ACTUALITES du 28 novembre 2023
Le décret sur la nomenclature des sols, dont la version mise en consultation publique est discutée dans cet article, a été publié le 27 novembre 2023. Hormis des ajustements mineurs, les éléments discutés dans cet article ont été maintenus dans le décret publié. Cet article peut donc être considéré comme une discussion du décret en vigueur.
Lire le texte du décret sur le site du journal officiel
Au printemps 2022, plusieurs décrets ont été publiés pour préciser les modalités d’application de la loi Climat et Résilience en matière de lutte contre l’artificialisation des sols. Si l’objectif de parvenir à une artificialisation nette égale à zéro en 2050 n’est, à quelques exceptions près[1], guère contesté, ces décrets sont pour leur part très loin d’avoir fait l’unanimité. Ils ont été très discutés parmi les spécialistes, ce dont Fonciers en débat s’est fait l’écho à plusieurs reprises[2]. Les décrets ont aussi été contestés par de nombreux élus, avec notamment un recours devant le conseil d’Etat de l’Association des maires de France et le lancement en septembre 2022 par le Sénat d’une « mission conjointe de contrôle », mission qui a abouti à une proposition de loi visant à « faciliter la mise en œuvre des objectifs de zéro artificialisation nette ».
Dans ce contexte, le ministre de la Transition écologique nommé en juillet 2022, Christophe Béchu, avait très vite promis que ces décrets allaient être révisés, ne serait-ce que pour être applicables, de nombreux points demeurant trop imprécis[3]. Il aura fallu attendre près d’un an pour que la promesse soit tenue : le ministère vient de mettre en consultation publique deux projets de décret, l’un sur la nomenclature visant à catégoriser les sols, l’autre sur les modalités de territorialisation de l’objectif ZAN. La consultation, ouverte le 13 juin dernier sera close le 4 juillet 2023. Ce calendrier concorde avec l’examen par l’Assemblée nationale de la proposition de loi élaborée par le Sénat.
Derrière la technique, des enjeux forts pour les politiques d’urbanisme et d’aménagement
Le présent article est une contribution publique à cette consultation. Il s’inscrit dans la continuité des brèves déjà publiées par Arnaud Bouteille sur la définition de l’artificialisation et concerne la nomenclature annexée au « Projet de décret relatif à l’évaluation et au suivi de l’artificialisation des sols ». Le débat politique se concentre sur l’autre décret, fixant les modalités de territorialisation du ZAN, avec notamment l’épineuse comptabilisation des projets d’intérêts régionaux ou nationaux. La nomenclature des sols artificialisés suscite moins d’intérêt. Le sujet, plus technique, est difficilement appropriable par les non spécialistes. Son caractère technique le fait également paraitre au premier abord moins politique. Les enjeux sont pourtant importants.
Le projet de décret apporte diverses précisions bienvenues. Une première précision, qui semblait aller de soi, mais qu’il valait mieux écrire officiellement, est que la nomenclature n’a pas « vocation à s’appliquer au niveau d’un projet ». La notice indique qu’il s’agit plutôt de faire un bilan des flux d’artificialisation et de désartificialisation à l’échelle des documents de planification et d’urbanisme. En 2050, ce flux devra être égal à zéro (à noter d’ailleurs que, puisque le ZAN est une politique de « zéro », il semble préférable de parler de ZAN plutôt que de « la » ZAN).
Concernant les catégories de surface, une précision concerne les friches, notamment industrielles, dont il est dit qu’elles seront considérées comme artificialisées (catégorie 5° de la nomenclature). Le projet de décret reprend ici des propositions du Sénat qui jugeait essentiel que les friches ne soient pas protégées afin de faciliter la réindustrialisation du pays.
Dans le même esprit, et pour faciliter le déploiement du photovoltaïque, le décret prévoit que, sous certaines réserves (qui restent à préciser par un autre décret), des surfaces non artificialisées couvertes par des panneaux solaires pourront conserver leur statut. Cela devrait notamment concerner les prairies. Les éoliennes ne devraient pas jouir de la même faveur. Rien n’est dit à leur sujet dans le projet de décret mais elles semblent devoir relever de la catégorie 1°. Or leur emprise au sol émergée est de l’ordre de 100 m²[4], au-delà du seuil de 50 m² à partir duquel une surface bâtie est prise en compte.
