Deux cartes publiées à la fin de l’année 2020 vont marquer durablement les réflexions et les débats sur la géographie et l’aménagement du territoire dans les années à venir. La première carte est tirée du nouveau « zonage en aires d’attraction des villes » (ZAAV) proposé par l’Insee en remplacement du « zonage en aires urbaines » (ZAU) en vigueur depuis 25 ans. Ce zonage a été présenté pour la première fois au public dans un numéro d’Insee Focus publié en octobre 2020[1]. La seconde carte propose un « zonage rural » (ZR). L’Agence nationale de la cohésion des territoires l’a rendue publique moins d’un mois après le numéro d’Insee Focus[2]. Cette carte a été élaborée dans le cadre de l’Agenda rural, lancé par le gouvernement en 2019[3].
L’analyse proposée ici est centrée sur les changements apportés par ces nouveaux zonages par rapport notamment au ZAU. Le lecteur ne trouvera pas de présentation détaillée des données chiffrées tirées de ces zonages. Ce texte ne reprend non plus pas le détail des nomenclatures ni des définitions des différentes zones mises en évidence. Les lecteurs désireux d’en savoir plus sont invités à consulter les différentes références signalées dans les notes à la fin du texte.
1. Harmonisation européenne
L’un des atouts majeurs du nouveau zonage proposé par l’Insee est sa compatibilité avec les zonages établis dans le cadre de programmes de l’Union européenne[5] et utilisés par Eurostat et l’OCDE. L’harmonisation porte notamment sur la définition des pôles (accordée à celle des cities) et celle des aires (accordée à la définition des functional urban areas)[6]. Ainsi, avec le ZAAV, les comparaisons internationales vont être grandement facilitées, du moins à l’échelle européenne. Certes, les cartes produites par Eurostat couvraient le territoire français, mais le pouvoir prescripteur de cet organisme pour la recherche et l’action publique françaises n’est pas celui de l’Insee.
2. Affirmation des métropoles (y compris transfrontalières)
Autre évolution importante et appréciable, la hiérarchie jusqu’ici en vigueur entre « petits pôles », « pôles moyens » et « grands pôles » est revue et affinée. En particulier, une nouvelle catégorie est mise en évidence, celle des « aires » (qui comme auparavant rassemblent un pôle et sa couronne) de 700 000 habitants et plus. Cette catégorie permet de mettre en évidence les grandes métropoles. Onze villes françaises se distinguent ainsi, ce qui n’était pas le cas avec le zonage précédent. Dans l’ancien ZAU en effet, la catégorie des « grands pôles » comprenait tous les pôles qui rassemblaient plus de 10 000 emplois. Des villes comme Tulle en Corrèze ou Saint-Lô en Bretagne étaient classées dans la même catégorie que Paris ou Bordeaux. Les données statistiques bâties sur un tel zonage avaient une valeur limitée.
Ensuite, grâce à l’harmonisation des critères retenus par l’Insee et Eurostat, les aires urbaines transfrontalières peuvent être mises en évidence. Ainsi, dans la catégorie des aires de plus de 700 000 habitants, deux territoires apparaissent, celui de la couronne genevoise et celui de la couronne luxembourgeoise. Cette harmonisation permettra également de mieux évaluer l’étendue des aires de Lille et Strasbourg.
Cette identification plus précise des grandes aires permet de dessiner une géographie plus équilibrée du territoire. Alors que dans le ZAU, les aires des « grands pôles » rassemblaient 83 % de la population, les plus grandes aires n’en rassemblent plus que 39 %. Dans les tableaux livrés par Insee Focus, ce total est encore subdivisé avec la distinction de l’aire urbaine de Paris. Cette dernière représente en effet à elle seule 19,5 % de la population française, quand les autres aires de plus de 700 000 habitants regroupent 19,7 % de la population française, soit quasiment le même total (voir Tableau 1). Plus largement, une partition relativement équilibrée en 5 ensembles apparaît : l’aire de Paris, les aires des autres métropoles, les aires de villes moyennes, les aires des petites villes et les autres espaces (incluant le rural isolé et les très petites villes).
3. Définition plus pertinente des pôles urbains
La définition des pôles urbains est également revue. Les seuils d’emplois sont maintenus[8], mais les critères morphologiques sont différents. La continuité bâtie est mise de côté au profit de la densité. Le nouveau ZAAV met ainsi au cœur de la définition des grands pôles le seuil de 1 500 habitants par km². Cette évolution s’inscrit dans la continuité de travaux déjà engagés depuis plusieurs années à l’échelle européenne[9] autour de la « grille communale de densité »[10]. Avec cette grille, qui mesure la densité sur la base d’un maillage composé de carreaux d’un kilomètre de côté, il devient possible de comparer les densités des différentes composantes du territoire français, ce que le découpage communal ni même le découpage en IRIS ne permettaient pas.
