Le problème économique : un passager clandestin profitant d’un bien commun
Face au changement climatique le monde fait du surplace depuis le protocole de Kyoto, à cause du problème du passager clandestin (free rider) : « un pays donné supporte 100 % du coût de ses politiques vertes. (…) En revanche, très schématiquement, il ne recevra que 1 % des bénéfices de cette politique si le pays en question représente 1 % de la population mondiale. (…) En d’autres termes, ses politiques vertes bénéficieront en quasi-totalité aux autres pays ! » (J. Tirole, op. cit., p. 269). Le problème est aggravé du fait que « la plus grande partie des bienfaits de cette poli-tique ne bénéficie pas aux individus aujourd’hui en âge de voter, mais plutôt aux générations futures » (idem1). Cela conduit à la « tragédie des biens communs » 2.
Ceci est aggravé par deux « fuites de carbone ». D’un côté si, par exemple, l’Union européenne (UE) taxe fortement les émissions de gaz à effet de serre (GES), des entre-prises européennes se délocaliseront vers des pays moins regardants, accroissant ainsi leurs émissions. D’un autre côté, si cette poli-tique de taxation est efficace, elle diminue la consommation d’énergies fossiles dans l’UE, ce qui fait baisser leur prix sur le marché mondial, permettant ainsi au reste du monde d’en consommer davantage, donc d’émettre plus de GES. Au total, les bénéfices de la politique verte de l’UE seront atténués et, en théorie, ils pourraient même s’annuler.
Cela explique le surplace de presque tous les pays, aggravé par le fait que plus on émet de GES aujourd’hui plus on sera en position de force demain pour obtenir des compensations, ce que montre la théorie des jeux. « Le protocole de Kyoto était pavé de bonnes intentions, et il n’a pas empêché les pays d’adopter des comportements de passager clandestin. Il n’en fut pas différemment des promesses non contraignantes faites à Copenhague » (p. 280) et, ajoute l’auteur plus loin, à Paris lors de la COP21, car le système de promesses volontaires n’est pas efficace 3.
[1] L’égoïsme vis-à-vis des générations futures ne va pas de soi. Les trentenaires actuels sont une génération qui sera là en 2070. C’est une génération mieux formée que celles de leurs aînés, très présente dans la vie sociale (ré-seaux sociaux). Elle pourrait avoir davantage voix au cha-pitre sur le monde qu’elle souhaite, à la fois pour ses vieux jours et pour ses enfants, qui ont commencé à naître et qui seront là en 2100.
[2] Garrett Hardin, “The tragedy of the Commons”, Science, 13 décembre 1968, vol. 162, n° 3859, pp. 1243-1248. L’idée est que, pour augmenter son revenu, un éle-veur à intérêt à amener une vache supplémentaire sur un pâturage communal, pensant que cette petite action ne va pas avoir d’effet sur la ressource ; tous les éleveurs tenant le même raisonnement et faisant de même, la ressource commune disparaît. Ce mécanisme peut permettre d’ex-pliquer la disparition de civilisations (comme celle de l’île de Pâques : une thèse défend que l’indispensable ressource forestière aurait disparu suite à sa surexploitation).
[3] Joseph Stiglitz, autre prix Nobel d’économie, dit la même chose. (“Overcoming the Copenhagen failure with flexible commitments”, Economics of Energy andEnvironmental Policy, 2015, n° 4, pp. 29-36).
Un accord international contraignant avec un prix mondial du carbone : une nécessité
J. Tirole considère que, « en raison du problème du passager clandestin, exacerbé par la question des fuites, la solution ne peut être que globale » (p. 280), fondée sur une tarification du carbone, contraignante pour les pays, avec un prix mondial unique et élevé (pour éviter les fuites), fixée sur un horizon temporel long (pour lever les incertitudes de prix). C’est la solution recommandée par la grande majorité des économistes 4 et de nombreux décideurs. Cela suppose des mesures (possibles sur le plan technologique), des vérifications, des sanctions et une équité entre pays, car « tout accord international doit satisfaire trois critères : efficacité économique, incitations à respecter les engagements et équité » (p. 307).
J. Tirole répond aux objections soulevées par cette proposition. L’efficacité économique n’est possible qu’avec un prix mondial unique, à cause des « fuites de carbone » inévitables dans un régime de prix différenciés : comme il vient d’être dit, si le prix du carbone est bas dans certains pays, des entreprises de pays où il est cher se délocaliseront vers les premiers, rendant inefficace le prix élevé des seconds. L’équité envers les pays émergents (sera atteinte parce que « les entreprises chinoises qui émettent des GES lors de la production de biens exportés répercuteront le prix du carbone dans leur prix et que ce seront donc les consommateurs américains et européens qui payeront pour la pollution, et non la Chine » (p. 303). On reconnaît là la confiance, que beaucoup pensent exagérée, de J. Tirole en les pouvoirs du marché. L’auteur prévient cette critique en ajoutant que, s’il faut faire plus pour l’équité internationale, ce sont des transferts directs, et non une tarification différentielle du carbone, qui sont le meilleur outil d’équité au plan international. Le raisonnement théorique est le même que celui qui démontre que c’est l’impôt sur le revenu qui est le meilleur outil de redistribution au niveau national.
