Par une note de lecture mise en ligne sur le site de Fonciers en débat juste avant le colloque co-organisé avec l’EPF 74, à Évian les 30 et 31 mai derniers, Thierry Vilmin a clairement et précisément décrit ce que contenait cette proposition formulée il y bientôt 50 ans par Edgard Pisani. Elle visait à rendre à long terme la collectivité publique propriétaire de tout ce qui était immobilier, progressivement et sans spoliation. Elle était certes audacieuse mais sa faisabilité était solidement argumentée. On y trouve bien en effet les mécanismes juridiques, fiscaux et financiers par lesquels de puissants Offices fonciers, décentralisés et sous le contrôle complet des collectivités locales, puissamment dotés et bénéficiant d’un droit de préemption généralisé, acquièrent massivement et gardent en pleine propriété les biens immobiliers — terrains naturels, agricoles ou urbains mais aussi bien des constructions existantes— puis pour des durées comprises entre 18 ans et 72 ans[1] les donnent à bail aux ménages ou aux autres agents économiques qui veulent y habiter, y exercer leurs activités, les exploiter, ou encore investir pour en recueillir les fruits dans la limite de la durée du bail.
En contrepoint de la recension de Thierry VILMIN qui analyse le contenu de la proposition, les remarques ici présentées portent sur ce que l’on ne trouve pas dans la construction, pourtant très élaborée, formulée par Pisani.
Si le projet de loi, avec la précision rigoureuse que cette forme impose, organise en détail l’amont — le transfert progressif et massif de propriété vers les Offices fonciers — le contraste est fort avec l’absence presque complète d’indications sur l’aval, c’est à dire sur les modalités de désignation des attributaires des baux de longue durée et la fixation du montant de la redevance annuelle dont ils sont assortis (le terme loyer n’est pas utilisé). L’article 26 du projet de loi[2] énonce certes que la gestion par l’Office foncier de son patrimoine « a pour objet l’exécution du service public, la conduite de la politique d’aménagement du territoire et du cadre de vie et la maîtrise du marché foncier », mais il n’y a là que des termes très généraux, susceptibles d’être appliqués selon des modalités très différentes voire contradictoires.
Comment les Offices opèrent-ils les arbitrages nécessaires ? Comment fixent-ils le niveau des redevances ? Comment et sur quels critères désignent-t-il les attributaires de ces baux ? Comment dès lors qu’ils sont décentralisés et sous contrôle des seules collectivités locales intègrent-ils des objectifs de niveau national ?
Le projet de loi ne le précise pas, et dès lors en laisse le soin aux organes dirigeants des Offices fonciers.
Pour mesurer ce qu’une telle proposition aurait apporté, et aussi les questions qu’elle laissait de côté, tentons par un exercice de pensée d’écrire l’histoire autrement qu’elle ne s’est passée, donc de poursuivre l’utopie par ce que les bons auteurs appellent une uchronie :
En 1981, quatre ans après la publication de l’Utopie foncière, Pisani est désigné au sein du gouvernement Mauroy à la tête d’un grand ministère de l’équipement et de l’aménagement du territoire. Dans l’enthousiasme des premiers mois de la nouvelle donne politique, le projet de loi est voté à une large majorité, à peu près dans les termes du projet de 1977. Dans la ligne très fortement décentralisatrice portée par la loi, ce sont des regroupements de collectivités locales qui s’organisent pour créer les Offices fonciers, structures-clés du système. Cela se fait dans des configurations très diverses, selon des logiques de territoire mais aussi selon des affinités politiques. Les Offices fonciers sont nombreux (plusieurs centaines) et couvrent rapidement tout le territoire national. Les collectivités qui les dirigent leur apportent des moyens considérables grâce aux ressources provenant de la mise en place du nouvel impôt foncier, incomparablement supérieur à la taxe foncière qu’il remplace. Ainsi dotés les nouveaux Offices fonciers engagent aussitôt leurs acquisitions foncières avec le levier puissant de leur droit général de préemption.
