont proches de celles des auberges de jeunesse, mais le lobby de l’hôtel offre un confort et une qualité de service renforcée.
[6] – Cf. l’article de Pascal Madry « Le commerce est entré dans sa bulle » paru dans Etudes Foncières n°151, mai-juin 2011, pp 12-16.
[7] Toutes les activités identifiées dans ce premier concept ont vu le jour ou, pour le cinéma, vont bientôt voir le jour (dans la petite Halle).
[8] Chloé Bodart avait déjà travaillé avec Patrick Bouchain et a apporté son expérience de projets singuliers.
[9] Depuis, Bellevilles développe de nombreux projets et a été lauréat du Palmarès des Jeunes Urbanistes en 2024. https://bellevilles.fr/
[10] la dépollution, la réalisation des espaces publics apaisés, l’extension du réseau de chaleur et la création d’un réseau de froid, les parkings mutualisés, une opération d’habitat participatif, un immeuble à ossature bois par Icade…
