« Où en sont les propriétaires français ? »

Revue internationale de la propriété foncière bâtie, novembre 1926.

1219
Depuis la loi du 30 juin 1926, le commerçant, locataire d’un local commercial, est « propriétaire » de son bail. Lorsqu’il vendra son fonds de commerce, son acheteur n’aura pas à en renégocier les termes avec le « propriétaire des murs ». Lorsqu’un fonds de commerce prend de la valeur, le propriétaire de la boutique ne peut pas en profiter pour augmenter le loyer.

 » Les ennemis de la Propriété Bâtie n’ont pas désarmé ! Sans doute, la grande loi d’équité du 6 juillet 1925, autorisant la révision des baux à longue durée et basée sur l’inattaquable théorie juridique de l’imprévision, avait marqué un avantage de la justice et de la raison sur les entreprises des parties extrémistes de la Chambre des députés, avantage, d’ailleurs, incomplet, puisque les baux ruraux avaient été laissés en dehors du champ d’application de la loi.

Mais, malgré les protestations réitérées de l’Union de la Propriété Bâtie et de ses défenseurs au Parlement, la loi du 1er avril 1926 est venue proroger – pour cinq ans encore – en matière de loyers, le régime d’exception institué depuis 1918, en faveur des locataires, en accordant aux propriétaires une augmentation dérisoire de 100 %, alors que le coût de la vie subit une augmentation voisine de 600 %.

Mais, en dépit des engagements pris par les représentants autorisés des commerçants, lors des conférences de la « Semaine de la Propriété Commerciale », la loi du 30 juin 1926, si elle n’a pas créé de toutes pièces, à proprement parler, une « propriété » nouvelle allant jusqu’au démembrement de la propriété tout court, a cependant stipulé, en faveur des commerçants qui, parvenus à fin de bail, ne seraient pas maintenus dans leurs anciens locaux, des compensations excessives, dont les propriétaires peuvent avoir à faire les frais.

Pour être complet, il faut ajouter que chaque loi fiscale nouvelle, chaque plan nouveau d’assainissement financier – et Dieu seul en sait le nombre ! – a exigé des propriétaires sous forme de majorations diverses, d’augmentation de la part de l’État (élevée aujourd’hui de 12 à 18 %), de taxe complémentaire de 7 % sur la première mutation d’immeubles, etc., etc., des sacrifices hors de toute proportion avec ceux demandés aux autres catégories sociales.

La situation faite au propriétaire français demeure donc, avec toutes les conséquences funestes qu’un pareil état de choses entraîne dans l’économie générale de la nation, aussi inique que lamentable. Et il y aurait vraiment là de quoi faire réfléchir et incliner à plus de modération nos démagogues les plus endurcis, les plus aveuglés par le désir de flatter le plus grand nombre, pour conserver coûte que coûte – dût la France en mourir ! – des sièges au Parlement qu’ils n’ont dû qu’aux surprises d’une loi électorale malgré tout condamnée, et aux coalitions les plus monstrueuses et les plus immorales !

Eh bien ! il n’en est rien. Au lendemain même de la promulgation successive des lois dont nous venons de parler, des projets tendant à leur révision et à leur aggravation furent déposés sur le bureau du Parlement ; et, chose singulière, l’on ne peut pas dire que toutes ces initiatives émanent exclusivement des représentants des partis socialistes et communistes, puisque les noms de M. Louis Rollin, de M. Henry Paté, étaient, par exemple, voisinant avec ceux de MM. Garchery, Renaudel, et autres ténors de la Grande Révolution…

Raison de plus pour ouvrir l’oeil, et serrer les rangs ! […] Nous nous demandons, en effet, ce que deviendrait dans la pratique le droit de reprise [commerciale] reconnu au propriétaire et celui de ne pas renouveler — dans tous les cas — un bail parvenu à la date de son expiration contractuelle, s’il ne pouvait être procédé à aucune expulsion (les locataires sont toujours fie bonne foi, par définition), tant que le juge du fait principal – jugeant à charge d’appel – serait saisi ! Et cependant, tous les Ministres du Commerce, toutes les chambres de Commerce, l’immense majorité des commerçants, qui ont manifesté leur adhésion dans de nombreux congrès, s’étaient ralliés aux solutions qui ont servi de base à la loi du 30 juin 1924 !

Mais nous avons toujours à compter, en France, avec la surenchère démagogique ! Sous le nom de droit de priorité, on veut consacrer, pour l’occupant actuel, le droit de se maintenir pour toujours dans les locaux qu’il avait loués pour une durée déterminée, et cela, pour un prix de loyer taxé ! Ce serait rayer du Code civil le droit de propriété immobilière ! Heureusement, au moment du vote de la loi, le Sénat, par l’organe de son éminent rapporteur, M. Morand, a pris nettement position contre d’aussi funestes entreprises.