Progressivement, les observateurs relèvent une grande diversité des stratégies mises en œuvre par les organes dirigeants des Offices foncier pour tout ce que la loi laisse à leur appréciation, la durée des baux, les modalités de leur attribution, la fixation des redevances.
Dans cette diversité, objet de nombreux débats et commentaires, et en se limitant à ce qui concerne le logement (les Offices fonciers ont évidemment aussi un rôle très important pour l’immobilier d’activité, l’agriculture, la forêt et la préservation des espaces naturels) deux lignes générales se dégagent.
Pour certains organes dirigeants d’Offices fonciers leur vocation prioritaire est de corriger les effets néfastes que le jeu du marché apporte aux conditions de logement des ménages. Ils fixent des niveaux de redevance modérés et surtout modulés selon les lieux, les publics, et n’hésitent pas à adapter leur montant aux revenus des attributaires des baux, à les attribuer préférentiellement à certains publics déterminés selon la politique de peuplement recherchée par les collectivités qui les contrôlent. Les Offices fonciers que leur pratique rattache à cette ligne sont dits « Offices fonciers interventionnistes », terme qui par commodité sera utilisé dans la suite de cette note.
Pour d’autres Offices fonciers, l’approche est sensiblement différente. Pour eux leur vocation principale est d’être un patrimoine des collectivités, patrimoine qui a vocation à s’étendre et doit être bien géré, avec un horizon à long terme que les acteurs privés sont peu capables de prendre en compte. Leur priorité n’est pas d’empêcher les variations de prix dans le temps et dans l’espace, ni les enrichissements qui en résultent, mais plutôt que, dans toute la mesure du possible, lorsqu’enrichissement il y a, ce soit au profit des collectivités publiques. Le niveau des redevances qu’ils fixent tend à refléter le marché, et ils laissent aux collectivités, avec les autres outils dont elles disposent, le soin d’y apporter les correctifs que leurs politiques sociales appellent. Les Offices fonciers que leur pratique rattache à cette ligne sont dits « Offices fonciers patrimoniaux ».
Bien entendu chacune de ces lignes est une sorte d’idéal-type et dans la réalité les politiques suivies sont généralement un mélange à doses variables de ces deux profils. Remarquons seulement que l’un comme l’autre peut être considéré conforme à l’esprit et à la lettre de la loi. C’est en en effet l’article 31 du projet de loi[3] qui institue cette redevance. Le commentaire de cet article indique : « Cette redevance est calculée en tenant compte de la valeur du bien, de la volonté de maîtriser le marché foncier et de favoriser la politique d’aménagement. L’objectif n’est point d’arracher totalement le sol à tout système d’appréciation différenciée des valeurs »[4].
Dès les dernières années du siècle, à partir de 1998, et plus encore dans les deux décennies qui suivent, le nouveau régime foncier français est mis à l’épreuve du vaste et puissant mouvement de hausse des prix immobiliers qui touche à peu près simultanément l’ensemble des pays d’économie avancée. Au cours des 30 années précédentes ils avaient certes connu une hausse continue, mais celle-ci était restée approximativement calée sur le niveau de vie des ménages[5]. A partir de 1998 ils décollent fortement de cet indice et par rapport à lui sont, au bout de 20 ans, multipliés par un facteur moyen de 1,6, pouvant atteindre 2,8 dans certaines localisations[6]. Les effets pernicieux de ce mouvement sont considérables. Difficultés d’accès au logement pour les jeunes ménage, enrichissement sans cause des détenteurs du foncier, transferts massifs entre classes d’âge, pesant sur celles qui accèdent à la propriété, au profit de celles qui y ont accédé avant la hausse.