Ces exemples illustrent à quel point l’artificialisation est une notion dont la définition reste très malléable. En quoi l’agriculture (classée dans la catégorie 7°) n’est-elle pas une artificialisation des sols, notamment au sens de processus « qui imite la nature, qui se substitue à elle »[5] ? De même qu’est-ce qui justifie que les « surfaces d’activités extractives » soient classées comme non artificialisées (catégorie 6°) ? Les carrières sont certes vouées à redevenir des espaces naturels, mais leur durée de vie est longue. D’ailleurs, dans la base Teruti-Lucas[6], elles sont classées dans les surfaces artificialisées. En réalité, la nomenclature ne repose que très partiellement sur la science des sols. D’autres considérations ont souvent prédominé, comme éviter d’ajouter des obstacles supplémentaires aux extensions de carrière, ou préserver le potentiel agronomique du pays, y compris lorsqu’il dépend de pratiques désastreuses pour les qualités pédologiques des sols[7].
Aller au-delà des ENAF
La définition de l’artificialisation retenue par le législateur pour la loi Climat et résilience s’inscrit avant tout dans la continuité des politiques d’aménagement et d’urbanisme, notamment la lutte contre l’étalement urbain. De fait, la définition actuellement en vigueur de l’artificialisation oppose les zones urbanisées aux espaces naturels, agricoles et forestiers, les ENAF. Ainsi, entre 2021 et 2031 les extensions urbaines sont limitées à la moitié de ce qui a été observé lors de la décennie précédente. C’est seulement ensuite que s’appliquera la nomenclature discutée ici.
L’enjeu est de préciser la part des surfaces urbanisées qui pourront être considérées comme non artificialisées. Il s’agit notamment de statuer sur les espaces végétalisés ou perméables situés dans les agglomérations bâties. Jusqu’où les parcs des villes doivent-ils être considérés comme plus artificiels que les champs de l’agriculture intensive ? De même, comment catégoriser les sols urbanisés mais perméables ? L’enjeu est considérable. D’après la base Teruti-Lucas, plus de la moitié des sols catégorisés comme artificiels sont perméables. Si on définissait l’artificialisation par la seule imperméabilité (ce que font beaucoup de spécialistes du sujet), le taux d’artificialisation pourrait être divisé par plus de deux, passant de 9 % à 4 % de la France métropolitaine selon les dernières données disponibles, publiées en 2022[8]. La nomenclature va permettre de préciser le placement du curseur entre ces bornes.
Cette nomenclature servira aussi de base à l’application des mesures de compensation qui sont au cœur de la politique du « zéro net ». Les mécanismes de la compensation sont encore loin d’être clairs et le sujet suscite de nombreux débats, au point que certains doutent de son applicabilité[9]. Mais en principe, les extensions de surfaces artificialisées devront être compensées par des extensions de surfaces non artificialisées. Dans cette perspective, le décret précise à quelles conditions un parc créé suite à la démolition d’un îlot dans le cadre de la rénovation d’un centre ancien dégradé pourra être considéré comme une désartificialisation. Le décret détermine également les extensions pavillonnaires qui pourraient être compensées par cette désartificialisation.
Ainsi, l’article 1 du décret précise que « peuvent être considérées comme des surfaces non artificialisées au sens de la nomenclature […] les surfaces dont les sols sont végétalisés et sont à usage de parc ou de jardin public. Elles peuvent être qualifiées comme des surfaces relevant des catégories 9° ou 10° à partir des mêmes seuils de référence applicables »[10]. La démolition prise en exemple pourrait donc être une désartificialisation, si le parc ou le jardin est végétalisé et si la surface végétalisée dépasse les « seuils de référence applicables ».
