Comment lutter contre la hausse des loyers ?

L’Illustration, 15 août 1857.

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L’Illustration, 15 août 1857.

 » Selon M. Torcenay, auteur d’une brochure intitulée « Des préjugés économiques », la hausse des prix des loyers parisiens tiendrait à une cause unique, la cherté toujours croissante des terrains, cherté favorisée par l’existence de l’enceinte qui empêche Paris de s’étendre. Pour arrêter la hausse, il voudrait dès lors, que l’administration municipale acquît, au moyen de l’expropriation, tous les terrains vides existants jusqu’aux fortifications et les revendît ensuite avec une plus-value modérée. Le prix des terrains n’est qu’un des éléments du prix des maisons : ce prix varie considérablement selon les quartiers. À Paris, il peut être évalué du quart à la moitié du coût total d’un bâtiment. Mais le développement trop rapide donné depuis cinq ans aux démolitions et par suite aux constructions, a élevé la main-d’oeuvre et

L’Illustration, 15 août 1857.

le prix des matériaux. Puis la mode imposant ses exigences, l’on bâti avec une richesse d’ornementation qui augmente encore le prix de revient. Ainsi un propriétaire nouveau, même en recevant un loyer beaucoup plus élevé qu’il y a cinq ou six ans, n’obtient pas de son argent un placement aussi avantageux. Le prix des vieilles maisons mises en vente a suivi la même progression, et les seuls heureux sont les anciens propriétaires qui ont vu, sans bourse délier, leur revenu s’accroître de toute cette plus-value. À cette cause de renchérissement des loyers, il faut ajouter celle qui résulte de la rareté des locaux vacants. Au moment où la population parisienne augmentait, les unes naturelles, les autres factices, il eut été d’une bonne administration de ne pas pousser aussi vivement les démolitions ; car s’il est vrai que dans un temps donné, les nouvelles maisons mettent à la disposition du public, autant de logements que les maisons jetées à bas, il n’en est pas moins vrai que les constructions neuves ne peuvent recevoir de locataires qu’une année environ après la démolition des vieilles habitations. En attendant, les locataires expulsés par milliers, se disputent les locaux anciens devenus trop rares […]. C’est un cercle sans fin car à mesure que les constructions neuves tendent à rétablir l’équilibre rompu quelques mois avant, la mise en coupe réglée de rues toutes entières, vient le détruire de nouveau à l’avantage des propriétaires. Le seul remède à la hausse croissante des loyers serait donc le ralentissement des démolitions. La nécessité de cette mesure est d’autant plus grande que les maisons abattues sont en majorité occupées par de pauvres ménages, tandis que les maisons neuves, plus confortables, ne sont à la portée que des familles aisées ou riches, et que l’équilibre est surtout détruit au détriment des classes ouvrières, réduites à émigrer dans la banlieue ou à se loger moins bien et plus chèrement qu’auparavant. Ainsi, la hausse des loyers résulterait selon nous, de plusieurs causes très différentes et l’auteur des Préjugés économiques, n’en attaquerait qu’une seule, et par un moyen à la fois illégal et insuffisant. Illégal, car la loi d’expropriation autorise à s’emparer des terrains que l’on veut affecter à la voie publique, mais non à occuper des terrains pour les revendre ensuite avec bénéfice. Insuffisant car l’auteur est-il certain que l’administration municipale, maîtresse de tous les terrains propre à bâtir, n’élèverait pas, elle aussi, ses exigences, et ne prétendrait pas faire, de leurs plus-values exagérées, une source de revenus. Pour s’éclairer à cet égard, il devrait se rappeler que la mise à prix des terrains mis en vente par la ville de Paris a paru si exorbitante à plusieurs reprises, que ses adjudications sont restées sans résultat. ”

 


Décryptage historique

La transformation haussmannienne de Paris fait l’objet de critiques dès le début des opérations immobilières. Georges- Eugène Haussmann, préfet de Paris de 1853 à 1870, contribue à détruire 120 000 logements insalubres, à construire 320 000 appartements neufs, 200 kilomètres de voies nouvelles, 600 kilomètres d’égouts, à aménager de nombreux jardins. La capacité journalière de l’approvisionnement en eau potable est multipliée par sept 1.

Une des contreparties de cette politique de grands travaux, c’est que les ménages populaires doivent s’adapter. Leur départ pour la banlieue, tant décrié dans l’article, n’est pas si massif dans les années 1850. Mahmoud Sami-Ali 2 estime que la majorité se dirige vers les faubourgs (les arrondissements périphériques actuels, que Paris englobera en 1860, trois ans après la publication de cet article), et une partie parvient à habiter dans les rues anciennes subsistant entre les voies nouvelles. Le loyer des logements anciens augmente au moins de 50 % dans les années 1850 dans le centre de la capitale.

