« Les gratte-ciel : vont-ils naître en Europe sous l’impulsion de la télévision ? »

Guy Jahan, Sciences et Avenir, novembre 1953

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« Lorsque le 14 février 1945, un bombardier américain de 60 tonnes, perdu dans le brouillard, avec une installation radar défectueuse, heurta de plein fouet l’Empire State Building, entre le 78e et le 79e étage, à la vitesse de 450 km/h, ce colosse des airs ne réussit même pas à endommager l’ossature d’acier qui résista sans broncher au formidable coup de bélier ! Les seuls dégâts furent occasionnés par la projection, à travers les bureaux, de fragments incandescents de carlingue et surtout d’essence, qui cause des incendies violents mais locaux, grâce aux dispositifs de sécurité. Cette expérience involontaire, qui coûta d’ailleurs la vie à la totalité de l’équipage, apportait la réponse la plus absolue à tous ceux qui, au début de la grande fièvre des gratte-ciel, avaient voulu assurer que ceux-ci seraient fragiles et dangereux. C’était le triomphe, à un siècle d’intervalle, de l’architecte français Viollet-le-Duc, qui n’avait pas craint d’écrire au milieu du 19e siècle : « un architecte habile doit en venir à concevoir un vaste édifice dont la structure serait uniquement constituée d’acier ». Phrase dont l’Américain James Bogardus devait quelques années plus tard (1860) dégager tout le sens, en proclamant que les immeubles de l’avenir, « construits en acier, pourraient s’élever à des hauteurs inimaginables ».

En septembre 1929 se constitua un consortium d’hommes d’affaires, nommé l’Empire State Inc., qui se décida à ériger un grand gratte-ciel de bureaux dans Manhattan. Il jeta son dévolu sur l’hôtel Waldorf dont il décida la démolition après achat et la construction à la place d’un gratte-ciel d’affaire qui serait l’édifice le plus haut et le plus grand du monde. Trois facteurs déterminants sont à l’origine de sa forme définitive : le terrain de 8 000 m² coûtait la fantastique somme de 440 millions de francs d’alors ; les exigences du gabarit municipal, « les Zondag Lowes », n’autorisaient à bâtir en façade sur la 5e avenue que jusqu’à hauteur de 38 mètres avec obligation de retraits successifs au-delà de cette hauteur ; la possibilité était laissée au constructeur d’élever une tour illimitée en hauteur sur une surface représentant seulement le ¼ du terrain. Enfin, les locaux devant être prêts à louer pour le 1er mai 1931, il ne restait que 20 mois pour mener à bien l’étude et la construction du gigantesque ensemble projeté. Pas moins de 16 projets différents furent présentés par les architectes, en fonction uniquement de la rentabilité maximum de l’édifice.

Le gratte-ciel de bureaux, dont le E.S.B. représente un des types les plus caractéristiques, fut très critiqué par certains Américains euxmêmes, qui lui reprochèrent, en dehors des questions esthétiques, de priver les villes d’air, d’être nuisible à la santé publique et responsable de l’encombrement des rues ; mais ces griefs s’avèrent faux et inexistants avec le temps. L’accusation leur fut alors lancée d’être des constructions peu rentables, uniquement de prestige. Pourtant, le plus grand nombre n’était qu’un moyen de tirer partie au maximum des « Zoning Laws » new-yorkaises, et les constructeurs entreprirent une étude très sérieuse du rendement financier. Ils en arrivèrent aux conclusions suivantes : les frais d’exploitations à la charge de l’habitant d’une ville centralisée avec gratte-ciel et d’une ville à immeubles bas, comptant la même population, sont à peu près les mêmes.

Les experts s’attaquèrent ensuite au problème de la rentabilité d’un building proportionnellement à son nombre d’étages. Les conclusions furent les suivantes : le rendement économique augmente depuis 4,2 % pour l’immeuble de 8 étages jusqu’à 10,25 % pour celui de 23 étages et commence ensuite rapidement à décroître. À partir de 37 étages seulement, le coût de la construction commence à dépasser celui du terrain.