La définition de ces « seuils de référence » est un apport essentiel de la nouvelle nomenclature. Dans le décret actuellement en vigueur, ces seuils n’étaient pas fixés. La chose était renvoyée à la publication d’un arrêté, publication qui restait en attente, ce qui laissait le décret inapplicable. Ces seuils déterminent en effet la superficie à partir de laquelle une couverture peut être prise en considération. Deux seuils ont été fixés, le premier, déjà évoqué, concerne uniquement la catégorie 1°, celle des surfaces bâties. Il est fixé à 50 m2. Le second concerne toutes les autres catégories de surfaces et est fixé à 2500 m². Par conséquent, la surface végétalisée créée devra couvrir au moins 2500 m² pour être considérée comme une opération de désartificialisation.
Les jardins privés des banlieues chics protégés
Pour l’autre côté de la balance, à savoir la mesure de l’artificialisation occasionnée par les extensions pavillonnaires, les choses sont plus compliquées. Pour ce qui est des maisons, elles ne seront décomptées que si leur emprise dépasse 50 m². Des cabanes ou des garages séparés ne seront donc pas nécessairement décomptés. Le sort des jardins, quant à lui, dépendra de nombreux critères.
Ces critères résultent des débats qui ont suivi le vote de la loi Climat et résilience. Beaucoup voulaient préserver les possibilités de construire dans les quartiers pavillonnaires, considérés comme des réserves de densification. On y reviendra. A l’inverse, les constructeurs de maisons individuelles ont évidemment poussé à ce que les jardins soient largement sortis des surfaces artificialisées, pour réduire l’impact des extensions pavillonnaires. D’autres, à l’instar de Jean Cavailhès, s’interrogeaient sur le statut des potagers et des vergers des particuliers[11].
Pour ce qui est des potagers, seuls ceux inclus dans les jardins ouvriers ou familiaux pourront être considérés comme des sols agricoles (catégorie 7°). Il faudra en effet un ensemble d’un seul tenant d’au moins 2500 m². Pour les autres potagers, leur classement dépendra de leur environnement. S’ils sont inclus dans un grand jardin, ils pourront être considérés comme non artificiels (catégorie 10°). A l’inverse dans un petit jardin, ils seront considérés comme artificiels (catégorie 4°).
Grand ne voudra pas nécessairement dire d’une superficie supérieure à 2500 m². Le seuil sera apprécié en vue aérienne[12], sur la base de « polygones », c’est-à-dire indépendamment des limites parcellaires. Difficile de donner des éléments très précis, mais dans les quartiers d’habitation où les parcelles mesurent 1000 m² (taille moyenne dans le périurbain), des jardins accolés pourront assez fréquemment constituer des ensembles végétalisés de plus de 2500 m².
Mais la taille ne sera pas le seul critère. Pour être considéré comme non artificiel, un polygone composé de jardins devra non seulement être végétalisé, mais aussi compter une certaine part d’arbres. Dans le décret actuellement en vigueur comme dans celui mis en consultation, tous les sols végétalisés ne se valent pas. Parmi eux, le décret distingue les sols « couverts par une végétation herbacée », qui resteront considérés comme artificialisés (catégorie 4°), et ceci quelle que soit leur taille (exception faite des jardins et parcs publics comme on l’a vu). Les gazons tondus à ras seront ainsi considérés comme artificialisés. La restriction fait sens. De tels gazons sont certes relativement perméables mais ils sont peu accueillants pour les insectes[13]. Les terrains de foot (qui peuvent couvrir jusqu’à un hectare) illustrent bien les limites écologiques des sols engazonnés et il aurait été difficile de les classer comme non artificiels. Reste à savoir à partir de quand une surface n’est plus herbacée. Pour cela, il faut lire la note (**) sous la nomenclature : « une surface végétalisée est qualifiée d’herbacée dès lors que moins de 25 % du couvert végétal est arboré ». Donc, si des jardins sont couverts d’arbres pour plus du quart de leur surface, ils pourront être classés comme les parcs publics et intégrer les catégories 9° et 10°.
