A l’occasion du colloque de 2024, Thierry Vilmin commente l’ouvrage d’Edgard Pisani, « Utopie foncière », publié en 1977 aux éditions Gallimard, Air du temps 2. L’objet du colloque de 2024 n’est pas de discuter les idées et propositions d’Edgard Pisani. Mais elles restent toujours une référence sur la question.
Déjà en 1977, l’utopie foncière…
Les plus anciens d’entre-nous se souviennent qu’un livre intitulé « Utopie foncière » était paru en 1977, il y a 47 ans, sous la plume d’Edgard Pisani. Il avait été ministre de l’agriculture de 1961 à 1966 puis ministre de l’équipement de 1966 à 1967 dans les gouvernements du Général de Gaulle, avant de démissionner en 1967 et de se rapprocher du Parti Socialiste. Dans ces deux postes ministériels, Pisani s’était trouvé confronté à la question foncière, agricole puis urbaine. Il avait ainsi pu mesurer à quel point cette question handicapait le développement de la France. Développement qui était envisagé dans une perspective productiviste, partagée à l’époque par une grande partie des forces politiques, bien loin des préoccupations actuelles sur le climat ou le zéro artificialisation nette qui seront les leitmotivs de nos réflexions lors du colloque coorganisé par Fonciers-en-débat et l’Etablissement public foncier de Haute-Savoie à Evian.
Dans ce livre, sans doute bien oublié aujourd’hui, Edgard Pisani se livre d’abord à un travail d’historien de la propriété foncière. La deuxième partie de l’ouvrage se présente comme un projet de loi avec ses articles commentés en détail. Projet de loi qu’il reconnaissait lui-même comme utopique mais qui traçait une voie à très long terme, celle de l’acquisition publique progressive du territoire de la nation à l’échelle de plusieurs générations.
Bien sûr, chacun sait que cette utopie ne s’est pas réalisée et qu’aucun gouvernement, même de gauche, ne s’est risqué à mettre en discussion un projet aussi radical. Mais ça et là certaines idées ont fait leur chemin et ont donné lieu à des mises en œuvre ponctuelles.
Edgard Pisani « historien » de la propriété foncière
Le mot « historien » est mis entre guillemets car en fait dans ce livre Edgard Pisani ne cherche pas à faire un travail académique et encore moins scientifique. Il n’affiche aucune ambition de ce genre, au point qu’il s’est dispensé de donner les références des auteurs qui ont pu l’inspirer. Son propos est avant tout politique et militant et la lecture qu’il fait de l’histoire de la propriété foncière lui est tout à fait personnelle !
La question foncière remonte au néolithique, à l’époque où les hommes se sont sédentarisés après avoir abandonné la chasse et la cueillette pour se livrer à l’agriculture et à l’élevage. « On imagine quel effort d’élaboration juridique a dû se déployer [..] lorsque l’humanité devenant sédentaire, il a fallu définir sur des bases toutes nouvelles les rapports de l’homme et de la terre ; c’est-à-dire en définitive, les rapports des hommes entre eux… » (p. 28).
L’auteur évoque ensuite la République puis l’Empire romain. « … pour les Romains la propriété est moins un droit des individus qu’une obligation sociale. Elle n’est l’attribut que des seuls citoyens : l’appartenance à la communauté organique donne seule accès à la propriété du sol, et non l’inverse ; la conservation de cette propriété n’est nécessaire au maintien dans la citoyenneté que dans la mesure où elle fournit les moyens économiques et surtout militaires d’assurer les obligations qui en découlent ; » (p. 31 et 32).
Au Moyen-Age « … le chef est celui qui possède la terre et qui, la possédant et la mettant à disposition, tisse autour de lui tout un réseau de relations de domination. » (p. 36). Mais Pisani souligne l’aspect communautaire des villages paysans qui atténue le caractère rigoureux du lien féodal. Aspect communautaire qui disparaît après 1789.
