1897 L’enregistrement photographique des ascensions aériennes

W. de Fonvielle, Le Monde illustré du 6 novembre 1897.

784
W. de Fonvielle, Le Monde illustré du 6 novembre 1897.

 » Le succès de l’expérience exécutée par MM. Hermite et Besançon dans leur ascension du 21 octobre, avec le ballon « le Balashoff », aux frais du prince Roland Bonaparte, et sous les auspices du comité scientifique d’aérostation de Paris, a été complet, et l’on entrevoit bien d’autres applications, d’une utilité plus générale. En effet, l’instrument enregistreur suspendu sous la nacelle, et dont les aéronautes n’ont point eu à se préoccuper, a fonctionné avec une régularité admirable pendant 50 minutes fournissant une série de 25 clichés se succédant de deux minutes en deux minutes. Les images du sol sont assez nettes et assez précises pour qu’on les reconnaisse parfaitement sur la carte du service géographique de l’armée, laquelle a été rédigée en 1887 et a été construite à l’échelle de 1/20 000. La photographie aérienne, quoique prise à bord d’un ballon qui marchait à une vitesse de 60 à 80 kilomètres par heure, présente une foule de détails que l’oeuvre des officiers d’état-major ne possède pas. Chacune des erreurs qu’ils ont commises peut être rectifiée.

L’appareil a été construit par M. Gaumont, directeur du Comptoir général de photographie, dans le but d’être placé à bord des ballons-sondes et expédié à 18 000 mètres. Il est donc très léger et ne pèse que 7 à 8 kilos. On pourrait en construire de plus puissants, basés sur le même principe qui enregistreraient toute l’histoire d’une ascension aérostatique exécutée par escales et durant pendant les heures lumineuses de plusieurs journées. […] Un ballon pourvu d’un appareil de ce genre qui peut se dérouler d’une façon continue donnerait des renseignements des plus curieux sur une région inexplorée.

L’échelle de la photographie dépend de la hauteur à laquelle le ballon plane. Elle peut être facilement déterminée par un calcul des plus simples lorsqu’on connaît la longueur d’un bâtiment, comme celle du Château de Versailles que l’on voit dans l’épreuve que nous reproduisons en fac-similé.

La distance mesurée entre deux points de repère donne la vitesse moyenne du vent. Si on avait à essayer un ballon dirigeable, on n’aurait qu’à laisser monter l’appareil, et noter les instants où l’on mettrait la machine motrice en mouvement. On verrait nettement la différence entre la trajectoire du ballon abandonné au vent, et celle du ballon actionné.

W. de Fonvielle, Le Monde illustré du 6 novembre 1897.

En temps de guerre, l’on prendrait de même, en quelques instants, le plan d’un champ de bataille ou d’une ville assiégée. Une seule ascension exécutée en Tunisie, à Madagascar ou au Tonkin, suffirait pour rapporter un tableau authentique, représentant plusieurs milliers de kilomètres carrés, qui se déroulerait comme un cinématographe sous les yeux du Parisien. […]

Nous nous contenterons de faire remarquer que la réussite de cette belle expérience ouvre un avenir immense à l’aérostation scientifique. Nous terminerons en faisant remarquer que nous n’exagérions rien dans le dernier chapitre des Ballons sondes que nous venons de publier chez M. Gauthier-Villars, lorsque nous promettions à MM. Cailletet et Gaumont un succès brillant en annonçant la prochaine exécution de l’expérience qu’ils préparaient. C’est un triomphe véritable pour les savants français. ”

 


Décryptage historique

Aujourd’hui, la photographie aérienne est utilisée régulièrement pour déterminer les droits et les usages fonciers. Elle ne sert pas uniquement pour observer les évolutions des territoires 1. Au Cameroun, les mutations sur la nature des cultures sont constatées grâce à l’exploitation des photographies aériennes. À Madagascar, depuis 2005, c’est en délimitant les terrains sur des photos satellites, que l’on parvient à certifier sur place, à moindre coût, la propriété des villageois sur leurs terres, alors que l’intervention d’un géomètre représenterait plusieurs années de revenu d’un paysan. Au Canada, le Nouveau-Brunswick planifie l’évaluation foncière de plus de 464 000 propriétés, tous les deux ans en milieu urbain, tous les quatre ans en milieu rural, grâce à la photographie aérienne. Auparavant, ces évaluations n’intervenaient que tous les huit à dix ans, au moment d’une vente. Grâce à cet outil, une municipalité comme Moncton espère en 2016 des revenus appréciés de 3 à 4 %, soit environ 4,2 millions de dollars canadiens 2.

L’idée de réaliser des photographies aériennes et de les utiliser à des fins cartographiques apparaît en 1855, dans l’ouvrage Une dernière annexe au Palais de l’Industrie, écrit par Andraud. Cette publication est consacrée à des inventions imaginaires : il s’agit de formuler une méthode pour lever le cadastre à partir de photographies réalisées en ballon captif. Nadar relève le défi et dépose un brevet, le 23 octobre 1858, afin d’employer la photographie pour « la levée des plans topographiques, hydrographiques et cadastraux, grâce à un appareil perpendiculaire au sol ». Or les conditions techniques photographiques réclament encore des temps de pose relativement longs. Les premiers essais de Nadar, avant l’hiver 1858, sont donc peu concluants : la seule image visible, après quelques échecs, montre une ferme, une auberge et la gendarmerie du Petit-Bicêtre mais elle nous est connue par une description écrite de son auteur, le cliché a disparu 3.