On peut donc à présent préciser les caractéristiques des extensions pavillonnaires qui pourraient être compensées par l’ouverture d’un parc de 2500 m². Pour une extension avec de l’habitat individuel dense, sur des parcelles de 200 m², il sera possible de réaliser une dizaine de maisons (compte-tenu des superficies occupées par les voies). Pour une extension peu dense avec des parcelles de 3000 m², seule l’emprise au sol des maisons sera décomptée, outre l’emprise des voies. On pourra donc construire plus de maisons qu’avec de l’habitat individuel dense. Bien sûr, cette deuxième option devrait souvent rester théorique, du fait des seuils de densité minimale généralement fixés par les SCoTs. Mais elle ne sera pas empêchée par le décret.
Quoi qu’il en soit, dans les secteurs résidentiels peu denses, les jardins seront protégés, du moment que les arbres y seront suffisamment fréquents. Ainsi, dans les espaces ruraux, dans le périurbain mais aussi dans les banlieues chics, de nombreux jardins de maison individuelle pourront être classés comme non artificialisés. Et si des arbres manquent à l’appel, les propriétaires qui voudront limiter la densification de leur quartier sauront quoi faire pour que leurs jardins deviennent protégés. Il leur faudra planter des arbres. On imagine d’ailleurs déjà quelques débats picrocholins autour de la mesure de l’envergure des arbres sur les terrains où ceux-ci sont isolés.
Le décret préservera aussi de nombreux parcs des copropriétés. En revanche, dans les grands ensembles, les espaces libres, largement occupés par des parkings, seront plus souvent considérés comme artificiels.
Enfin, dans les quartiers pavillonnaires des proches banlieues des grandes métropoles, ou dans ceux, plus éloignés, où résident les classes populaires et moyennes, les jardins seront généralement considérés comme artificialisés (catégorie 4°). Faute de pouvoir constituer des polygones végétalisés dépassant le seuil de 2500 m², ces jardins, même couverts d’arbres, et à fortiori de potagers, pourront donc être rendus constructibles sans que cela pèse sur le quota des collectivités locales.
Le cas des terrains de golf
Les greens et les fairways ne constituent qu’une partie des golfs. Selon les organismes professionnels, les surfaces engazonnées représentent environ 20 ha sur une superficie totale moyenne de 50 ha[14]. Tout l’enjeu pour les nouveaux projets sera d’inclure des couverts arborés à hauteur du quart de leur superficie. Les bosquets sont déjà présents sur les terrains et s’ils ne suffisent pas, on peut s’attendre à ce que des bois voisins soient inclus dans les périmètres des projets. Sauf à ce que des précisions soient apportées dans la version définitive du décret sur la définition des polygones, un projet de golf devrait donc pouvoir échapper à la catégorie 4° (qui comprend les espaces dédiés à la production tertiaire, dont les infrastructures sportives) et entrer dans la catégorie 10°, voire pour partie dans la catégorie 9°. Seules d’autres mesures environnementales, comme les dispositifs de protection des zones naturelles ou humides, pourraient alors faire obstacle aux projets de golf[15].
Favoriser la densification dans les quartiers pavillonnaires
Il aurait été possible de choisir un autre seuil que 2500 m². Cependant, en retenant 500 m², comme cela a été envisagé dans des simulations, un plus grand nombre de jardins privés auraient été classés comme non-artificiels. Cela aurait réduit d’autant les possibilités de transformation des quartiers pavillonnaires par extension ou par division parcellaire[16], puisque les constructions nouvelles auraient été considérées comme une artificialisation (du moins dès lors que leur emprise aurait dépassé le seuil de 50 m²). Or, avec la réduction drastique des possibilités de création de nouveaux ensembles pavillonnaires, la densification des quartiers existants apparaît comme essentielle pour continuer à produire des logements, et plus particulièrement pour continuer à construire des maisons[17]. Une enquête approfondie sur les motivations du ministère de la Transition écologique reste à faire, mais on peut sans grand risque d’erreur affirmer que la volonté de préserver le potentiel de densification des quartiers pavillonnaires a joué un rôle déterminant dans le choix d’un seuil de 2500 m².