Se baser sur la densité plutôt que la continuité bâtie permet une définition plus réaliste des pôles urbains (qui pour beaucoup rétrécissent avec le nouveau zonage), même si on perd en simplicité[11]. Jusqu’à présent, en termes morphologiques, le territoire était découpé en unités de tissu bâti continu de plus ou moins 2 000 habitants. Les unités de plus de 2 000 habitants étaient urbaines, les autres rurales. Cette division, ancienne, était très sommaire. En outre, la continuité bâtie étant établie du moment que deux bâtiments se trouvaient à moins de 200 mètres l’un de l’autre, des communes très rurales se trouvaient incluses dans des pôles urbains de plusieurs centaines de milliers d’habitants. Il suffisait en effet de quelques bâtiments commerciaux le long d’une route départementale pour qu’une commune rejoigne un pôle urbain. La prise en compte de la densité de population permet d’éliminer de tels artefacts (et d’étendre les couronnes sur leur face interne, au contact des pôles dont elles dépendent).
4. Le retour du rural
Le zonage rural proposé en même temps que le ZAAV résulte de longs et lancinants débats autour du tropisme urbain du ZAU. Dans les cartes tirées de ce dernier, le rural n’apparaît qu’en creux, dans les espaces laissés en blanc entre les aires urbaines qui parsèment la France. Le numéro d’Insee Première qui présentait le zonage de 2010 avait en outre frappé les esprits en soulignant dans son titre que les aires urbaines rassemblaient « 95 % de la population »[12], indiquant clairement que la population rurale n’était plus que résiduelle. Cette affirmation a suscité de vives critiques de la part des représentants des territoires ruraux, notamment l’Association des maires ruraux de France (AMRF).
La critique n’était pas que politique, elle était aussi académique. Même si les géographes sont loin d’être unanimes sur ces questions[13], beaucoup considèrent que la carte du territoire français dressée par le ZAU ne correspond pas à la réalité vécue des habitants des couronnes périurbaines (qui pour la plupart se figurent habiter la campagne), pas plus qu’elle ne correspond à la réalité institutionnelle du territoire (avec notamment le poids des petites communes qui se définissent comme rurales). Face à ces critiques, et à la suite de longues réflexions[14], il a été décidé de mobiliser la grille communale de densité pour distinguer quatre types de communes (voir carte 2).
La carte qui résulte de cette typologie met en valeur une réalité importante de l’espace français : sa faible densité générale et sa dominante rurale. La carte est dominée par les tonalités de vert, qui caractérisent l’espace rural[15]. Ce faisant, elle s’inscrit très explicitement en opposition aux zonages construits autour des villes par l’Insee, qu’il s’agisse du ZAU désormais obsolète ou du nouveau ZAAV. Les communes très denses et de densité intermédiaire (qui forment les pôles des villes) sont d’ailleurs qualifiées de « communes hors zonage rural » et ne couvrent qu’une partie modeste du territoire national. A résiduel, résiduel et demi semble vouloir dire l’Agence nationale de la cohésion des territoires. En termes démographiques, la domination du rural ainsi défini est moins nette. Malgré tout, l’espace rural rassemble un tiers de la population française.
5. Quand le périurbain devient rural
Du côté de l’Insee, le tropisme urbain reste marqué. L’importance du phénomène urbain n’est pas déniée, bien au contraire. Le titre du numéro d’Insee Focus dédié à la présentation du ZAAV est explicite : « En France, neuf personnes sur dix vivent dans l’aire d’attraction d’une ville ». Avec un tel titre, très proche de celui du numéro d’Insee Première qui avait présenté le ZAU en 2011, l’Insee revendique clairement une continuité entre le ZAAV et le ZAU.
Toutefois, une absence frappe à la lecture du numéro d’Insee Focus qui présente le ZAAV, celle du terme périurbain. Les couronnes qui entourent les grandes aires ne sont plus qualifiées de « périurbaines », à la différence des couronnes définies par le ZAU. Pour être précis, le numéro 1374 d’Insee Première qui présentait le ZAU ne faisait pas non plus mention du périurbain, mais ce numéro avait été publié en même temps qu’un numéro jumeau, le 1375, entièrement dédié à la question périurbaine[17]. Rien de tel avec la présentation du ZAAV. Cette absence peut surprendre. Elle témoigne sans doute d’une prudence face aux débats autour de la définition de l’urbain et du rural.
