« Votation fédérale : l’initiative contre la spéculation foncière est rejetée »

La Sentinelle, 3 juillet 1967.

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Genève, en 1967, a été le seul canton à adopter l’initiative constitutionnelle contre la spéculation foncière. © Michal Ludwiczak/Fotolia

 » Le peuple et les cantons suisses ont rejeté, dimanche, l’initiative constitutionnelle du Parti socialiste et de l’Union syndicale contre la spéculation foncière. Cette initiative a été repoussée par 397 080 voix contre 192 998 et par 21 cantons contre un seul (Genève). La participation au scrutin dans l’ensemble de la Suisse a été de 37,3 %.

Déclaration d’H. Leuenberger. H. Leuenberger, conseiller national, président de l’Union syndicale suisse et président du comité en faveur de l’initiative contre la spéculation foncière, a fait à l’issue du scrutin une déclaration disant notamment :

« Le comité tient d’abord à remercier les citoyens qui se sont rendus aux urnes malgré le beau temps. Le résultat de la votation était prévisible et l’Union syndicale comme le Parti socialiste, qui avaient lancé l’initiative, ne s’attendaient pas qu’elle soit acceptée. Ils savaient dès le début que seule une partie des citoyens portent un intérêt actif aux problèmes du droit foncier et de l’aménagement du territoire. Mais la décision du souverain n’était pas dirigée contre le but principal de l’initiative, à savoir une nouvelle réglementation constitutionnelle. Nous pensons que le refus visait seulement quelques aspects du texte proposé, notamment le droit de préemption. Désormais, la situation est clarifiée et tous les éléments dont la nécessité n’est pas contestée devront bientôt figurer dans la Constitution. Et on saura très vite si le Conseil fédéral, le Parlement et le peuple tiendront les promesses de la campagne qui a précédé la votation : tout le monde, en effet, a affirmé que le rejet de l’initiative permettrait de trouver une meilleure solution pour la réglementation du droit foncier et l’aménagement du territoire. Il est en outre certain que sans l’initiative la cause aurait fait moins de progrès, de sorte que nos efforts n’ont pas été vains. À l’avenir, ceux qui ont lancé l’initiative devront apprécier leurs chances avec encore plus de réalisme et renoncer aux dispositions juridiques compliquées tant qu’il s’agit de formuler un article de la Constitution. »

Genève, en 1967, a été le seul canton à adopter l’initiative constitutionnelle contre la spéculation foncière.
© Michal Ludwiczak/Fotolia

Sur le plan suisse, l’initiative a recueilli 32,7 % des suffrages. Dans les trois cantons romands de Genève, Vaud et Neuchâtel, elle a ressemblé 42,8 % des voix.

En général, a conclu H. Leuenberger, la campagne a été objective. Mais ceux qui affirment que le droit de la propriété prime tous les autres droits prouvent qu’ils se soucient peu du bien commun. Nous n’avons pas lieu d’être découragés, et nous continuerons notre lutte.

Le Conseil fédéral va très prochainement adopter et soumettre aux Chambres un nouveau projet d’article constitutionnel sur le droit foncier, a annoncé pour sa part dimanche soir M. Von Moos, chef du Département de justice et police, dans une déclaration commentant le résultat de la votation. ”

 


Décryptage historique

L’aménagement du territoire est devenu un enjeu en Suisse dans la seconde moitié du XXe siècle. Dès la sortie de la Première Guerre mondiale, Hans Bernhard, préoccupé par les problèmes de ravitaillement dont a souffert tout particulièrement le pays durant le conflit, appelle à l’adoption d’une loi sur l’habitat et à la mise en valeur agricole des territoires peu ou pas exploités. Dans l’entre-deux-guerres, dans les grandes villes, l’essor du socialisme municipal – inspiré par l’Allemagne – et la diffusion du discours de l’architecture fonctionnelle et de l’urbanisme rationnel, contribue fortement à la constitution d’une doctrine de l’aménagement du territoire. C’est toutefois durant la Seconde Guerre mondiale qu’émerge réellement la revendication d’une politique fédérale d’aménagement du territoire.