De nouveaux essais sont réalisés quelques années plus tard. Les clichés de Nadar de 1868 sont toutefois des clichés obliques car le photographe a abandonné l’idée de produire une carte à partir d’une photographie aérienne perpendiculaire : ce projet lui apparaît dorénavant comme une utopie. Les enjeux restent néanmoins forts et Nadar se permet d’agrandir pour l’Exposition universelle de 1889 un de ces clichés, qu’il nomme « Premier résultat de photographie aérostatique » et qu’il antidate de 1858.

Le nouveau procédé au gélatino-bromure d’argent, qui se généralise en France dans les années 1880, solutionne le problème du temps de pose de la photographie aérienne. En juin 1885, Gaston Tissandier et Jacques Ducom survolent Paris et sa proche banlieue : ils parviennent à prendre sept clichés, dont un de l’île Saint-Louis qui obtient une grande notoriété. Les militaires financent alors des recherches pour obtenir des photographies aériennes, mais en haute altitude (plus de 5 000 mètres) afin d’être hors de portée de canon. L’armée française ne juge toutefois pas la photographie comme prioritaire, au contraire de l’Allemagne qui dispose d’un « Institut photogramétrique ».

La production de photographies aériennes n’a pas encore créé de marché à la fin du XIXe siècle. Les expériences des années 1890 d’Arthur Batut n’ont pas de finalité première, sinon après-coup, pour étudier l’amoncellement des sables à Fort-Mahon ou la transformation des rivages aux Sables d’Olonne. Les expériences de Gustave Hermite et Georges Besançon sont sans doute plus pragmatiques, puisque ces deux jeunes Français ambitionnaient déjà, en 1892, de se lancer dans l’exploration aérienne du pôle Nord, afin de savoir si on y trouvait de l’eau, de la terre ou des glaces. Ils se spécialisent ensuite dans l’étude de la haute atmosphère grâce aux ballons-sondes, qu’ils perfectionnent et popularisent 4. Le Balschoff, grand aérostat de 1 700 m3, et les enregistrements photographiques présentent une application connexe pour les deux ingénieurs. Ce ne sont donc pas des inconnus qui se lancent dans ces expériences, et notamment pas de Wilfrid de Fonvielle, républicain fervent, vulgarisateur infatigable et rédacteur en chef depuis 1895 de L’Aérophile. Ces avancées sont promues par la République, notamment avec l’aide du prince Roland Bonaparte, petit-fils de Lucien Bonaparte, mais républicain 5. Wilfrid de Fonvielle peut ainsi espérer convaincre l’armée française de la pertinence des ballons-sondes pour rectifier leurs cartes d’état-major, dont la plupart datent d’une dizaine d’années. Le lobbyisme n’est jamais loin, tout comme aujourd’hui avec les fournisseurs d’images satellites et de photographies aériennes, si l’on en croit André Tessier et ses collègues sur le cas de Madagascar 6.

Toutefois, c’est avec l’avion, au début du XXe siècle, que l’usage de la photographie aérienne va se généraliser, en particulier durant la Première Guerre mondiale. Il s’agit alors généralement de vues obliques, ou quasi-perpendiculaires. La première carte réalisée à partir de vues d’avion date de 1932. La première photographie satellite (dite aussi « image satellite ») est prise en août 1959, par le satellite américain Explorer 6.

  1. Comme dans de nombreuses autres revues scientifiques, La revue foncière propose d’ailleurs des articles s’appuyant, en partie, sur différentes campagnes de photographies aériennes.
  2. « Évaluations foncières plus fréquentes au Nouveau-Brunswick grâce à des photos aériennes », Radio-Canada, mis en ligne le 9 décembre 2016 [consulté le 25 mai 2017].
  3. Thierry Gervais, « Un basculement du regard : les débuts de la photographie aérienne,
    1855-1914 », Études photographiques, n° 9, mai 2001, en ligne [consulté le 25 mai 2017].
  4. « Les Aérophiles, ballons-sondes des années 1890 », site Internet www.radiosonde.eu/RS01/RS01B20.html, consulté le 25 mai 2017.
  5. Gérard Hartmann, Georges Besançon (1866-1934), perpétuel sinon immortel, du 14 janvier
    2016, 34 p. disponible sur le site Internet d’Hydroretro.
  6. André Teyssier, Rivo Andrianirina Ratsialonana, Ramy Razafindralombo et Yolande Razafindrakoto, « Décentralisation de la gestion de la terre à Madagascar », in Jean- Philippe Colin, Pierre-Yves Le Meur et Éric Léonard (sous la dir. de), Les politiques d’enregistrement des droits fonciers : du cadre légal aux pratiques locales, Paris, Karthala, 2009, p. 280.