Certains ont pensé qu’à l’exemple de New York, le prestige de Paris serait rehaussé par la présence de gratte-ciel ; le prestige de Paris n’est-il pas suffisamment assuré par les joyaux que renferme la capitale ? Et les Parisiens n’échangerait pas Notre-Dame contre tous les gratte-ciel des États-Unis. L’encombrement de la circulation, la crise du logement, l’entassement des bureaux commerciaux, pourraient être résorbés par quelques hauts buildings qui offriraient l’avantage de libérer le sol parisien. C’est ce qu’ont pensé divers architectes, en particulier Le Corbusier et Jeanneret qui, à l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925, au pavillon de l’ « Esprit Nouveau », exposèrent un plan d’aménagement de Paris : le plan Voisin (du célèbre constructeur d’automobiles qui accepta de financer et patronner le projet).

Mais là comme ailleurs, il faudrait démolir : le sol parisien est occupé et, pratiquement, aucune des parcelles libres existantes ne laisse la surface nécessaire à l’érection d’un building. En outre, l’étroitesse des vues et les lois qui réglementent le gabarit interdisent de monter bien haut à Paris. Pourtant, le gratte-ciel est, outre une solution valable, une solution rapide par les possibilités d’usinage de son ossature, par la préfabrication de ses éléments. Ces gratte-ciel offriraient un confort maximum à leurs habitants. Mais beaucoup ont été rebutés par le nom « machines à habiter » que Le Corbusier leur a donné. On a pensé qu’il aurait été néfaste de créer ainsi des villes dans la ville. Est-ce qu’on ne verra pas de gratte-ciel à Paris ? On peut répondre positivement dans ce sens, car il trouve sa pleine justification dans l’emploi qu’en fait la télévision. En effet, la 3e plate-forme supérieure de la tour Eiffel n’a absolument pas la surface nécessaire pour établir de vastes installations. L’idéal serait donc d’élever les studios à la hauteur voulue afin que l’émission, qui doit être directe et sans obstacles, se fasse sans déperdition jusqu’au prochain relais. Le gratte-ciel offre cette possibilité. En outre, il permet de loger dans ses flancs les nombreux services nécessaires. Il ne s’agit dont plus là de gagner du terrain, ou d’augmenter la valeur locative de bureaux, mais d’une nécessité technique. Verronsnous bientôt, plus haut que la tour Eiffel, une tour immense pointer dans le ciel parisien ? Elle aura sûrement, comme la tour, de violents détracteurs et des défenseurs passionnés. Nos chansonniers trouveront là un sujet inépuisable. ”

 


Décryptage historique

Les débats autour de la tour Triangle sont vifs. La première pierre du tribunal de grande instance, dont la hauteur atteindra les 160 mètres, a été posée le 6 mai 2015, non sans qu’une fronde des avocats ait tenté d’annuler le partenariat public-privé. Paris a-t-il des problèmes avec les gratte-ciel ? Même le quartier de la Défense voit certains de ses projets contestés : recours contre le projet Hermitage Plaza (deux tours de 323 mètres de hauteur, recours épuisés à la mi-2015), contre la tour Phare (297 mètres, recours rejetés fin 2014), contre la tour Air ² (202 mètres)…