Dans un contexte suisse de méfiance générale en matière de planification, plusieurs initiatives sont prises. En 1941, la commission privée de l’aménagement du territoire obtient des crédits fédéraux. En 1943 est créée l’Association suisse pour l’aménagement national. Dans les années 1950, le thème de l’aménagement du territoire s’affirme en parallèle à la prise de conscience des effets du développement sur l’environnement (barrages hydro-électriques, autoroutes…). En 1959, l’Union suisse des paysans obtient une loi spécifique sur les zones agricoles afin qu’elles échappent à la hausse des prix fonciers 1.

Commence ce que l’historien François Walter surnomme la « période triomphante du fordisme helvétique », qu’il fait débuter à la loi de 1960 sur les routes nationales ou à la genèse de cette votation sur la spéculation foncière 2. Porté par les syndicats et les partis de gauche, le débat sur le statut du sol, le contrôle des loyers, la spéculation foncière, impose progressivement l’idée d’un nécessaire nouvel article constitutionnel. Une initiative populaire est lancée en 1962, repoussée en 1967. Un article constitutionnel relatif à la protection de la nature est toutefois adopté dès 1962. La pression sociale réclame de nouvelles avancées, afin de limiter les hausses des prix de l’immobilier, de prévenir la pénurie de logements et de permettre l’aménagement du territoire sur le plan national. L’initiative est portée par le Parti socialiste et de l’Union syndicale, dont Hermann Leuenberger, peintre-décorateur de formation et orateur de talent, est le président. Le Parlement et le Conseil fédéral recommandent le rejet de l’initiative, qui est finalement repoussée.

Durant la campagne, le Conseil fédéral a toutefois promis un contre-projet, qu’il propose deux ans plus tard : il reconnaît à la Confédération et aux cantons la compétence de procéder à des expropriation et d’autres restrictions de propriété. Cette votation est adoptée le 14 septembre 1969, à une mince majorité 3. L’opposition des milieux immobiliers et de groupes défendant le fédéralisme empêche la mise en application de la loi, refusée finalement par referendum en 1976 4.

L’Office fédéral de l’aménagement du territoire, fondé en 1980, rattaché au Département fédéral de Police et Justice, devenu l’Office fédéral du développement territorial en 2000 (avec changement de Département fédéral), tente de faire progresser l’idée de l’aménagement du territoire, dans un contexte général devenu plus sceptique et où revient le concept de décentralisation concentrée (traitement de toutes les régions du pays sur un pied d’égalité, développement limité des grandes villes, promotion des centres secondaires 5). Il s’agit de faire passer dans la pratique de tous les cantons les notions de base comme celle de terrain équipé, coordonner les plans directeurs cantonaux, empêcher les constructions hors des zones à bâtir, imposer des quotas cantonaux de surfaces d’assolement. Les mesures relatives à une gestion foncière collective, en utilisant le droit de préemption ou le droit de superficie ou encore par le prélèvement de la plus-value foncière, ne trouvent pas de véritable application.

Au début du XXIe siècle, les cantons ont dû établir un plan directeur, soumis à l’approbation du Conseil fédéral. De son côté, la Confédération a élaboré des plans sectoriels pour les domaines qui sont de sa compétence (préservation des surfaces d’assolement, transports). En collaboration avec les cantons, les villes et les communes, les autorités fédérales ont mis en place un « projet de territoire Suisse », finalement adopté en 2012. Mais les résistances multiples (des communes désireuses d’urbaniser plus largement, des particuliers hostiles à certains projets ou à l’emprise administrative) limiteront les portées de l’aménagement territorial en Suisse.

  1. Bridel L., 2011, « Aménagement du territoire », Dictionnaire historique de la Suisse, version en ligne consulté le 23 décembre 2016.
  2. Walter F., 1996, « Cinquante ans d’aménagement du territoire en Suisse ? Quelques questions aux acteurs », DisP-The Planning Review, vol. 32-127, pp. 35-40.
  3. Bigler O., 2013, « La révision totale de la Constitution fédérale du 29 mai 1874 : entre droit, politique et histoire, les enjeux de l’écriture constitutionnelle », thèse de doctorat en Droit, Université de Neufchâtel, pp. 244-245.
  4. Lendi M., décembre 2010, « Geschichte der schweizerischer Raumplanung-Ein Aufriss », travaux en ligne, pp. 71-72 et pp. 76-77.
  5. Salomon Cavin J., 13 septembre 2004, « La Suisse urbaine : entre ubiquité et absence », revue en ligne EspacesTemps.