Cette considération a relégué au second plan les nombreux arguments qui plaident pour un seuil inférieur (les personnes qui ont préparé le projet de décret en sont d’ailleurs conscientes, puisqu’il est indiqué que les seuils pourront être modifiés ultérieurement par un nouveau décret). D’abord, un seuil plus bas limiterait une inégalité de traitement manifeste entre bénéficiaires de grands jardins et bénéficiaires de petits jardins. Certes, la possibilité de construire plus laisse espérer aux propriétaires une meilleure valorisation de leur terrain, mais on sait aussi que les habitants de maisons individuelles ne sont généralement guère favorables à la densification, surtout quand elle concerne les maisons voisines. Sur ce point, les plus aisés semblent gagnants.
Ensuite, abaisser le seuil de prise en compte des couvertures non herbacées aurait plusieurs vertus écologiques[18]. Préserver les couverts végétalisés est un enjeu majeur pour les villes. Cela permet de lutter contre les îlots de chaleur, d’entretenir la biodiversité[19], et de favoriser l’absorption des eaux de pluie. En outre, un jardin, y compris de taille modeste, peut constituer une ressource vivrière importante. Le mouvement Retrosuburbia poussé par l’un des fondateurs de la permaculture, David Holmgren, montre que, dans les banlieues pavillonnaires standards, une quasi autonomie, non seulement alimentaire mais aussi énergétique, est envisageable[20]. Bien sûr, les règlements d’urbanisme pourront limiter la constructibilité des jardins, en imposant par exemple des coefficients de pleine terre, mais en l’état, dans les banlieues pavillonnaires, le décret ne prévoit pas de faire de différence entre les ménages qui cultivent leur jardin et y entretiennent la biodiversité et les propriétaires qui construiront une maisonnette qu’ils loueront sur Airbnb, installeront un carport pour abriter leurs voitures et entoureront leur piscine d’une terrasse.
Dans les grands jardins, la construction ne sera pas totalement freinée par le projet de décret. Il restera possible de construire sans que cela soit considéré comme une artificialisation du moment que l’emprise au sol sera inférieure à 50 m². Si les éoliennes seront donc artificialisantes, une piscine de 8 m par 4 m agrémentée d’une terrasse de 15 m² ne le sera pas. De même, dans les grands jardins, si bien sûr les règlements d’urbanisme l’autorisent, il sera possible de construire de belles cabanes sans que cela soit considéré comme de l’artificialisation.
Certaines de ces cabanes pourront devenir des maisons. Avec une emprise 50 m², il est possible de construire une petite maison avec à l’étage deux chambres. Restera la question de la voie d’accès. A priori, il sera possible d’éviter une rupture de continuité dans les polygones, et donc les surfaces considérées comme non artificialisées. Pour une voie d’accès à une maison, une largeur de 3 à 4 m suffit. Or, en partie pour faciliter la construction de voies vertes[21], le projet de décret fixe à 5 m la largeur à partir de laquelle une « infrastructure linéaire » est comptabilisée dans les surfaces artificialisées et donc incluse dans les polygones dessinés par les voies de circulation (catégorie 2°).
Là encore, le seuil de 50 m² apparaît comme un compromis. Fixer un seuil de prise en compte du bâti à 25 m² ou même 10 m² plutôt qu’à 50 m² aurait certes réduit le potentiel de construction dans les jardins classés non artificiels. Mais cela aurait aussi permis de mieux contrôler la prolifération des piscines et de leurs abris, ou encore la multiplication des terrasses et des carports.
Un tel abaissement de seuil aurait aussi eu un coût. Cartographier le territoire et classer l’ensemble des sols du pays est une tâche immense. L’ampleur de cette tâche est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles l’application de la nomenclature a été reportée à après 2031 (l’autre raison étant la complexité du travail de définition de l’artificialisation). Or, plus le seuil pour identifier le bâti est bas, plus cela alourdit le travail de couverture du territoire national. Il est fort probable cependant que les progrès de l’intelligence artificielle permettront de réduire ce coût. Un choix a donc été fait et ce choix préserve des opportunités non négligeables de construction dans les jardins privés classés comme non-artificialisés.