L’article de l’architecte Guy Jahan relate bien les enjeux que représentent les gratte-ciel. Les innovations techniques du 19e siècle ont permis l’apparition de ces bâtiments, d’abord aux États-Unis à la fin des années 1860 (l’Equitable Life Assurance Building de 1868, à Manhattan, est considéré comme l’un des premiers – le feu l’a détruit en 1912), puis en Europe après la Grande Guerre. Ce sont pourtant les motivations économiques des grandes entreprises et les contraintes administratives (la fameuse zoning law new-yorkaise de 1916, réformée en 1961) qui ont permis leur multiplication sur le territoire états-unien 1. En Europe, le gratte-ciel reste mal considéré. Les Parisiens n’aimeraient donc pas la hauteur… en matière d’urbanisme. Selon un sondage du Figaro en 2009, ils souhaiteraient voir disparaître la tour Montparnasse (35,4 %), le quartier de Beaugrenelle (Front de Seine), Beaubourg. Mais il y a aussi, en dixième position, le Palais Omnisports Paris-Bercy, rebaptisé Bercy Arena, qui atteint la hauteur modeste de 30 mètres 2. Les débats lors de la concertation autour de la tour Triangle en 2009 ont révélé autre chose : la question de l’urbanité et de l’animation de la grande hauteur à l’échelle d’un quartier, la crainte d’une privatisation de l’espace propice à n’apporter que des désagréments pour les autres sans aucun avantage 3. Certains estiment désormais que le gratte-ciel était adapté à l’organisation du travail du 20e siècle mais qu’aujourd’hui, ils sont obsolètes. La seule motivation serait liée à la symbolique 4. Les besoins sociaux, d’un enjeu supérieur au seul bâtiment, pourraient ainsi modifier la perception des gratte-ciel. Après tout, ils sont à la source de la conservation de la tour Eiffel. Cet objet architectural est concédé pendant vingt ans à la Ville de Paris, jusqu’en 1909. Gustave Eiffel veut éviter le démontage prévu à l’issue de la concession et, entre autres projets, propose au Génie d’expérimenter les applications militaires de la transmission sans fil avec sa tour. L’intérêt étant démontré, la concession est renouvelée par la Ville en 1910. À partir de 1935, un émetteur pour la télévision y est installé. Avec les progrès techniques, ces installations font progressivement grimper la hauteur de la tour qui, depuis 2000, a atteint 324 mètres. La prévision de Guy Jahan n’a toutefois pas eu lieu. La tour Polak a bien été en projet dans cet esprit. Conçue en 1962 par les architectes André et Jean Polak (ceux de l’Atonium, en Belgique), elle devait être construite à l’endroit où se trouve l’actuelle Arche de la Défense. Il ne s’agit pas véritablement d’un gratte-ciel : la structure était un fuseau de tôle d’acier pleine reposant sur trois pieds. Haute de 750 mètres, elle devait permettre la couverture télévisuelle sur un rayon de 250 kilomètres. Un restaurant à 600 mètres de hauteur était prévu. Le projet est abandonné pour des raisons financières, de site, puis des raisons techniques avec l’arrivée de la transmission satellitaire, rendant moins nécessaires les tours de radiodiffusion. La tour Eiffel est toujours le point haut de l’Île-de-France : le gratteciel actuellement le plus haut de France, la tour First, plafonne à 231 mètres, et les nouveaux projets ne la dépasseront pas. Sir Norman Foster, l’architecte du plus haut d’entre eux, l’Hermitage Plaza, a luimême veillé à respecter cette règle. Douze millions de Franciliens situés à 80 kilomètres à la ronde vont donc continuer à dépendre de la tour Eiffel. À noter qu’en ouverture de son article, Guy Jahan conte l’anecdote du bombardier qui a heurté l’Empire State Building en 1945, histoire qui, dans nos têtes, fait resurgir le souvenir du 11 septembre 2001. Néanmoins, il se trompe dans la date, puisqu’il s’agit du 28 juillet 5. Ce drame, qui a coûté la vie à quatorze personnes, est aussi à l’origine d’un record du Guinness book : la plus haute chute en ascenseur avec survivants, par Betty Lou Oliver, soit 75 étages. Cette miraculée revint quelques mois plus tard dans la tour, qui avait rouvert deux jours après l’impact.

  1. Sarah Bradford Landau, Rise of the New York skyscraper : 1865-1913, Yale University Press, 1996.
  2. Claire Bommelaer et Valérie Sasportas, « Ces bâtiments dont vous ne voulez plus », Le Figaro du 22 avril 2009.
  3. Gwenaëlle d’Aboville, « Les Parisiens opposés à la grande hauteur ? Retour sur la concertation autour du projet de la tour Triangle », Métropolitiques du 13 mars 2015, www. metropolitiques.eu/Les-Parisiens-opposes-a-la-grande.html [consulté le 6 septembre 2015].
  4. W. Mitchell, « Les gratte-ciel sont-ils encore nécessaires ? », Pour la science n° 244,
    février 1998, p. 68-69.
  5. Il en existe un reportage, du 14 septembre 1945 (très tardif par rapport aux faits), sur le site de l’INA : « Un bombardier s’écrase dans l’Empire State Building », www.ina.fr/ video/AFE86003249 [consulté le 6 septembre 2015].