Le sol et le sang. La famille et la reproduction sociale en France du Moyen-Âge au XIXe siècle [Jérôme-Luther Viret]

par | 16 Nov 2014 | Lectures-Ouvrages, Ressources

Il ne faut pas se laisser abuser ou appâter par le titre accrocheur de ce gros ouvrage de 491 pages à la typographie serrée. Ce n’est pas une « heroic fantasy » revisitée par un lecteur lointain de Maurice Barrès que les éditions du CNRS ont choisi de nous donner à lire, mais le très sérieux mémoire rédigé par un jeune historien-chercheur en vue de sa soutenance d’habilitation à diriger des recherches. Mieux que toute titraille, le sous-titre en évoque l’esprit et l’ambition : « La famille et la reproduction sociale en France du Moyen-Âge au XIXe siècle ». L’auteur s’y propose « d’écrire une sorte d’histoire de France, centrée sur la famille et sur la constitution sociale et politique de ce pays, depuis le XIe siècle jusque vers le milieu du XIXe siècle ». Il y est beaucoup plus question en fait de famille et de droit privé que de « constitution sociale et politique », des campagnes que des villes et la partie consacrée au Moyen-Âge et à l’Ancien Régime coutumier occupe 340 pages contre 65 pour la période postérieure à 1789. Tant il est difficile d’échapper aux pesanteurs d’une discipline ! L’ouvrage vaut par son érudition et la masse des études historiques compilées. Il s’agit généralement d’articles universitaires, de thèses et de monographies portant sur le droit coutumier et l’anthropologie rurale, récemment publiées dans des revues spécialisées, et il est très commode pour un lecteur non-spécialiste de l’histoire des structures familiales en France de disposer ainsi d’un aperçu panoramique de l’état actuel des recherches sur la question. Était-il possible d’aller plus loin que ce recensement bibliographique ? Le sujet est d’une ampleur qui découragerait l’énergie de Bouvard et Pécuchet, tant par son étendue (9 siècles !) que par le nombre de sujets humains concernés (la totalité des hommes et femmes ayant peuplé le territoire français durant cette période). Pour affronter cette myriade ou cette immensité, de quoi l’historien dispose-t-il ? Des contrats de mariage ou actes de succession dormant dans les minutiers des notaires dans lesquels tel ou tel chercheur, au hasard de sa naissance ou son affectation universitaire, au hasard également de la disponibilité effective des documents, effectuera des sondes plus ou moins étroitement délimitées a n de « faire progresser la recherche », quitte à ce que cette recherche porte sur des points minuscules. Aussi la bibliographie rassemblée par M. Viret a-t-elle beau occuper 55 pages de son ouvrage, elle apparaît en réalité très pauvre et fragmentaire au regard du projet qui a été le sien d’écrire une « histoire de la famille et de la reproduction sociale en France ». Le contraste entre l’ampleur de ce projet et le caractère parcellaire et menu de sa base empirique conduit à faire reposer un sous-chapitre au titre hardiment synthétique : « le déclin des communautés et le progrès de l’individualisme » sur une seule étude dont l’ambition est beaucoup plus sagement modeste puisqu’elle porte sur : « les effets pécuniaires du mariage en Nivernais du XVIe au XVIIIème siècle ».

À la vérité, ces embardées sont rares. M. Viret se mé e des « théories uni antes » et, en tout état de cause, le cadre universi- taire dans lequel il a rédigé son ouvrage, le temps et l’énergie qu’il lui a fallu dépenser pour dépouiller la littérature existante et en rendre compte de manière respectueuse ne pouvait l’inciter à l’audace. Il a dédié son ouvrage à son directeur de soutenance, bien évidemment, mais aussi à Emma- nuelTodd.Onnesaitpastrèsbien ce qu’il lui doit tant il le cite peu. En tout cas, il ne lui emprunte ni ses catégorisations tranchées ni sa cartographie des bons comporte- ments familiaux. M. Viret n’a pas davantage cherché à rendre son ouvrage plus attrayant en choisis- sant, parmi le foisonnement des structures familiales de l’ancienne France, l’une qui aurait sa préfé- rence (famille-souche ou famille nucléaire) et dont il n’aurait eu ensuite qu’à retracer avec nostal- gie ou avec entrain le déclin ou l’essor, comme Frédéric le Play et Edward Shorter l’ont fait à leur manière et en leur temps. Notre ancien droit civil autorisait, en matière d’organisation des biens et des personnes, une telle variété de con gurations contractuelles qu’on ne peut à la fois vouloir en tracer l‘inventaire et en déga- ger des conclusions précises et encore moins des synthèses am- boyantes. Chaque fois d’ailleurs que M. Viret s’essaie, à la n de ses chapitres, à hasarder une généralité (comme, par exemple, la distinction, au demeurant classique et qui justifie le titre retenu, entre une France septentrionale privilégiant « le lignage et le sang » et une France méridionale mettant en oeuvre « le principe de résidence, une logique centrée sur la terre »), il la nuance et la corrige aussitôt, tant il lui est facile de trouver, à chaque ligne de fracture, des exceptions qui en adoucissent et en obscurcissent les contours.

Il s’agit donc au total d’un ouvrage probe et savant que gâchent une problématique trop générale et une présentation éditoriale paresseuse : le sujet et la méthode retenus ne correspondent pas au « stimulant » essai annoncé et l’absence d’index rend inexploitable, d’un point-de-vue de consultation documentaire, l’impressionnante compilation réalisée par l’auteur. En n on peut regretter la sècheresse des analyses et de l’écriture. Peut-être sont- elles dues sans doute au matériau de base utilisé, exclusivement uni- versitaire et contemporain. Mais ne faut-il pas également incriminer un parti pris de retenue ou de froideur de ton destiné à marquer l’appartenance à la corporation scientifique ? M. Viret, tout en reconnaissant, dans les modes de reproduction et de transmis- sion étudiés, l’importance de « valeurs » inspiratrices, irréductibles au simple souci de la subsistance comme à l’utilisation pragmatique d’une « boîte à outils » juridique, répugne à évoquer ce que ces valeurs pouvaient avoir d’irrationnel et de passionnel. Pourtant, il n’aurait pas été inin- téressant de faire appel, autrement que pour attirer l’œil des lecteurs, aux puissances de suggestion et de fascination qu’ont pu éveiller, dans les campagnes d’autrefois comme dans celles d’aujourd’hui, dans la longue durée comme dans la courte, ces mots si forte- ment connotés de « sang » et de «sol».

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