Dans la France « pisanienne », si le même mouvement se constate il est nettement atténué. En effet, le nouvel impôt foncier, d’un taux élevé et appliqué à la valeur vénale effective, a créé un « coût de détention » relativemnt lourd, ce qui était l’un des ses objectifs. Dans ce contexte les mécanismes qui ont engendré la hausse générale des prix immobiliers ont en France les mêmes effets, mais les valeurs vénales des propriétés sont diminuées de la prise en compte par les acheteurs du montant de la capitalisation sur longue durée du poids de l’impôt foncier. Ces valeurs vénales restent en hausse marquée, mais tempérée par cette correction et les conséquences de ce mouvement sont réduites en proportion. Cette modération a aussi pour avantage de ne pas alourdir excessivement le coût des acquisitions foncières à venir par les Offices fonciers. Parallèlement le patrimoine qu’ils ont commencé à acquérir avant la hausse s’en trouve valorisé.
Sous cet angle, avant même d’avoir 20 ans, le nouveau système fait sentir d’importants effets bénéfiques.En 2024, les Offices fonciers détiennent plus du tiers des actifs immobiliers hexagonaux (Pisani estimait qu’il faudrait au moins un siècle pour qu’ils en détiennent la quasi-totalité).
Avec la détention d’une telle part du patrimoine immobilier, ils sont devenus des acteurs économiques très importants dans les territoires de leur ressort, et plus encore une composante essentielle des finances des collectivités locales. En effet, ces dernières les ont fortement alimentés dans les premières décennies de leurs activités (reversement d’une part du nouvel impôt foncier, comme on l’a vu plus haut), et elles attendent que l’équilibre financier des Offices fonciers arrivés à maturité permette de réduire ces apports, voire même que se dessine la perspective d’un flux inverse, les Offices fonciers devenant contributeurs au budget des collectivités. De ce fait, les représentants de ces dernières qui siègent dans les instances de gestion des Office ont une claire conscience que leurs imposer des investissements, n’entraînant pas un retour suffisant, ou encore de moindres recettes en pratiquant de trop faibles redevances, c’est, in fine, les imposer aux collectivités locales elle-mêmes.
Dans ce contexte essayons de voir comment se présenteraient quelques-uns des grands enjeux contemporains du foncier et des politiques publiques pour y faire face, sans discuter ici de la pertinence de ces politiques :
La mixité sociale dans l’habitat.
Le problème est d’abord celui des quartiers recherchés. Comment faire pour que les ménages à revenus limités n’en soient pas systématiquement écartés, surtout lorsqu’ils sont liés à un emploi qui y est localisé ?
Selon leurs profils, interventionnistes ou patrimoniaux, les Offices fonciers mènent des actions très différenciées.
Les « interventionnistes » s’appuient sur le patrimoine qu’ils détiennent dans les quartiers concernés. Par le levier du montant de la redevance ils mettent sur le marché, ou font mettre sur le marché par des opérateurs sous contrat avec eux, des baux aboutissant à une charge logement adaptée à ces niveaux de revenu, faibles ou moyens.
Mais ils doivent alors fixer des règles précises, et si possible transparentes, pour la désignation des bénéficiaires de cet avantage, définir un public cible, sur des critères liés à sa situation sociale, son revenu, son activité, et comme ce public désigné reste plus nombreux que l’offre disponible, organiser une file d’attente. C’est une situation analogue à celle que l’ont connaît pour le logement social dans les zones recherchées. Cette ligne de conduite a en outre des conséquences financières. Les Offices fonciers doivent renoncer à percevoir une redevance à hauteur de ce que le marché rendrait possible, réduisant de ce fait les moyens de poursuivre leurs acquisitions.
