« Communes : 20 ans après le grand chambardement, quand la confusion s’ajoute à la fusion »

Jean Vaudendries, Didier Hermans et Philippe Pierre, Le Soir du 31 décembre 1996

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En Belgique, une des communes disparues par fusion

 » À Genappe, une méga-fusion agricole a entraîné une méga-confusion politique. Quelle histoire que cette fusion de Genappe, Baisy-Thy, Bousval, Glabais, Houtainle- Val, Loupoigne, Vieux-Genappe et Ways ! Personne apparemment n’en voulait et aujourd’hui encore les sentiments sont mitigés.

Il est vrai que, de la plus petite commune de l’arrondissement de Nivelles en superficie (59 ha, 79 ares, 09 centiares), Genappe s’est retrouvée ville la plus étendue : 8 957 ha selon le recensement de l’Institut national de statistique (1er janvier 1995) mais 9 172 ha d’après l’indication reprise depuis des lustres au budget communal. Il est vain d’ergoter pour quelques dizaines de mètres carrés.

L’accouchement du grand Genappe s’est fait aux forceps. Les huit communes ne disposaient pas du même nombre d’habitants et donc d’électeurs. C’est ainsi, par exemple, que le petit poucet de Ways était défavorisé. Baisy-Thy l’était tout autant, ainsi que le clame aujourd’hui encore son indéboulonnable mayeur Roger Pilloy (1947-1976) qui fut installé premier bourgmestre de ce nouveau Genappe.

J’ai fait pis que pendre pour tenter de m’opposer à la fusion. On avait déjà réussi à amputer Baisy-Thy de son hameau de La Roche. On a fait de même avec Tangissart (NDLR : avec drapeau noir flottant à la maison communale de Baisy) : Oleffe et Boël ont travaillé pour le comte Goblet d’Alviella… Je le soutiens plus que jamais. À Baisy-Thy, nous avions tout, des routes, des écoles. Jamais nous n’avions eu recours à l’IPP (Impôt sur les personnes physiques) jusqu’à cette maudite fusion. Jamais je n’aurais dû accepter de devenir bourgmestre. Ce fut une erreur !

De fait, quelques semaines après l’installation, la pagaille s’installa au sein des troupes majoritaires. Pour des raisons qui leur sont propres, deux échevins jouèrent la carte du vote… à la carte. La majorité devint minoritaire au collège échevinal et Marcel Marcq, mayeur sortant de Vieux-Genappe, n’eut pas droit au fauteuil de président du CPAS (Centre public d’aide sociale) que l’accord dit de majorité lui promettait.

À Genappe, poursuit Roger Pilloy, on n’a pas su ni pu gérer. On se contentait de gérer les dépenses. Et encore, puisque le collège était ligoté à des dépenses inférieures à 25 000 F. Au plan matériel, nous n’avions même pas les 21 sièges nécessaires pour que les conseillers puissent se réunir ensemble dans une salle convenable. Les travaux ? Pas moyen de se concerter ni de se concentrer. Nous avons voulu créer un hall de sports près de l’École moyenne de Vieux- Genappe. On a fini par se rendre compte que le terrain, qui appartenait à la CAP (Commission d’assistance publique), ne convenait pas…

En Belgique, une des communes disparues par fusion

Roger Pilloy resta bourgmestre jusqu’en 1982. Il goûta aux joies (!) de l’opposition jusqu’en 1988 avant de retrouver la majorité avec Gérard Couronné jusqu’en 1996. Il a abandonné la vie politique active mais a conservé son sentiment de départ.

La fusion a été une réussite pour les petites communes qui étaient mal gérées. Par charité, je ne les citerai pas mais on a dépensé énormément pour les remettre à flot.

Notre interlocuteur se rappellera sans doute cette belle époque où son Baisy-Thy faisait figure de précurseur en votant une taxe sur les chevaux de luxe et une autre sur les… serveuses de bar : 1 000 F par an pour les premiers, 3 000 F pour les secondes. Question sans réponse : qui était le plus coûteux à l’entretien ? Seconde question, avec réponse : comment récupérer cette taxe sur les filles qui, par profession, sont plus itinérantes que les établissements où elles opèrent ? Certaines venaient payer à domicile, pour la plus grande joie de… mon mari, se souvient Fernande Ménestret, receveuse régionale. Allons donc. Tout n’était pas mauvais avant les fusions…

René Corbisier, le seul secrétaire communal d’Europe occidentale à ne posséder ni voiture ni téléphone, n’est toujours pas convaincu de l’utilité des fusions. Il exerçait son mandat au (petit) Genappe, Ways et Thines avant la fusion. Il fut choisi de toute justesse pour le (grand) Genappe, en plein désaccord de majorité minoritaire, grâce à la solide amitié d’un conseiller de la minorité majoritaire. Il compare le travail abattu par les douze ouvriers communaux d’avant-fusion avec la manière ultérieure de travailler. Une anecdote étaie ses propos.