Depuis la loi du 30 juin 1926, le commerçant, locataire d’un local commercial, est « propriétaire » de son bail. Lorsqu’il vendra son fonds de commerce, son acheteur n’aura pas à en renégocier les termes avec le « propriétaire des murs ». Lorsqu’un fonds de commerce prend de la valeur, le propriétaire de la boutique ne peut pas en profiter pour augmenter le loyer. © La revue foncière

Dans son leader-article du 25 octobre dernier, donné à la France Immobilière, bulletin mensuel de l’Union de la Propriété Bâtie de France, M. Ch. Ramarony, président de notre grande fédération nationale, et vice-président de l’Union Internationale de la Propriété Bâtie, s’exprimait en ces termes :

« Grâce à Dieu, nous ne sommes plus en 1918, ni même en 1922. La nécessité de se grouper, de se défendre, est sentie aujourd’hui par les propriétaires dans toutes les parties de la France. Nos associations se multiplient, leurs effectifs grossissent chaque jour. Il faut compter avec nous. Le droit de reprise, c’est-à-dire le droit pour le propriétaire de rentrer chez lui est une chose sacrée ; le droit pour le propriétaire de ne pas donner la jouissance de sa chose pour rien est non moins intangible. Nous n’y laisserons pas porter atteinte. Que tous les propriétaires nous y aident ! »

Puisse cet éloquent appel à l’Union nécessaire, à la justice et à la raison être entendu dans notre pays, et avoir, par de là nos frontières, partout où les droits sacrés des propriétaires sont encore méconnus et menacés, le retentissement qu’il mérite ! ”

 


Décryptage historique

À l’occasion de l’arrivée dans les boîtes aux lettres des avis locaux d’impositions au cours de cet automne, l’Union nationale de la propriété immobilière (UNPI) s’indigne d’une forte augmentation de la taxe foncière, conséquence des frais engendrés par le « millefeuille » institutionnel. Elle réclame le plafonnement de la taxe foncière et de la taxe d’habitation 1.

L’UNPI est une association loi 1901 qui poursuit depuis 1964 les missions de l’Union de la propriété bâtie de France, qui s’exprime dans cet article de 1926. En 1893, les chambres syndicales des investisseurs immobiliers décident de se regrouper, en fondant l’Union de la propriété bâtie de France. Tout d’abord dévolue à la défense des propriétaires contre les volontés municipales de leur faire payer l’ensemble des dépenses destinées aux équipements d’assainissement, l’Union se focalise après la Première Guerre mondiale sur la libération des loyers 2 et sur la modération fiscale.

Les lois sur le contrôle des loyers – la première d’entre elles est la loi du 9 mars 1918 – modifient la relation entre les propriétaires et les locataires. Elles lient désormais les mains des premiers tandis que les seconds peuvent désormais avoir recours au juge pour la faire respecter. Comme le remarque l’historienne Susanna Magri 3, la sécurité du foyer est alors réclamée comme un droit et l’augmentation du loyer est combattue car perçue comme illégitime.

Le milieu des années 1920 est marqué par un ensemble de lois destinées à résorber les conflits entre les propriétaires et les locataires. Elles vont provoquer l’ire des propriétaires. Trois lois sont évoquées dans le texte : celle du 30 juin 1924 porte sur l’introduction des lois commerciales françaises dans les départements du Haut- Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, récupérés à l’issue du conflit mondial et qui avaient été sous législation allemande durant une quarantaine d’années ; celle du 6 juillet 1925 porte sur la révision des baux à longue durée ; celle du 30 juin 1926 s’intéresse aux rapports entre locateurs et bailleurs, pour les loyers d’immeubles ou de locaux commerciaux.

La loi du 30 juin 1926 – dite loi sur la propriété commerciale – introduit une garantie de stabilité de sa localisation au propriétaire du fonds de commerce. Toutes les réformes suivantes vont renforcer les prérogatives du locataire : c’est le droit au bail qui prime progressivement.

L’Union de la propriété bâtie de France a donc bien compris le risque pour les propriétaires, qui jusqu’alors pouvaient reprendre leurs locaux à la fin du bail, sans répercussions (pour eux). Le propriétaire qui refuse le renouvellement doit désormais payer au locataire évincé (sauf exceptions prévues dans la loi) une indemnité d’éviction égale au préjudice causé. Mais l’Union n’est pas entendue par les parlementaires qui, de droite ou de gauche, souhaitent renforcer les droits des locataires : Louis Rollin est député centre-droit de la Seine depuis 1919 et membre du comité directeur de la Ligue des patriotes ; Henry Paté, député radical-socialiste de la Seine depuis 1910 ; Pierre Renaudel, député socialiste du Var réélu en 1924 ; Jean Garchery, député communiste de la Seine depuis 1924. Le département de la Seine (Paris et sa banlieue) est l’un de ceux où les enjeux liés à la location (logement ou commerce) sont les plus prégnants en France à l’époque. Ces enjeux sont la conséquence des mutations immobilières qu’a connu le marché depuis le milieu du XIXe siècle : la propriété urbaine, jusqu’alors majoritairement possédée comme valeur d’usage par des producteurs indépendants, est devenue une source de capital immobilier, générant des rentes 4. Le déclin des rentiers, commencé à Paris dès les années 1880 mais réellement perçu à partir des années 1920, ne modifie pas la perception de la situation du marché locatif par les élus, peu enclins à privilégier cette classe sociale. L’Union de la propriété bâtie de France a tôt fait de crier à leur démagogie en 1926 mais ses récriminations (même s’il existe aujourd’hui en France des « baux à l’américaine », sans droit au bail ni pas-de-porte, qui commencent à se populariser depuis les années 2000) sont finalement sans effets.

  1. Isabelle Rey-Lefebvre, « La taxe foncière a augmenté de 14,7 % en moyenne entre 2010 et 2014 », LeMonde.fr du 13 octobre 2016.
  2. Pour mémoire, La revue foncière, n° 3, « Le blocage des loyers il y a un siècle, Le Figaro,
    1915 », janvier-février 2015, p. 40-41.
  3. Susanna Magri, « Les propriétaires, les locataires, la loi : jalons pour une analyse sociologique des rapports de location ; Paris, 1850-1920 », Revue française de sociologie, n° 37, 1996-3, juillet 1996, p. 413-415.
  4. Christian Topalov, Le Logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1987, p. 94-99 et p. 232.