Les « patrimoniaux », à l’inverse, estiment devoir suivre le marché. Au renouvellement des baux de longue durée ils ajustent les redevances au niveau de ce que permet le marché à l’entour. Ces baux sont certes à long terme, mais de durée limitée. Aussi la redevance ne capitalise pas la valeur du droit d’usage après le terme du bail, à la différence d’une propriété classique. De ce fait son niveau constitue un barrage moins difficile à franchir que l’acquisition en pleine propriété, mais conserve un effet de sélection des résidents par le niveau de revenu. On doit observer aussi que cette ligne rencontre un soutien dans les quartiers concernés et auprès de certains élus. Dans ces quartiers, les résidents et surtout ceux qui y restent de détenteurs de pleine propriété sont attentifs à ce que leur patrimoine conserve un voisinage de « standing ». Les élus qui contrôlent les Offices fonciers sont sensibles à cette attente et en outre voient favorablement l’augmentation de revenus qui en résulte pour ces derniers.
Dans les deux cas, que l’Office foncier soit « interventionniste » ou « patrimonial », sa présence et son action atténuent fortement les conséquences sur la mixité sociale de la hausse généralisée des valeurs immobilières résidentielles, mais sans aboutir à les corriger complètement. En outre, c’est au profit d’organismes publics que se fait alors une part croissante de l’enrichissement sans cause des détenteurs du foncier qui est un des ses effets.
La revitalisation des centres-villes et centre-bourgs en voie de dépérissement.
Les obstacles à surmonter sont ici très différents. Le dépérissement que l’on cherche à combattre n’a pas son origine dans les valeurs foncières, mais il est avant tout l’effet du changement dans les modes d’habitat, dans les contraintes de localisation des activités productives, dans le fonctionnement du commerce de distribution, lui-même secoué par des chocs répétés. Dans chacun des territoires concernés, l’Office foncier a pu acquérir de nombeuses emprises, offrant à cette occasion une voie de sortie à des propriétaires ne trouvant pas les moyens de faire évoluer leur patrimoine ni d’autres agents économiques pour le leur acheter. Mais ces emprises sont de faible valeur, coûteuses à transformer en une offre résidentielle attractive pour les ménages, pour les activités, ou susceptibles de répondre aux contraintes elles-mêmes changeantes du commerce de détail. Certes les Offices fonciers, par leur nature sont-ils mieux à même de considérer les enjeux de long terme, d’ inscrire la gestion de leur patrimoine dans une action coordonnée, mais on ne voit pas que leur présence puisse être là décisive.
La densification des zones urbaines existantes
Dans les quartiers très recherchés, comme tout propriétaire immobilier les Offices fonciers ne peuvent être qu’un soutien à la densification. Le problème est que ce n’est pas dans les préférences des détenteurs du foncier que se trouvent les difficultés. Les freins aux actions dans le sens de la densification viennent avant tout des habitants des zones concernées, soucieux des inconvénients bien réels de la perte d’ensoleillement et de vues que la densification entraîne et d’une façon plus large enclins à résister à la modification du caractère de leur quartier. Cette résistance se traduit évidemment dans les prises de position de leurs élus.
Dans les quartiers moins recherchés, si l’objectif de densification y est poursuivi il rencontre les mêmes résistances mais il s’y ajoute une dimension économique. En effet les coûts techniques de la densification sont toujours très élevés et, dans ces quartiers, trop élevés au regard des valeurs du marché. Cette arithmétique incontournable ne pèse pas moins sur les immeubles détenus par les Offices fonciers que sur les autres.
Cependant leur présence peut se révéler précieuse dans certains cas. Ce sont ceux où un remembrement de plusieurs parcelles est nécessaire pour que la densification atteigne à une bonne qualité urbaine. Celles que détient l’Office foncier peuvent le faciliter.
En outre, du fait de sa nature publique, il a mieux la capacité de prendre en compte le long terme et d’arbitrer pour une faible valorisation immédiate dans la perspective d’une plus-value lointaine (la fin du bail) et alors de rendre économiquement faisable une action qui ne le serait pas autrement.
Au regard de l’objetif de densification, la présence de l’Office foncier ne résout pas tous les problèmes mais peut contribuer à rendre leur solution moins difficile.