Avant la fusion, Eugène, l’ouvrier communal de Genappe avait besoin d’une brouette. Le bourgmestre Pinchart m’a demandé de proposer des prix au collège. Il y avait des brouettes de trois types coûtant respectivement 1 200, 1 900 et 2 400 F. Eugène a fait son choix. Nous n’avons pas acheté la plus chère. Après fusion, c’est d’un tracteur qu’il fut question. Le collège échevinal reçut délégation pour en acheter un. Sans demande de remise de prix. Une suspicion fut lancée contre un échevin à propos des… pneus (neufs) du tracteur qui auraient pu être remplacés (par des usagés). Le Comité supérieur de contrôle est descendu. Ça a duré plus d’un an…

Le bourgmestre Gérard Couronné est d’un autre avis à propos des fusions.

Avec plus de cent soixante personnes occupées, explique-t-il, la ville de Genappe est devenue le plus gros employeur de l’entité, avant la sucrerie. Son budget est de trois cent cinquante-cinq millions de francs alors qu’il dépassait à peine les cent millions en 1977. Seules, les petites communes auraient été incapables de faire face aux besoins actuels. Genappe a engagé un architecte pour diriger le service d’Urbanisme, un ingénieur à la tête des Travaux et un commissaire de police. On privilégie la qualité…

Rendre service et, surtout, ne pas déboussoler complètement la population. C’est pour ces raisons que, dès 1977, la plupart des administrations des nouvelles communes fusionnées ont décentralisé une partie de leurs services dans les anciennes. Le principe était semblable partout : une à trois fois par semaine, selon les entités, un employé de l’administration assurait une permanence où chacun pouvait venir. Hélas pour ceux qui s’en étaient fait une habitude, ces permanences ont été assez vite supprimées.

Le problème était que les gens n’y venaient plus parce qu’ils préféraient aller directement à l’administration communale même, explique Claude Januth, secrétaire communal à Tubize. La raison principale était la lenteur des opérations décentralisées. Pour obtenir un document, il fallait en effet parfois se rendre à la permanence au moins deux fois, l’employé devant retourner le chercher ou consulter les registres à l’administration. Mieux, pour certaines choses comme une demande de permis de bâtir, il fallait revenir encore plus souvent, tous les documents ne pouvant être consultés.

Des propos qu’on nous a confirmés dans toutes les communes de la province. Une seule continue toutefois à assurer ce type de permanences : Ittre, qui regroupe les anciens villages de Haut-Ittre et de Virginal. ”

 


Décryptage historique

La France compte plus de 36 000 communes, soit le tiers des communes de l’Union européenne à 28 membres, et cet émiettement administratif est perçu par certains comme un archaïsme face aux mutations mondialisées et un poids financier conséquent. D’autres pays ont connu ce débat : la Belgique y réfléchit depuis les années 1930, avec, en 1937, une recommandation du Centre d’étude pour la réforme de l’État sur une fusion obligatoire des communes de moins de 500 habitants. Le projet n’eut pas de suite. En 1961, la Loi unique permet une simplification des fusions communales : le pouvoir exécutif acquiert cette compétence pendant dix ans. Les conséquences sont plutôt modestes puisque 304 communes (un peu plus de 10 %) disparaissent dans ce délai 1. Lucien Harmegnies, devenu ministre de l’Intérieur en 1968, décide de procéder au remembrement du pays, mais c’est un autre ministre de l’Intérieur, Joseph Michel, qui mène le projet à son terme. Par l’arrêté royal du 17 septembre 1975, ratifié par la loi du 30 décembre 1975, le nombre de communes est réduit de 2 359 à 596 en suivant un plan d’ensemble. 1976, durant laquelle se déroulent les élections communales, représente l’année de transition. La fusion est effective au 1er janvier 1977. Les anciennes communes sont désignées sous le terme de « section », tandis que les communes actuelles portent le nom d’entités ou de communes fusionnées.