A quand un diagnostic de performance pédologique ?
Ainsi, malgré les précisions apportées, malgré le travail accompli, la catégorisation des sols reste compliquée, particulièrement pour les surfaces végétalisées. En outre, de nombreuses tensions demeurent.
La critique est aisée dit-on. Mais que pourrait-on faire d’autre sans remettre en cause l’objectif ZAN ? Peut-être mieux écouter les pédologues qui analysent les sols en termes de services écosystémiques[22]. Le bâti est un de ses services, rendu à l’espèce humaine. Un autre de ces services, lui-aussi rendu à l’espèce humaine, est la production agricole. L’un et l’autre de ces services n’ont pas nécessairement à être opposés comme le fait le décret. Ils peuvent être considérés dans une logique d’ensemble, écosystémique. Dans cette perspective, le sol n’est pas seulement regardé à partir de sa couverture superficielle, mais aussi à partir de ce qui se passe dans son épaisseur[23]. Cette prise en considération de la profondeur change beaucoup de choses, pour le stockage du carbone[24] ou pour la biodiversité. Du point de vue des champignons, des insectes, des lombrics ou des arthropodes, les sols dits urbanisés ne sont pas toujours moins intéressants que les sols agricoles. Cette prise en compte de l’épaisseur des sols n’est d’ailleurs pas totalement absente du décret, comme en témoigne la distinction entre les surfaces couvertes d’une « végétation herbacée » et les autres.
Il existe une piste intéressante pour mieux préserver, voire améliorer la qualité des sols du pays : mettre en place un DPP, un « diagnostic de performance pédologique ». C’est ce que propose notamment la Fondation pour la nature et l’homme qui parle pour sa part de « DPE des sols »[25]. Même si la chose ne serait pas simple[26], on pourrait imaginer un classement de A à G en fonction de la biodiversité, du potentiel agronomique, de l’imperméabilité ou de la captation du carbone. La Fondation pour la nature et l’homme propose que le coût du diagnostic (réalisé par carrés de 50 m²) soit supporté par les propriétaires, celui-ci étant obligatoire au moment d’une mise en vente ou d’une location.
Cette proposition, qui reste à détailler, permettrait de faire reposer la notion d’artificialisation sur des fondements nettement plus objectivables, en tout cas au moins aussi objectivables que l’actuel diagnostic de performance énergétique. Dans ce cadre, l’usage deviendrait secondaire et on pourrait dépasser l’opposition, quelque peu artificielle pour le coup, entre les espaces urbanisés et les espaces naturels, agricoles et forestiers. Le DPP de certaines forêts industrielles ou grandes cultures serait en effet plus mauvais que celui de nombreux jardins, publics comme privés. De ce point de vue, le DPP pourrait être un levier pour encourager la transition vers l’agroécologie[27]. Le DPP permettrait aussi d’avoir une vision plus fine des sols sur lesquels on entend construire. Les distinctions opérées par le décret, dans sa mouture actuelle comme dans le projet mis en consultation, sont aussi sommaires qu’elles sont compliquées à mettre en œuvre. Elles ne permettent par exemple pas de distinguer au sein d’un terrain constructible les parties à haute valeur pédologique de celles dont les sols sont de faible intérêt. Ceci a fait écrire à un spécialiste, Geoffroy Séré, qu’« après avoir fait dix pas en avant, le législateur a [avec les décrets de 2022] fait un (deux ? trois ?) pas en arrière »[28].
