« Atomes, tous les aspects scientifiques d’un nouvel âge », le titre complet du mensuel créée en mars 1946, était tout un programme, à la fois constructiviste et positiviste, qui deviendra « La Recherche » en mai 1970. En octobre 1948, à côté d’articles sur « les appareils géants de la physique nucléaire », « les hormones pour intensifier la production animale » et sur « le premier hélicoptère français à réaction », il donnait la parole à Alfred Sauvy 1, professeur à l’École polytechnique et directeur de l’Institut national démographique pour traiter, dans un esprit planificateur tout à fait surprenant aujourd’hui, du peuplement des territoires de ce qui ce qui était déjà, en projet, « l’Union européenne » qui n’allait pourtant voir le jour sous ce nom, institutionnellement parlant, que le 1er novembre 1993, 45 ans plus tard. On a cité ici quelques passages caractéristiques de cet article.
» Lorsqu’on parle de projets d’Union européenne, il est surtout question de la circulation des marchandises, de tarifs douaniers, ou encore de devises et de changes. Beaucoup moins étudiée est la circulation des hommes, qui semble présenter une importance au moins égale […] Le planificateur souverain, épris de bien-être et qui cherche à adapter au mieux nos institutions s’aperçoit que les hommes ne sont pas à la place qu’il faudrait, que certains sont accumulés sans raison actuelle dans des espaces restreints dépourvus de ressources naturelles, que d’autres sont perchés sur des montagnes demidésertes où ils doivent s’attacher pour faucher des prés à 50 degrés d’inclinaison, fournissant une maigre nourriture que, par contre, des ressources naturelles sont mal exploitées et que bien des oeuvres attendent leurs ouvriers. Devant de si ironiques défis au bon sens et un tel mépris de l’efficience, la première idée qui viendra à l’esprit de notre architecte européen sera de déplacer les hommes en faisant table rase du passé […]
Le peuplement rationnel
Il serait utile de dessiner dans ses grandes lignes ce que pourrait être le peuplement européen rationnel, c’est-à-dire comment il faudrait concevoir l’implantation humaine si la « presqu’île » était aujourd’hui découverte et colonisée. Comme la répartition désirable des hommes est intermédiaire entre l’actuelle et celle que dicterait le rationnel pur, celui-ci indique la direction à suivre, direction qui peut être suivie avec plus ou moins de vigueur ou de célérité, mais qui sera fatalement suivie effectivement par tout organisme fédératif européen, qu’il soit d’inspiration capitaliste, socialiste ou communiste, prenant en mains les intérêts de l’ensemble. Étrange tâche, incroyablement délicate, que de déterminer le peuplement idéal avec précision, en affectant, sur une carte, un point à chaque millier d’habitants. Un tel travail nécessiterait des calculs énormes, d’une rare complexité. Mais une approche très grossière, indicative, peut être tentée. Paradoxal est le peuplement de l’Angleterre, résultat d’une prédominance mondiale qui disparaît. Le temps n’est plus où Mussolini devait passer par Londres pour acheter du mercure à Franco. L’Angleterre a vécu sur le monde comme une ville vit sur sa campagne. La disparition des étais qui surélevaient son économie est poignante. Mais ce drame n’est pas purement européen. Aux pires moments du chômage d’après-guerre 1918, lorsque la France cherchait des mineurs en Pologne, pas un Anglais n’a traversé le Pas-de-Calais. C’est vers l’Australie, le Canada, que se tournent aujourd’hui les regards inquiets. Déménager une île de cette dimension n’est pas encore une entreprise à l’échelle humaine. Si le temps des émigrants attachés sur un pont n’est plus, celui des transferts de masse, respectueux du confort, n’est pas encore… Sur le continent, le fait principal qui saute aux yeux est que le peuplement de la France devrait être renforcé par le déversement d’autres pays ou régions, en valeur absolue et en valeur relative Quand on se reporte à la variation de la densité depuis un siècle en quelques pays, le contraste est frappant entre la stagnation de la France et la rapide progression des pays voisins. Que cette progression soit justifiée ou excessive n’est pas en question ici ; ce qui nous intéresse, ce sont les écarts respectifs entre les divers pays. […]
Liberté
Certains partisans de l’Union européenne voient large et se prononcent pour la liberté totale de déplacement des hommes à l’intérieur de cette confédération. Ils s’appuient sur le souvenir de la situation antérieure à 1914, époque où de nombreux pays n’exigeaient ni visa, ni même passeport […]. Une liberté de mouvement pour les touristes en règle et se pliant à une simple visite ne paraît pas soulever de difficulté insurmontable. Beaucoup plus sérieuse est la question des travailleurs. Nul étranger ne peut travailler en France, en Suisse, en Angleterre et ailleurs sans y être expressément autorisé : « Entrez, mais gardez-vous de produire de la richesse ». Avant 1914, la liberté de travail ne s’accompagnait d’aucun trouble, d’aucune migration massive. […] Or, le travailleur en Europe est plus apte qu’autrefois à se déplacer. Les nouvelles vont vite et se déforment peut-être jusqu’à créer le mirage. Que dans quelque faubourg surpeuplé de Mayence, l’on apprenne la possibilité de gagner un salaire intéressant dans le nord de la France ou en Normandie, et voilà une caravane en marche ou une infiltration progressive qui provoqueront, sur les points de chute, des outrances xénophobes. Le libéral peut bien assimiler tout contrôle durable, à un toxique ; mais même si nous le suivons, ne savons-nous pas que la suppression brusque d’un toxique met l’organisme en danger ? Il ne saurait donc être question avant longtemps d’une pleine liberté de travail dans la nouvelle unité européenne.
Un pas en avant
Ce qu’on ne peut mettre en doute, c’est que tout organisme ayant la responsabilité et le souci de l’économie européenne poussera à des migrations vers la France. Nous devons nous préparer à cette éventualité car, si élevée que soit notre puissance d’assimilation, elle n’est pas illimitée. Deux précautions sont à prendre : La première est de témoigner dès maintenant en matière d’immigration étrangère d’un libéralisme aussi prononcé que possible. […] La seconde est de n’entrer dans aucune union restreignant la souveraineté nationale, dont la charte ne prévoirait pas le maintien absolu de la souveraineté culturelle. […] L’impérialisme de demain sera linguistique et culturel ; déjà fortement menacés dans notre influence extérieur, nous devons, à tout le moins, prévenir toute pénétration abusive. Pour le moment, l’entente européenne n’en est qu’aux premiers balbutiements. Les migrations n’apparaissent pas encore dans la lunette des planistes, officiels ou privés. Quelques « plans de main-d’oeuvre » sont ébauchés à Paris, Genève ou Rome, avec une extrême timidité. Le problème du logement freine encore les initiatives. Mais, comme les phénomènes démographiques comportent des évolutions en profondeur, ils commandent une prévision à longue échéance plus facile heureusement que le pronostic sur l’année à venir. ”