La responsabilité des propriétaires de terrains contaminés

par et | 15 Juil 2015 | Jurisprudence européenne

CJUE 4 mars 2015, C-534/13, Ministero dell’Ambiente e della Tutela del Territorio e del Mare, Ministero della Salute, Ispra – Istituto Superiore per la Protezione e la Ricerca Ambientale c. Fipa Group Srl 

La ville italienne de Carrare est plus connue pour son marbre que pour ses pollutions historiques. Et pourtant, au milieu du siècle dernier, de nombreuses activités s’y sont déployées, laissant derrière elles d’importantes pollutions. Tel était le cas dans l’affaire en cause ayant suscité un renvoi préjudiciel du Conseil d’État italien auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. En l’espèce, à la suite de ventes successives, trois sociétés s’étaient retrouvées propriétaires de terrains contaminés à Massa Carrara, ville voisine de Carrare. Aucune d’entre elles n’était à l’origine de la pollution des sols attribuée à deux sociétés appartenant au groupe industriel Montedison SpA – devenu Edison SpA – ayant exploité, entre les années soixante et quatre-vingt, un site de production d’insecticides et de désherbants.

Gravement pollués par du dichloroéthane et de l’ammoniaque, une partie des terrains avait été « bonifiée » en 1995, de manière insuffisante, avant d’être qualifiée de « sites d’intérêt national de Massa Carrara » aux fins de réhabilitation. Cela n’avait, semble-t-il, pas empêché ces terrains de trouver acquéreurs, les derniers propriétaires se voyant néanmoins imposer, en 2007 et 2011, des prescriptions de « sécurisation d’urgence » par l’administration, consistant en la réalisation de mesures de protection de la nappe phréatique et des mesures de réhabilitation.

Les sociétés en cause, arguant du fait qu’elles n’étaient pas les auteurs de la pollution constatée, avaient obtenu, devant le tribunal administratif régional de Toscane, l’annulation des prescriptions administratives, en ce que celles-ci allaient à l’encontre du principe pollueur-payeur. Il faut dire que la réglementation italienne, en cas d’impossibilité d’identifier le responsable de la contamination ou encore d’obtenir de ce dernier les mesures de réparation, ne permet pas à l’administration d’imposer la mise en œuvre de mesures de sécurisation d’urgence ou de réhabilitation au propriétaire non responsable de la pollution. Tout au plus est-il prévu, à la charge de ce dernier, une responsabilité patrimoniale limitée à la valeur du site après la mise en œuvre des mesures de réhabilitation.

Le ministère de l’Environnement et de la Santé ayant interjeté appel du jugement, l’Assemblée plénière du Conseil d’État s’est tournée vers la Cour de justice de l’Union européenne, en arguant de la division d’opinion au sein des juridictions italiennes. En effet, se fondant sur les principes de précaution, d’action préventive et sur le principe pollueur-payeur, propres au droit de l’Union, certaines juridictions considèrent qu’il est tout à fait légitime d’imposer à un propriétaire des mesures de sécurisation d’urgence et de réhabilitation indépendamment de toute participation à la pollution. Mais la majorité d’entre elles et le Conseil d’État en fait partie, exclut toute obligation en ce sens.

La Cour de justice de l’Union européenne va se prononcer successivement sur la conformité de la législation italienne, d’une part, aux principes généraux du droit de l’environnement et, d’autre part, à certaines dispositions de la directive 2004/35 sur la responsabilité environnementale[1]. Sur le premier point, l’affaire est rapidement expédiée. À partir du moment où l’article 191, § 2, TFUE s’adresse à l’action de l’Union, cette disposition ne saurait être invoquée en tant que telle par des particuliers aux fins d’exclure l’application d’une réglementation nationale alors qu’aucune réglementation de l’Union ne couvre la situation concernée. De même, l’article 191, § 2, TFUE ne saurait être invoqué par les autorités compétentes en matière d’environnement pour imposer, en l’absence de fondement juridique national, des mesures de prévention et de réparation.