Cette prudence est bienvenue, particulièrement pour le périurbain qui est autant urbain que rural. Cela est d’ailleurs relevé par l’édition 2021 d’Insee Référence, consacrée à La France et ses territoires[18]. Cette publication mobilise la catégorie des « ruraux périurbains » c’est-à-dire des habitants des territoires définis comme ruraux dans le zonage rural (carte 2) qui font en même temps partie des « couronnes » de la carte 1. Cela donne la carte 3, moins médiatisée et commentée que les deux premières mais tout aussi importante.
Cette carte reprend l’esprit des réflexions engagées par les instituts d’urbanisme et d’aménagement[19] autour du caractère hybride du périurbain, entre campagnes et villes, entre ruralité et urbanité. Une telle carte permet d’exprimer cette hybridité et de montrer qu’à l’échelle nationale, le phénomène est massif. Le « rural périurbain » rassemble 19 % de la population française, soit autant que les aires des grandes métropoles hors Paris. En outre, la périurbanité est l’état dominant des campagnes : 58 % de la population considérée comme rurale se trouve dans la couronne d’un pôle. Voilà pour les oppositions binaires entre villes et campagnes qui, malheureusement, continuent à imprégner les débats publics.
6. Quid de l’étalement des couronnes périurbaines ?
Le changement de zonage, et plus particulièrement la nouvelle définition des couronnes, soulève aussi bien évidemment des problèmes pour la comparaison. En particulier, il ne permet pas d’évaluer la dynamique périurbaine. Quand on compare la carte tirée du ZAAV de 2020 avec celle tirée du ZAU de 2010, il se dégage l’impression d’une relative stabilité du périmètre des couronnes. Certaines, notamment celle de Lyon, ont même vu leur pourtour extérieur se rétracter. On peut craindre que certains lisent là la preuve d’un reflux de la périurbanisation. Ils auraient tort. Pour se faire une idée claire de la situation, il faudrait disposer de cartes de la France établies pour 2020 sur la base du ZAU ou pour 2010 sur la base du ZAAV. Les géographes, les agences d’urbanisme et peut-être l’Insee vont certainement produire ces cartes indispensables aux comparaisons temporelles. Pour l’instant, il est difficile de dire si les couronnes périurbaines ont poursuivi leurs dynamiques de croissance jusqu’à présent très vives.
7. L’étonnant retour des pendulaires
L’une des principales critiques que l’on peut faire au ZAAV est l’importance qu’il donne aux « pendulaires », c’est-à-dire aux personnes qui habitent dans une périphérie peu dense et font chaque jour la navette pour aller travailler. Dans le nouveau zonage, les couronnes correspondent à ce qu’Eurostat appelle des commuting zones, des « zones de migration pendulaire ». Il s’agit incontestablement d’un recul pour l’appréhension de la géographie du territoire. Comme Martin Vanier le souligne[21], l’ancien ZAU tenait compte des logiques polycentriques grâce à une construction itérative des couronnes des aires urbaines. Si un pôle entrait dans la couronne périurbaine d’un pôle plus important, les communes qui dépendaient de ce pôle secondaire étaient également intégrées dans la couronne périurbaine du pôle principal. Avec le nouveau zonage, ce mode de construction des couronnes a disparu. La constitution d’ensembles multipolaires, qui est l’essence même de la métropolisation, n’est donc plus prise en considération. Seule est prise en compte la dépendance directe au pôle principal. Les géographes, les aménageurs et les urbanistes qui, depuis des décennies, s’attachent à montrer l’importance des liens internes aux périphéries et qui soulignent les formes d’autonomie fonctionnelle des périphéries par rapport aux centres, ont de quoi être déçus[22].
Mais ce n’est pas tout. Pour malgré tout tenir compte des dépendances fonctionnelles observées sur le terrain, le seuil des migrations pendulaires hors d’une commune fixé pour définir les couronnes a été considérablement abaissé. Ce seuil est passé de 40 % pour le ZAU à 15 % pour le ZAAV. Avec cet abaissement, malgré la non prise en compte des logiques multipolaires, les couronnes conservent une extension assez comparable à celle qui était la leur dans le ZAU de 2010. A quel prix, peut-on se demander ? La population active ne représentant que 40 % de la population totale, un seuil de 15 % définit des groupes qui manquent de chair concrète[23]. Il suffit en effet que 6 % de la population totale d’une commune travaille dans le pôle voisin pour que cette commune soit intégrée à la couronne.
Mais il faut le redire, cette définition des couronnes est harmonisée avec celle d’Eurostat. Cette compensation est loin d’être négligeable. Elle signifie en même temps que les prochaines évolutions du zonage devront être défendues à l’échelle européenne.