La nouvelle mouture ne change pas véritablement les choses. Le pouvait-elle ? Le problème remonte en effet à la définition même de l’artificialisation inscrite dans la loi. Celle-ci place l’agriculture, intensive comme agroécologique, du bon côté des choses. L’opposition entre mondes agricoles et urbains, critiquée de longue date par de nombreux spécialistes, continue malgré tout à structurer les représentations[29]
[1] Voir les textes publiés par Jean-Marc Offner dans Urbanisme : ZAN : Jean-Marc Offner lance un nouveau pavé dans la mare – Fonciers en débat (fonciers-en-debat.com). Voir aussi un texte que j’ai publié en 2013 sur le caractère avant tout qualitatif du problème : L’artificialisation est-elle vraiment un problème quantitatif? (hal.science)
[2] Voir le dossier consacré au ZAN
[3] Zéro artificialisation des sols : « Le ministre Béchu a bien entendu la colère du terrain », selon Sophie Primas – Public Sénat (publicsenat.fr)
[4] La plateforme en dur, mais potentiellement végétalisée, nécessaire aux opérations de grutage et d’entretien couvre de 500 à 1000 m². Voir 2014_03_17_DREALmecc_EolienTerrestre_PrejugesouVerites_Elements_de_reponse.pdf (developpement-durable.gouv.fr)
[5] Voir notamment la définition du CNTRL ARTIFICIEL : Définition de ARTIFICIEL (cnrtl.fr)
[6] Teruti 2019 (agriculture.gouv.fr)
[7] L’origine du monde | Actes Sud (actes-sud.fr)
[8] Pour les données détaillées et les définitions voir Teruti 2019 (agriculture.gouv.fr)
[9] Voir notamment La ville stationnaire | Actes Sud (actes-sud.fr)
[10] Il est intéressant de constater que cette précision est apportée dans le corps du texte du décret et non dans la nomenclature placée en annexe. Malgré le temps passé et les efforts faits, il semble impossible de faire autrement que de statuer à part pour les parcs et jardins publics.
[11] Artificialisation des sols : de quoi parle-t-on ? | Cairn.info
[12] À l’aide de la base de données « occupation du sol à grande échelle » – OSC GE
[13] Voir Biodiversity in the city: key challenges for urban green space management (wiley.com)
[14] Voir Transition écologique – Groupement des Entrepreneurs de Golf Français (gegf.eu)
[15] Loi sur l’artificialisation des sols : menace ou opportunité pour le développement du golf en France ? – Golf Planète (golfplanete.com)
[16] Ouvrage La densification résidentielle au service du renouvellement urbain | Lab Périurbain (cget.gouv.fr)
[17] Voir La transformation des quartiers pavillonnaires en question – Fonciers en débat (fonciers-en-debat.com)
[18] Comme le souligne une toute récente étude de l’APUR, présentée ici Dans la métropole du Grand Paris, le pavillon de banlieue devient la solution (lemonde.fr)
[19] Formes urbaines et biodiversité – Un état des connaissances | Plan Urbanisme Construction Architecture (urbanisme-puca.gouv.fr)
[20] Voir ici de nombreux exemples d’initiatives dans les périphéries pavillonnaires de Melbourne en Australie : Case Studies – RetroSuburbia.
[21] Merci à Arnaud Bouteille pour cette précision
[22] Pour une première approche, voir Les sols, des propriétés aux services écosystémiques | INRAE Pour une analyse portant spécifiquement sur les milieux urbains voir : Contribution des sols à la production de services écosystémiques en milieu urbain – une revue (openedition.org)
[23] L’origine du monde | Actes Sud (actes-sud.fr)
[24] Pour des éclaircissements sur cette question complexe voir L’artificialisation des sols et les émissions de GES – Fonciers en débat (fonciers-en-debat.com)
[25] La Fondation plaide pour un « DPE des sols » – Fondation pour la Nature et l’Homme (fnh.org)
[26] Pour avoir une idée de la complexité du sujet, on peut se reporter à l’expertise scientifique mise en ligne par l’INRAE en 2017. Le rapport principal comprend 622 pages. Sols artificialisés et processus d’artificialisation des sols : déterminants, impacts et leviers d’action | INRAE
[27] Sur ce sujet, voir La Révolution agro-écologique , Matt… | Editions Seuil
[28] Voir ce post sur Linkedin : Artificialisation des sols – le regard d’un chercheur en science du sol (linkedin.com)
[29]Pour une critique de cette opposition du point de vue de l’aménagement des territoires voir Postface: De la confrontation aux transactions. Les mutations des relations entre villes et campagnes (inrae.fr)