Le second point était plus délicat. S’agissant tout d’abord de l’application ratione temporis de la directive 20014/35, la Cour relève que, au regard des éléments factuels du dossier dont elle dispose, il est douteux que la directive soit applicable[2]. Elle renvoie néanmoins à la juridiction nationale le soin de vérifier son applicabilité, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre son raisonnement pour le cas où la dite juridiction répondrait par l’affirmative. La Cour relève ainsi que le régime de responsabilité environnementale de la directive 2004/35 repose fortement sur l’identification d’un exploitant qui peut être qualifié de responsable. En effet, le fondement principal de la directive est que l’exploitant dont l’activité a causé un dommage environnemental ou une menace de dommage soit tenu d’en répondre financièrement. Il lui appartient de proposer les mesures de réparation qu’il estime adéquates. La Cour, après avoir rappelé que seuls les professionnels relèvent du champ d’application de la responsabilité environnementale, constate qu’aucun des propriétaires visés par les prescriptions de remise en état à Massa Carrara n’exerce une activité entrant dans le champ d’application de l’annexe III de la directive 2004/35. La responsabilité objective ne leur est donc pas applicable. Il faudra donc démontrer une faute dans leur chef en plus du lien de causalité puisque ce dernier est inhérent aux deux régimes de responsabilité, sachant que « lorsqu’aucun lien de causalité ne peut être établi entre le dommage environnemental et l’activité de l’exploitant, cette situation relève du droit national (…) »[3]. Se reportant au droit italien, la Cour rappelle que les États ont toujours la faculté de prendre des dispositions plus sévères, eu égard au fondement juridique de la directive 2004/35[4]. Mais cette possibilité est, selon la Cour, toute relative en l’espèce dans la mesure où le droit italien ne permet pas d’imposer au propriétaire non responsable de la pollution, des mesures de réparation en nature. Cela l’amène à conclure que « la directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal, qui, lorsqu’il est impossible d’identifier le responsable de la pollution d’un terrain ou d’obtenir de ce dernier les mesures de réparation, ne permet pas à l’autorité compétente d’imposer l’exécution des mesures de prévention et de réparation au propriétaire de ce terrain, non responsable de la pollution, celui-ci étant seulement tenu au remboursement des frais relatifs aux interventions effectuées par l’autorité compétente dans la limite de la valeur de marché du site, déterminée après l’exécution de ces interventions ».

Rappelons qu’en droit français, les juridictions tant administratives que civiles ont été saisies de la question de la responsabilité du propriétaire d’un terrain contaminé. Le Conseil d’État a d’abord développé, en juillet 2011, la théorie selon laquelle le propriétaire d’un terrain sur lequel les déchets ont été abandonnés doit être considéré comme leur détenteur s’il est établi qu’il a permis cet abandon par sa négligence ou par sa complaisance[5]. En mars 2013[6], il affirmait clairement que la responsabilité du propriétaire d’un terrain contaminé par des déchets revêt un caractère subsidiaire par rapport à celle encourue par le producteur. En octobre 2014, il a relevé une autre hypothèse de la responsabilité du propriétaire du site : celle de la connaissance par l’acquéreur du terrain de l’existence des déchets sur le site et de la défaillance de leur responsable[7]. La Cour de cassation s’est alignée sur ces solutions en estimant de son côté qu’ « en l’absence de tout autre responsable, le propriétaire d’un terrain où des déchets ont été entreposés en est, à ce seul titre, le détenteur au sens des articles L. 541-1 et suivants du code de l’environnement[8] (…) à moins qu’il ne démontre être étranger au fait de leur abandon et ne l’avoir pas permis ou facilité par négligence ou complaisance »[9]. Finalement, la loi Alur du 24 mars 2014[10] prend acte de cette jurisprudence en retenant, au titre de la législation sur les sites et sols pollués, en premier lieu la responsabilité de l’exploitant de l’installation, puis celle du producteur des déchets ou du détenteur fautif des déchets, enfin la responsabilité, à titre subsidiaire du propriétaire des déchets s’il a fait preuve de négligence ou s’il n’est pas étranger à cette pollution[11].

[1] En particulier, les articles 1er et 8, § 3 et les considérants 13 et 24.

[2] § 43.

[3] § 59.

[4] Art. 16 dir. 2004/35 renvoyant à l’art. 193 TFUE

[5] CE 26 juil. 2011, Commune de Palais-sur-Vienne, req. n° 328651.

[6] CE 1er mars 2013, n° 348912 et 354188.

[7] CE 24 oct. 2014, req. n° 361231.

[8] C’est-à-dire au sens du droit des déchets.

[9] Cass. 3e civ., 11 juil. 2012, n° 11-10478.

[10] Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (JORF n° 0072 du 26 mars 2014 p. 5809).

[11] Art. L. 556-3 C. env.

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