Devant la Commission de l’Intérieur du Sénat, le ministre Joseph Michel, pour justifier sa décision, cite les inconvénients inhérents aux petites communes : un manque de moyens financiers, un choix restreint de mandataires communaux, des difficultés de recruter du personnel administratif qualifié alors que les tâches sont d’une complexité croissante. Les intercommunales ont engendré des formes de concurrence entre les services, préjudiciable à l’intérêt commun. Plusieurs députés reprochent une improvisation complète en la matière. L’Union des villes et communes de Belgique propose, pour améliorer le plan de fusion du gouvernement, une information suffisante des administrations communales et de la population ; la réalisation d’études préalables et un consensus aussi large que possible des communes concernées ; une mise à disposition de moyens suffisants pour faire face aux dépenses supplémentaires inévitables et de véritables garanties pour le personnel. L’avenir du personnel communal relève d’une forte inquiétude générale. Le passage en force du gouvernement contrarie les volontés. En septembre, à Arlon, une manifestation contre le projet de fusion réunit 2 500 personnes, agitant des pancartes hostiles à la fusion imposée mais favorables à la fusion volontaire. Le climat est tendu : un mannequin à l’effigie de Joseph Michel est pendu. Même Lucien Harmegnies s’oppose à la loi, qu’il juge contraire aux principes qu’il préconisait en 1971. La réforme a-t-elle été utile ? Au-delà de la rationalisation annoncée, la fusion des communes a engendré quelques effets néfastes. Les charcutages électoraux ont été nombreux. Une professionnalisation de la vie politique communale et une complexification du travail des mandataires et spécialement des bourgmestres a provoqué une certaine distance entre les élus locaux et leurs citoyens. Suite à la trop grande hétérogénéité de leur territoire, peu de communes sont parvenues à entrer dans une logique de développement concerté. Dans les têtes, l’identification des habitants à la nouvelle commune n’est pas encore faite. Des services reviennent, plus proches, et, dans l’autre sens, des communes trouvent des intérêts à traiter des problèmes ensemble 2. La fusion s’est aussi traduite, dans un premier temps, par des coûts considérables : en termes de personnel, avec un système de « surnomination » mis en place en 1977 et destiné à digérer, avec le temps, le surplus de personnel d’origine, et en termes de construction, puisque les anciennes communes avaient parfois plusieurs piscines, centres culturels…

Du fait d’une taille communale plus importante, les capacités d’emprunt ont également été relevées, dans une période de forte inflation dans les années 1980, grevant ainsi les budgets. Avec la fusion anversoise, le nombre de communes diminue encore en 1983. On compte aujourd’hui 589 communes en Belgique, rassemblant en moyenne 18 500 habitants sur 50 km² : 308 en région flamande, 262 en région wallonne, 19 en région bruxelloise (pas de fusion faute de consensus politique). Entre 1950 et 2007, d’autres pays ont drastiquement réduit leur nombre de communes 3 : la Suède (- 87 %), le Danemark (- 80 %), le Royaume- Uni (- 79 %) ; – 41 % pour l’Allemagne (de l’Ouest) mais + 4 % en Italie et + 5 % en Hongrie. Le nombre de communes en France (- 5 % sur la période susnommée) peut être réduit depuis 1971 par des dispositions de la loi Marcellin, aujourd’hui remplacée par le statut de commune nouvelle créée par la loi de réforme des collectivités territoriales de 2010. Comme le rappelle le géographe Serge Schmitz, il serait bon que les succès et les échecs de la réforme communale belge éclairent les décideurs et aménageurs français dans leurs projets intercommunaux 4.

  1. M. Lazzari, P. Verjans, A.-L. Durviaux, « La fusion des communes : une réforme trentenaire », Territoire(s) wallon(s), hors-série d’août 2008, p. 27-34.
  2. Éric Renette et Pierre Morel, « Verjans : “ un véritable charcutage électoral ” », Le Soir du 23 janvier 2007.
  3. « Projet de loi de réforme des collectivités territoriales, étude d’impact », 2009, en ligne http://www.senat.fr/leg/etudes-impact/pjl09-060-ei/pjl09-060-ei.pdf [consulté le 25 octobre 2015].
  4. Serge Schmitz, « Les fusions des communes en Belgique : nouvelles communes, nouveaux territoires de projet ? », communication au 24e colloque de l’Association des ruralistes français, 2000, site d’archive ouverte de l’université de Liège, http://orbi.ulg.ac.be.bitstream2268251482Fusionsb.pdf [consulté le 25 octobre 2015].