La reconquête des friches industrielles. Les obstacles se trouvent là principalement dans les coûts de déconstruction–dépollution, combiné généralement avec une localisation de faible attractivité. Ces contraintes s’imposent aussi bien à l’Office foncier pour les friches qu’il a pu acquérir qu’à tout autre propriétaire.
L’objectif « zéro artificialisation nette » ZAN.
Pendant les deux décennies qui ont précédé la nouvelle loi et la création des Offices fonciers, l’étalement urbain a puisé sa dynamique dans la combinaison d’une demande massive des ménages cherchant à accéder à la propriété d’une maison et la gigantesque plus-value résultant de la transformation d’un terrain agricole en terrain constructible. Les Offices fonciers sont moins sensibles à cette incitation financière pour les terrains qu’ils détiennent car la nouvelle valorisation se traduit certes par une redevance plus élevée, mais elle étale la plus-value sur la durée du bail. Aussi, ils n’ont contribué à l’artificialisation des sols que dans les cas, assez fréquents, où les élus qui les contrôlent y voyaient un levier de développement local et/ou une façon de répondre aux attentes de leurs électeurs (par exemple loger les enfants du pays). Lorsque cela s’est produit, là encore, c’est au bénéfice de l’organisme public que la plus-value, qui n’est justifiée par aucun travail, a été enregistrée.
Intervenant 40 ans plus tard, le grand enjeu environnemental progressivement apparu que traduit le ZAN est, dans son principe général sinon dans son application pratique, largement porté par l’opinion. Il se met en place dans un contexte où la couverture par des documents d’urbanisme est généralisée et les décisions transformant des espaces naturels, agricoles ou forestiers en terrains urbains échappent largement à l’influence des propriétaires du foncier. Les fortes tensions qui continuent à se manifester à ce sujet ne se trouvent plus principalement dans les enjeux de valeur foncière, mais bien dans les choix d’aménagement du territoire et plus encore dans la détermination du niveau où ils doivent être arbitrés. On ne voit pas en 2024 que la présence des Offices fonciers modifie de façon déterminante le jeu des forces en présence.
Le marché des « droits au bail » et les questions qu’il suscite.
De par la loi, c’est par un bail de longue durée, comprise entre 18 ans et 72 ans, que les Offices foncier doivent transmettre l’usage des propriétés qu’ils détiennent. Le seuil bas de 18 ans n’est pas fixé au hasard. Il correspond à la durée minimale retenue par la jurisprudence française pour que la détention d’un bail soit considérée comme un « droit réel », au sens que les juristes donnent à ce terme, c’est-à-dire un droit susceptible de cession et d’hypothèque[7].
Dans tous les cas où le bail porte sur un immeuble à transformer, où le preneur doit réaliser des travaux importants, par exemple construire sur un terrain à bâtir ou rénover en profondeur un bâtiment existant, le bail qui sera conclu aura nécessairement une durée s’approchant du maximum pour permettre au preneur d’amortir les investissements importants qui s’imposent à lui.
Une fois ces investissements faits, c’est très souvent bien avant la fin du bail que le preneur souhaite ne plus y résider ou cesser d’exploiter, et en conséquence transmettre à d’autres le droit réel qu’il détient de jouir de l’immeuble jusqu’à la fin du bail. Cest alors la vente d’un « droit au bail ».
