L e livre de Christophe Guilluy, La France périphérique, est écrit dans la veine du précédent, Fractures françaises, de 2010, et a connu comme son devancier dès son lancement un grand succès médiatique. Mais qu’en est-il au fond ? L’analyse est difficile à réaliser car ce livre, au ton polémique, voire pamphlétaire, mélange les genres : l’analyse géographique, avec son « indicateur de fragilité », l’analyse sociologique, avec une lecture parfois carrément ethnique de la société, enfin politique comme l’indique le sous-titre : « Comment on a sacrifié les classes populaires ». Et ces différentes catégories s’entre- croisent en permanence. Alors l’analyse de ce livre partira de ce qui semble le plus pertinent – certains diagnostics politiques – au plus douteux – les assertions géographiques.
Le première grande constatation politique est celle déjà faite depuis le référendum sur le traité de Maastricht en 1992, et confirmée de vote en vote : une opposition nette entre :
- une France métropolitaine urbanisée, qui comprend et accepte la mondialisation, et qui en vit. Elle accepte de même la diversité culturelle et la mixité d’origines. Elle est majoritairement diplômée, et dirigeante ;
- puis une France des petites villes et du monde rural, formée de façon majoritaire de personnes sans guère de diplômes, inquiète de la mondialisation, et réticente, voire intolérante envers les différents types de diversité culturelle, voire ethnique.
Cette opposition est soulignée à traits vigoureux, pour casser le discours émollient de la mondialisation heureuse pour tous. Elle est aussitôt traduite en termes politiques, entre les discours des partis de gouvernement – et les autres.
Un autre point polémique semble intéressant à creuser : le mythe de la mixité urbaine est dénoncé avec vigueur, à la lumière de faits incontestables comme, par exemple, et avec des données frappantes, le regroupement des immigrés – en Seine-Saint-Denis par exemple. Et l’analyse positive de ce phénomène débouche sur une appréciation positive inusitée de la politique de la ville, qui finalement se traduit par une forte mobilité résidentielle de ceux qui arrivent à s’en sortir. Sous cet angle, le communautarisme ne serait pas un problème, mais la solution. Et cette hypothèse se trouve généralisée dans les affirmations répétées du désir légitime de chacun, et notamment des personnes aux revenus modestes, de vivre dans des secteurs où ils puissent se sentir culturellement majoritaires. Secouant violemment les discours, voire les poncifs habituels, ce livre participe d’un nécessaire débat d’idées.
Mais pour cela il commence par des affirmations scientifiquement douteuses. Cette France périphérique – phrase qui se comprend sous l’angle de la distance à un discours politique majoritaire –, serait d’abord dans les secteurs de périphérie urbaine : le périurbain et les zones rurales. Et pour cela le livre s’appuie sur un « indice de fragilité ». Or lorsque l’on regarde de près la composition de cet indice, on voit qu’il recoupe essentiellement les populations ouvrières du secteur privé, avec des indices comme le travail précaire ou le temps partiel, peu présent. Et choisir comme composante de l’indice les propriétaires occupants au faible revenu est naturellement un choix doublement biaisé : tout d’abord, des indicateurs de fragilité pour le logement commenceraient logiquement par prendre les locataires avec des loyers atteignant 30 % de leurs ressources monétaires. Et de plus dans le secteur rural plus des 2/3 des ménages sont des propriétaires sans charges d’emprunts, et sans guère de frais de déplacement quotidien quand ils sont retraités. Autrement dit, ce livre identifie la France périphérique aux secteurs à dominante ouvrière, et en difficulté. Ces secteurs existent, et posent des problèmes sociaux et politiques spécifiques. Mais cela passe sous silence les autres types de population, notamment les fonctionnaires et les retraités, et qui n’ont pas les mêmes inquiétudes pour l’avenir, et donc les mêmes attitudes vis-à-vis de la mondialisation, que les ouvriers dans des usines qui se savent fragiles. Autrement dit, ce livre parle d’une France périphérique, alors qu’elle est multiple.
Pour les lecteurs qui souhaiteraient aller plus loin dans l’analyse rigoureuse de cette France périphérique, on peut recommander, outre l’Atlas des inégalités, d’Hervé Le Bras (2014, éditions Autrement) ainsi que l’article de l’INSEE sur les revenus (in La France, portrait social, 2014), la contribution essentielle de Laurent Davezies et de Magali Talandier : L’Émergence de systèmes productivo-résidentiels, (La Documentation française, 2014), au contenu d’ailleurs plus limpide que le titre ne le laisse entendre. Le livre de C. Guilluy mérite d’être lu pour l’ensemble des remises en cause qu’il opère, et des problèmes qu’il pose, même s’il faut prendre avec précaution, voire avec des pincettes, certains faits énoncés comme certaines catégories d’analyse telles que « les petits blancs ».
Pour une analyse plus détaillée, plus savante, voire plus nuancée, on peut se reporter à la recension d’Éric Charmes in La République des idées.