[4] Un débat, que J. Tirole considère comme de second ordre, oppose les économistes partisans d’une taxe fixe pour chaque tonne de CO2 émise par un pays et ceux partisans de droits d’émission négociables entre pays. Au nom de la subsidiarité, tous s’entendent pour laisser chaque pays libre de l’application sur son territoire de ses engagements internationaux.
Un accord international contraignant avec un prix mondial du carbone : une utopie ?
La faisabilité d’un tel accord international n’est pas hors de portée, selon J. Tirole (optimiste de nature) : l’Union européenne, les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde représentent environ les deux-tiers des émissions mondiales de GES. Il n’est pas nécessaire de viser d’emblée un accord à 195 pays. Un accord de ces cinq plus gros émetteurs aura un effet d’entraînement pour le reste du monde, que des institutions internationales pourraient favoriser par des sanctions. J. Tirole ajoute que ce qui semble irréaliste aujourd’hui ne le sera pas forcément demain, en prenant l’exemple des marchés de « droits à polluer », longtemps considérés comme contraires à la morale et qui sont maintenant quasi-unanimement acceptés 5.
Il existe déjà des institutions internationales comme l’Organisation mondiale du commerce, le Tribunal pénal international ou le Comité de Bâle (pour la régulation prudentielle des banques 6), et évidemment la Charte des Nations-Unies7, qui était autre-ment ambitieuse en 1945 que les propositions actuelles face aux enjeux climatiques, alors que le changement climatique global est un défi aussi important que celui de la paix dans le monde. La difficulté, me semble-t-il, n’est pas tant la mise en œuvre d’un accord à cinq, puis à d’autres pays ensuite, que la conclusion des trois points constitutifs de cet accord à cinq : (a) la température ne doit pas augmenter de plus de 1,5° ou 2° en 2050 ou 2100, (b) pour cela il ne faut pas dépasser un plafond d’émission de CO2 (que les climatologues savent calculer) et (c) qu’à un tel plafond correspond un prix du carbone (que les économistes savent calculer). C’est une voie plus réaliste que la tenue d’une vingt-deuxième conférence de 195 pays qui nécessite l’unanimité des parties, ce qui conduit à faire du surplace depuis 21 ans déjà.
[5] Des marchés de droit d’émission fonctionnent dans l’Union européenne, dans certains états des États-Unis, dans des provinces en Chine et d’autres pays (J. Tirole cite le chiffre de 40 pays au total). Mais il y a loin du prin-cipe à une application efficace. C’est ainsi que, dans l’UE, des droits trop abondants ont été alloués et le Parlement européen a refusé en 2013 de les abaisser, malgré la crise économique qui réduisait les besoins énergétiques. Ces décisions politiques de la Commission puis du Parlement se traduisent par un excédent d’offre dont la conséquence est un prix du carbone sur le marché inférieur à 10 €, alors qu’il devrait être 3 à 4 fois supérieur pour que le protocole de Kyoto soit respecté. C’est une illustration de la thèse que défend J. Tirole, « ne rien faire tout en faisant sem-blant », l’UE se comportant ici, comme les autres acteurs, en passager clandestin qui détruit le bien commun. Des marchés de droits d’émission limités à certains États (États-Unis) ou expérimentaux dans certaines provinces (Chine) créent des fuites de carbone vers d’autres régions de ces pays.
[6] Le Comité de Bâle pour la supervision des banques réunit les représentants d’une trentaine de banques centrales et fait des recommandations qui ne sont pas juridiquement contraignantes : elles doivent être ratifiées par les autorités nationales ou régionales (Union européenne), ce à quoi les pays membres se sont engagés
[7] Curieusement, le recouvrement est assez large entre les cinq plus gros émetteurs de GES auxquels J. Tirole propose de s’entendre et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais, est-ce si curieux ?
Un accord international contraignant avec un prix mondial du carbone : « pas réaliste » diront certains !
La pensée de J. Tirole est donc solide-ment étayée par des publications scientifiques, nombreuses et convergentes, dont certaines sont des fondements de la science économique. Pourtant les critiques ont été nourries. Passons sur les propos indignes de certains journalistes (« Jean Tirole, théoricien de l’enfumage sur la taxe carbone » titrait L’Humanité du 30 juin 2015, après que G. Le Puill, journaliste forcément très intelligent, ait commis dans ce journal le titre : « Un Nobel d’économie peut-il raisonner comme un abruti ? »). Parmi les chercheurs, ce ne sont pas les bases théoriques ou la rigueur du raisonnement qui ont été attaqués, mais le manque de réalisme de la proposition, cri-tiqué non pas dans des publications scientifiques, mais dans des journaux grand public (Le Monde, Libération). L’argument est que cette proposition est utopique, puisque ni les Américains ni les Chinois n’en veulent. Il faut donc se contenter d’accords pragmatiques et réalistes (Dominique Finon, directeur de recherche émérite au CIRED-CNRS).