En effet, le point de bascule historique est la Révolution Française et plus précisément Thermidor, quand, selon une lecture marxiste, la bourgeoisie fait triompher sa conception individualiste et libérale de la propriété. « … le faible, solitaire et démuni » est opposé au « possédant dont la propriété devient ainsi pouvoir. » (p. 37).
En somme, avec la révolution bourgeoise, « … la propriété n’a plus aucune limite sinon la propriété d’autrui et, dans une certaine limite, l’intérêt public. » (p. 46). La terre devient un bien marchand. Elle perd sa dimension « communautaire et populaire d’une propriété collective et d’une propriété privée grevée de servitudes publiques au profit de la communauté villageoise. » (p. 47).
Un chapitre du livre est consacré à Haussmann, aménageur visionnaire. Le préfet Haussmann a bénéficié de l’élargissement du champ de l’expropriation, auparavant limitée à l’emprise stricte des voies à créer. Mais il a été aussi l’agent objectif des bourgeois rentiers de l’immobilier qui vont être les bénéficiaires du remodelage urbain.
Si Edgard Pisani se déclare l’ennemi de la propriété foncière, il ne semble pas faire preuve d’autant d’animosité à l’égard du capital industriel dont il ne mentionne à aucun moment le caractère d’exploitation des travailleurs. Il relève même l’existence d’un antagonisme avec la propriété foncière : « En effet, le maître mot de la rationalité capitaliste est l’entreprise (et la liberté d’entreprise), non la propriété. Or les deux notions peuvent être contradictoires.» (p.66).
La propriété foncière a été historiquement en France un frein au développement du capitalisme. Pisani rejoint Karl Marx pour expliquer que le retard industriel de la France par rapport à d’autres pays comme l’Angleterre ou l’Allemagne, serait dû à la prééminence et au caractère parcellaire de la propriété foncière (p. 66).
Mais mis à part cette comparaison, Pisani reste dans un contexte franco-français. Il ne parle pas de la question foncière dans les autres pays sauf à vanter ce qu’il a vu en Suède (social-démocrate à l’époque) : « Je rentre de Stockholm rempli d’admiration et riche de deux leçons au moins : l’appropriation collective du sol et la concession de longue durée constituent le seul système qui réponde en même temps aux besoins de l’urbanisme et aux exigences d’une certaine moralité publique, tout en permettant le développement d’un système économique dynamique. » (p. 5).
Modèle suédois qui va grandement l’inspirer pour ses propositions « utopiques ».
Les propositions « utopiques »
Ces propositions sont exposées en la forme d’un projet de loi d’orientation détaillé article par article (gymnastique intellectuelle sans doute familière à l’ancien ministre).
Le titre 1 définit la politique d’aménagement du territoire et du cadre de vie et ses objectifs. La maîtrise publique du sol n’est pas un but en soi mais seulement un moyen de cette politique.
Maîtrise des sols ruraux aussi bien qu’urbains. En effet, Pisani explique : « Au niveau de l’agriculture, le concept de propriété foncière prend le pas sur le concept d’exploitation et paralyse toute politique volontariste de l’espace rural. Au niveau de la ville, la propriété privée des terrains à bâtir est l’obstacle principal à une urbanisation rationnelle, c’est-à-dire, à la fois planifiée, fonctionnelle et amène ; elle gêne le développement de la production de l’espace bâti. » (p. 71).
Que ce soit pour l’agriculture ou l’aménagement urbain, la propriété foncière est donc l’obstacle primordial à la modernisation du pays.
Comme Ministre de l’agriculture, Edgard Pisani avait relevé que le fermage (par un locataire) est souvent plus productif que le faire-valoir direct (par un propriétaire).
Comme Ministre de l’équipement, il avait pu observer les mécanismes de spéculation foncière et d’enrichissement sans cause. Ayant donné sa démission quelques mois plus tôt, il ne sera plus ministre lors du vote de la Loi d’Orientation Foncière (LOF) en décembre 1967. Mais il a en partie inspiré le contenu de celle-ci, à commencer par l’instauration d’un impôt foncier : la taxe d’urbanisation[1] sur les terrains rendus constructibles par les plans d’occupation des sols.