Maurice Halbwachs, en s’intéressant aux expropriations et aux prix des terrains à Paris entre 1860 et 1900 pour sa thèse de droit (publication en 1909), évoque une hausse des prix des terrains s’effectuant par bonds, intervenus notamment lors des expropriations qui donnent une valeur quasiment programmatique au terrain. La prévision des tendances et représentations collectives donnée à une rue ou à un quartier se révèle dans l’expropriation. Selon lui, les propriétaires dans les quartiers riches privilégient d’abord la hausse du prix du loyer, puis augmentent le nombre de logements ; ceux des quartiers pauvres font face à une résistance de la part des locataires quand il est question d’augmentation du loyer et, sans doute échaudés, ils s’abstiennent d’investir ailleurs.

Pour le préfet et son équipe, il s’agit de déconcentrer démographiquement les quartiers centraux de Paris, qui se singularisent après une première annexion des faubourgs en 1790, et d’encourager les courants progressifs d’installation, apparus dès 1836, du centre vers la périphérie, en particulier les courants parallèles à la Seine (le courant vers l’Ouest restant le plus huppé). Selon Maurice Halbwachs, les actions des décisionnaires doivent aller dans le sens des tendances et des besoins de la population : il appelle cela le « mouvement naturel d’évolution de la ville », expression depuis largement critiquée.

Les objectifs du baron Haussmann sont bien de réduire l’état de pauvreté dans la capitale. Le choléra a tué plus de 18 000 personnes à Paris en 1832, près de 19 000 en 1849, et les masses populaires se logent dangereusement à proximité des lieux de pouvoir (sac de l’archevêché de Paris en 1832, journées de juin 1848). Comme, entre 1750 et 1850, ne sont créés que des quartiers autour de la ville ancienne, sans l’entamer (l’« urbanisme frôleur » d’Emmanuel Le Roy-Ladurie) à l’exception de quelques opérations immobilières isolées, les mutations en faveur de l’assainissement, que l’on trouve ailleurs dans les villes européennes, sont attendues.

Or, au même moment, le droit évolue dans le sens d’un renforcement de la protection des propriétaires. Au XVIIIe siècle, les indemnités dévolues aux propriétaires des terrains d’une rue détruite, sont mises à la charge, tout ou partie, des propriétaires des rues adjacentes, dans la pensée que leurs terrains allaient bénéficier d’une plus-value née du voisinage de la rue nouvelle. Au XIXe siècle, désormais, si la ville exproprie, c’est à ses frais (série de lois en 1807, 1833, 1841). Pour éviter des refus de propriétaires, un décret de mars 1852 prévoit une expropriation totale des parcelles touchées si elles ne permettent pas d’y élever des constructions salubres (forme ou étendue).

Pour la Ville de Paris, le financement des travaux par une expropriation complète des terrains impliquerait donc un recours à l’emprunt. Jusqu’en 1858 et le début des concessions à des compagnies immobilières privées, les travaux (routes et immeubles) sont à la charge complète de la Ville. Pour Mahmoud Sami-Ali, il faut voir le refus d’emprunter pour une raison : le gage de l’emprunt sur des recettes, soit une augmentation des impôts directs qui mécontenterait la bourgeoisie, soit une augmentation des droits d’octroi, au risque de se mettre à dos les producteurs, les industriels vivant du marché parisien, et les classes populaires toujours dangereuses pour l’ordre public. Il était donc peu probable que l’idée de M. Torcenay soit reprise.

Cette idée aurait même été en contradiction avec le raisonnement du baron Haussmann. Les travaux réalisés jusqu’en 1870 vont réclamer la somme conséquente estimée entre 1,2 à 1,4 milliards de francs (estimations). Le républicain Jules Ferry dénonce d’ailleurs les petites affaires qui s’y rattachent, dans les Comptes fantastiques d’Haussmann. C’est ce qui entraînera sa perte, quelques mois avant que le Second Empire ne soit emporté à son tour après la défaite à Sedan face à la Prusse. Le préfet de la Seine prévoit un remboursement garanti par l’augmentation future des recettes municipales obtenues par les travaux : hausse des recettes d’octroi grâce aux matériaux de construction entrant dans la ville, essor du rendement des impôts directs grâce à la construction d’immeubles de grande valeur. La plus-value urbaine doit compenser l’endettement de la ville. Toutefois, la Ville de Paris ne parviendra à finir de rembourser le dernier emprunt de l’Empire qu’en 1910.

  1. Jean-Marc Larbodière, Haussmann à Paris : architecture et urbanisme, éditions Massin, Issy-les-Moulineaux, 2012 ; Patrice de Moncan, Le Paris d’Haussmann, Les Éditions du Mécène, Paris, 2009.
  2. Mahmoud Sami-Ali, « Spéculation et société : les grands travaux à Paris au XIXe siècle », Histoire, économie & société, 2004/3, p. 433-448.