Il s’établit donc un marché des droits au bail. Pour un immeuble défini, la valeur de ce droit dépend des qualités du bien, évidemment de sa localisation, du niveau de la redevance et du nombre d’années restant à courir jusqu’à la fin du bail. Dans un marché immobilier à peu près stable, cela ne pose guère de problème. Il en va différemment lorsque le bien concerné se trouve dans un contexte où les prix immobiliers augmentent très fortement comme, par exemple, dans le cœur des grandes agglomérations ces 20 dernières années. Le montant alors atteint sur le marché par la valeur du droit au bail peut-être très supérieur à celui de la part non encore amortie de l’investissement fait par le premier preneur, lui assurant une plus-value qui peut être considérable et paraître injustifiée, et en tous cas à l’inverse de l’objectif poursuivi par la réforme. Beaucoup d’observateurs en sont scandalisés et dénoncent une spéculation. Rien dans la loi n’est prévu pour traiter ce sujet et des mouvements d’opinion se développent pour qu’elle soit complétée par de nouveaux mécanismes régulateurs qu’elle n’envisageait pas. Ces mécanismes sont délicats à concevoir, dès lors qu’on veut conserver une qualité essentielle de l’économie de la proposition de Pisani : conduire, dans le cas de biens immobiliers pour lesquels c’est justifié, les agents économiques preneurs à bail auprès des Offices fonciers à investir pour les transformer et les mettre en valeur. Si ces agents économiques restent exposés au risque de se tromper et de perdre leur investissement s’ils ont mal apprécié les attentes du marché, on ne peut pas lorsque c’est l’inverse les priver du profit de leur investissement.
Cet exercice de fiction avec les limites et les arbitraires qu’il comporte ne peut être retenu que pour montrer que la proposition de Pisani s’était avant tout centrée sur la façon dont la propriété foncière, pouvait, devait, être sortie du jeu du marché. Pour autant, il est certain que, même dans un contexte aussi radicalement transformé, la compétition demeure pour occuper les espaces convoités. Compétition entre les ménages pour les bords de mer et les beaux quartiers, compétition entre les exploitants agricoles pour agrandir leur d’exploitation ou pour une première installation, ou encore entre les entrepreneurs et commerçants pour les localisations qu’ils trouvent être favorables à leurs affaires, toutes ces pressions entrant en conflit avec ceux qui résident déjà dans les zones recherchées. Comment se régule cette compétition entre des intérêts également légitimes ? L’Utopie de Pisani ne répond pas à ces questions, et dire que ces arbitrages sont rendus par un organisme sous contrôle public et conformément à l’intérêt général ne constitue pas une réponse suffisante. La proposition de loi eût-elle été votée en 1981 dans les termes proposés par Pisani, il serair resté à bâtir tout l’aval de la réforme.
Faire ce constat ne retire rien à la conviction que la mise en œuvre de ces propositions, avec leurs limites, aurait déjà été porteuse de progrès considérables, notamment face à la hausse vertigineuse des valeurs foncières au cours des 25 dernières années. Cette hausse n’aurait sans doute pas été complètement enrayée, mais au moins atténuée. Le marché aurait été un peu moins difficile pour les ménages qui cherchent à se loger. Des effets d’enrichissements sans cause et de transferts inéquitables entre générations auraient sans doute été constatés, mais avec une moindre intensité, et une partie au moins l’auraient été au profit d’organismes publics !
[1] À l’exception de la possession familiale, pour habiter ou pour exercer une activité agricole, qui est garantie sans limitation de durée tant qu’elle fait l’objet d’une succession en ligne directe. On voit bien que cette exception présente une contradiction avec le schéma général de la proposition et n’a été mise en place que dans le souci d’assurer une acceptabilité politique du projet.
[2] Edgard Pisani, Utopie foncière-Gallimard 1977, p.172
[3] op.cité.p.181
[4] op.cité.p.181
[5] C’est évidemment Jacques Friggit qui a le mieux documenté cette relative régularité. https://www.igedd.developpement-durable.gouv.fr/prix-immobilier-evolution-a-long-terme-a1048.html
[6] voir le site FED « prix de l’immobilier résidentiel. Mise à jour février 2024 »
https://fonciers-en-debat.com/prix-de-limmobilier-residentiel-en-france-metropolitaine-une-mise-a-jour-des-donnees-en-fevrier-2024/
[7] De façon analogue à ce qui été retenu pour la création du BRS, bail réel solidaire.