Dix ans plus tard, le projet de loi qu’il suggère dans son livre est bien plus radical : « une tentative de renversement des valeurs et des modes de raisonnement, une nouvelle définition des rapports de l’homme et de la terre, l’affirmation de principes politiques nouveaux. » (p. 91). En effet, il ne prévoit rien moins que l’acquisition publique graduelle de la totalité des sols, agricoles, forestiers et urbains du territoire national.
Dans le commentaire de ce titre 1, il est bien spécifié que la mise en œuvre de cette politique foncière ne peut être qu’à l’échelon local et de manière participative. Tout au long du livre, Pisani anticipe la décentralisation qui sera mise en place quatre ans plus tard. L’échelon privilégié est la région qui établit tous les cinq ans un plan d’aménagement du territoire et du cadre de vie (article 5).
Ce premier titre précise en son article 2 que l’aménagement du territoire a pour objectif « de préserver ou de rétablir les équilibres biologiques et écologiques ». Préoccupation environnementale qui n’est jamais absente de ses propositions.
Le titre 2 crée un Livre Foncier et Immobilier général (article 8). En effet, la politique préconisée doit être éclairée par une connaissance précise de la réalité foncière. Or celle-ci est le domaine du secret, aussi bien de la part des propriétaires que des administrations publiques, se plaint Pisani.
Ce livre foncier serait alimenté par les propriétaires eux-mêmes, avec l’obligation de déclarer chaque année les valeurs auxquelles ils apprécient leurs biens. Cette valeur est ensuite opposable, notamment si la collectivité locale se porte acquéreur. On imagine rétrospectivement le tapage qu’aurait provoqué cette mesure bureaucratique quasi vexatoire pour les propriétaires…
D’autant que le Livre Foncier aurait servi de base à la collecte de l’impôt foncier, autre sujet révolutionnaire et objet du titre 3 de la proposition de loi d’orientation. Les rentrées de cet impôt profiteraient aux communes, départements et régions, et non à l’Etat.
Son objectif, outre la récupération de la rente foncière, agricole ou urbaine, au profit de la collectivité, serait de fluidifier le marché foncier en incitant les propriétaires à vendre leurs biens, désormais grevés d’un coût annuel de rétention conséquent.
Le taux, d’un maximum de 2,5% de la valeur déclarée des parcelles, incluant les constructions, serait fixé par les collectivités. Une première tranche de 0,5% serait affectée à un fonds régional pour l’aménagement du territoire. Une seconde, entre 0,5 et 1%, serait versée au budget de la commune. Une dernière tranche de 0,5% est affectée à la péréquation entre régions.
Ces ressources nouvelles pour les communes leur permettraient d’alimenter le budget des offices fonciers décrits dans le titre 4, ayant vocation à détenir « progressivement » la totalité des sols naturels et urbains (« dans un siècle ou plus » estime Pisani).
A nouveau, Edgard Pisani anticipe sur la décentralisation à venir : les offices fonciers sont conçus comme des structures intercommunales dans la dépendance des communes et non comme une administration d’Etat déconcentrée. L’adhésion à un office foncier est obligatoire pour toutes les communes.
Les offices fonciers disposent d’un droit de préemption et eux-seuls peuvent se porter acquéreur des biens venant sur le marché. Ils bénéficient ainsi d’un monopole à l’achat (monopsone) des terrains et des immeubles. Le prix d’acquisition par l’office est le prix déclaré par le propriétaire au Livre Foncier.
Selon la proposition de loi d’orientation, l’office ne peut en aucun cas revendre les biens qu’il a acquis. Il peut simplement en concéder l’usage contre une redevance annuelle. La relation qui s’établit entre l’office foncier et le concessionnaire est donc une relation contractuelle. Toutes les servitudes grevant le bien sont mentionnées dans le contrat, y compris les servitudes d’urbanisme qui figuraient auparavant dans les documents opposables tels que les plans d’occupation des sols. En un sens, le contrat de concession peut servir de cahier des charges de cession de terrain, comme en ZAC.