Un autre point du débat porte sur l’unicité du prix du carbone. Tous les économistes ou presque, me semble-t-il, reconnaissent qu’un prix unique est nécessaire pour éviter les « fuites de carbone », déjà évoquées, mais certain ajoutent que c’est irréaliste. Parmi les responsables politiques, Dominique Dron (ancienne Commissaire générale au Développement durable) s’empare de cet argument et considère qu’un prix unique du carbone n’est pas un bon outil d’orientation car l’économie est hétérogène (l’aérien, la chimie, l’agriculture, les ménages, le monde…) si bien qu’il faudrait donner des compensations multiples car « la réalité de la planète des hommes n’est pas soluble dans l’économie. Encore moins dans un outil unique qui serait un prix » (tribune dans Le Monde du 12 juin 2015).
Pour moins émettre il faut émettre moins là où on émet trop
Évidemment, compenser une tarification du carbone par des subventions aux pêcheurs, agriculteurs, transporteurs routiers et aériens, cimentiers, etc. (la liste est longue), ou aux pays gros émetteurs (Chine), si bien que seuls paieraient la taxe les petits émetteurs, coiffeurs, auxiliaires de vie, professeurs, etc. ou les pays déjà vertueux (Suède), reviendrait à ne rien faire. Le prix unique du carbone, pour l’économiste, sert à réorienter la production en changeant durablement les rapports de prix entre les produits ou les pays selon la gravité des dommages causés à la planète. Pour que les émissions nettes diminuent puis disparaissent en 2050 (une nécessité pour les climatologues), il faut, certes, améliorer les technologies, éduquer les populations, s’adapter au réchauffement, mais il faut aussi augmenter les prix, donc réduire la production et l’emploi dans les secteurs les plus émetteurs, et non pas donner des subventions pour continuer à émettre. Pour moins émettre il faut émettre moins là où on émet trop. Un prix unique indique l’intensité des efforts à faire dans cette direction selon les pays et les branches de production. Cela suppose des mesures d’accompagnement, comme des transferts directs en faveur de certains pays ou la reconversion de certains travailleurs de branches de production grosses émettrices.
Un accord international contraignant avec un prix mondial du carbone : seule issue réaliste, répondent climatologues et économistes
Les critiques ci-dessus résumées apportent de l’eau au moulin de J. Tirole en expliquant l’attentisme pratiqué avec constance depuis 25 ans. La tarification du carbone, sur laquelle les économistes s’accordent largement 8, fut enterrée par les négociateurs dans l’indifférence générale, nous dit l’auteur, au profit d’engagements volontaires des COP de Copenhague ou de Paris (les Intended nationally determined contributions, INDC). Or, « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent » (p. 282). Chacun agissant comme un passager clandestin, la tragédie des communs se déroule sous nos yeux. C’est ce que J. Tirole démontre, et que la réalité vient, hélas, confirmer. CQFD. La science économique est utile, nous dit-il, mais elle ne l’est pas si les décideurs adoptent le comportement de passager clandestin prédit par la théorie et se voilent les yeux pour ne pas voir ses enseignements.
Certes, un accord des principaux émetteurs de GES n’est pas gagné. S’ils n’y parviennent pas, il faudra convoquer devant eux les climatologues (le GIEC est auréolé du prix Nobel) pour leur expliquer à nouveau l’effet de serre et les économistes pour leur expliquer le passager clandestin et les fuites de carbone (plu-sieurs prix de la Banque de Suède, dit « prix Nobel d’économie », peuvent le faire, dont J. Tirole), jusqu’à les convaincre. Pour éviter la catastrophe climatique, c’est de ce côté-là qu’est le réalisme.
[8] De même qu’il y a des climato-sceptiques parmi les climatologues on trouve certains économistes sceptiques face au principe de tarification du carbone. Tout en accep-tant ce principe, il en est davantage qui doutent de sa fai-sabilité.
Faire de l’économie une science utile
Ja recension de l’ouvrage de Jean Tirole Économie du bien commun 1 dans le numéro 12 de La revue foncière concluait : « le débat est ouvert ». L’intention du prix Nobel dans ce livre est de montrer que l’économie est une science utile. Nous illustrons cette thèse à propos de sa proposition pour lutter contre le changement climatique, qui a suscité, en effet, débat et avec une question plus familière des lecteurs de La revue foncière, les aides personnalisées au logement locatif.
[1] Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, 2016, 629 p.