Au passage, la redevance est une ressource pour l’office foncier, et par conséquent pour la commune.
Dans la loi proposée par Pisani, les droits d’occupation d’un terrain pour la résidence principale sont attribués sans limitation de durée dès lors qu’ils sont transmis en ligne successorale directe. Il en va de même pour les terres agricoles des exploitations familiales.
En intitulant son ouvrage « Utopie Foncière », Edgard Pisani ne se faisait certainement pas trop d’illusion sur sa probabilité d’acceptation et de mise en œuvre. Mais il espérait sans doute semer des graines dans l’espoir qu’elles germent un jour.
De l’utopie à la réalité
A la page 96, Pisani écrit : « L’appropriation privative du sol n’est qu’un accident historique. ». De 1991, disparition du bloc communiste, à 2016, date de son décès, il a certainement eu le temps de constater qu’il n’en était rien. Les pays d’Europe qui étaient devenus communistes après 1945 ont restitué leurs biens aux anciens propriétaires. Les pays issus de l’ancienne URSS ne les ont pas restitués mais ils ont largement privatisé le foncier et l’immobilier.
Certes des établissements publics fonciers (EPF) ont vu le jour partout en France. Cependant leur vocation est bien différente de celle des offices fonciers. Ils acquièrent des biens mais pour les remettre ensuite sur le marché. Seuls les terrains acquis par les collectivités, ou avec leur aide, destinés à des constructions sociales en bail réel solidaire (BRS) ont vocation à rester en propriété publique pour une durée indéterminée. Mais leur surface totale est tout à fait minime comparée à l’ espoir de Pisani de faire acquérir progressivement par les offices fonciers l’ensemble du territoire national.
L’impôt foncier sur une assiette déclarative annuelle qui faisait partie du programme commun de la Gauche en 1981 n’a jamais été mis en œuvre ni même discuté au Parlement. Cependant, ces dernières décennies, des dispositifs divers de taxation des terrains juridiquement constructibles ont été institués (toutefois à des niveaux bien inférieurs à ce qu’aurait été une véritable taxe d’urbanisation). Et de manière tout à fait paradoxale, la suppression de la taxe d’habitation par Emmanuel Macron a conduit beaucoup de collectivités à augmenter la taxe foncière et ainsi alourdir le poids des prélèvements fiscaux sur le foncier.
La connaissance du foncier qu’appelait de ses vœux Edgard Pisani à travers le livre foncier a beaucoup progressé. Des observatoires et des systèmes d’information géographique ont été mis en place à peu près partout. Et le secret des transactions a été levé (en partie grâce au rôle d’aiguillon de feue l’Association des Etudes Foncières…).
Mais le domaine où les aspirations d’Edgard Pisani ont été le mieux entendues est précisément celui qui est le thème des journées d’étude d’Evian: la vision écosystémique du foncier menant à l’appropriation publique progressive des espaces naturels remarquables, politique qui fait consensus dans l’opinion. En effet, depuis la parution d’ « Utopie Foncière » en 1977, beaucoup d’institutions et de dispositifs ont été créés : le Conservatoire du Littoral, les divers conservatoires d’espaces naturels des régions, les Espaces Naturels Sensibles et leur financement par la TDENS, etc.
Dans cette vision écosystémique du foncier, Edgard Pisani n’était donc pas si utopiste qu’il le pensait…
[1] La taxe d’urbanisation telle que prévue dans la LOF n’a jamais été mise en œuvre. Elle a été de fait remplacée par la taxe locale d’équipement (devenue plus tard la taxe d’aménagement) qui était au départ un dispositif provisoire en attendant que les POS aient été élaborés et aient désignés les terrains constructibles. Il s’agit donc d’une taxe perçue au moment de la construction effective, et non pas au moment où le terrain devient juridiquement constructible, ce qui en change radicalement la portée.