« Sous prétexte de bâtir pour les pauvres, on loge les riches »

par | 19 Juil 2018 | Il était une fois le foncier | 0 commentaires

« La question de l’administrateur est révélatrice de ce qui ne va pas : le fossé qui existe entre les pauvres et ceux qui tirent des plans pour eux. Planificateurs, architectes, ingénieurs et administrateurs appartiennent presque exclusivement aux classes moyenne ou supérieure. Ils savent rarement avec précision à quel point les pauvres sont misérables et quel en est le nombre. Par conséquent, ils tirent leurs plans sur leurs idées de logement et sur leurs estimations concernant la fraction de revenus que les gens peuvent consacrer au logement. Ils pensent souvent, par exemple, que les pauvres peuvent consacrer un quart, voire un tiers de leurs revenus, à l’achat d’une maison.

Mais en pratique, une famille qui vit avec 36 dollars par mois peut difficilement consacrer plus de 3,60 dollars à se payer un toit. Même en bénéficiant d’un plan de vente à crédit établi sur 20 ans et même au taux d’intérêt de 5 %, cela veut dire que le prix maximal d’une maison devrait être de 550 dollars pour être à la portée de la majorité de la population.

Confrontés à la réalité, planificateurs et architectes, dans leur grande majorité, lèvent les bras au ciel en signe d’impuissance et prétendent que pour 360 dollars il est impossible de construire une maison digne de ce nom, où doivent vivre des êtres humains. Les briques, le ciment et l’acier sont trop chers. La maison doit durer un siècle, elle doit permettre un peu d’intimité à chacun de ses occupants, satisfaire à des normes et des arrêtés établis au bénéfice et pour la protection des usagers.

Dans la pratique, ces normes et ces obligations, établies pour le bien-être, jouent en fait contre le bien-être des déshérités dans leur grande majorité et interdisent la construction des seuls types d’habitations qu’ils peuvent payer. Ainsi, les maisons conformes aux normes de la classe moyenne, normes édictant ce qu’une maison devrait être, continuent à être construites et achetées par les plus riches qui, seuls, peuvent les payer. Que faire ?

« Dessine-moi une maison… »

C’est un drame récent qui peut nous éclairer. L’année dernière, en effet, une inondation catastrophique anéantit les demeures de 2 000 pauvres diables, dans un seul État. Trois mois plus tard, avant qu’un quelconque service de logement eût entamé quoi que ce fût, les victimes de l’inondation avaient pour la plupart reconstruit leur logis avec des matériaux de fortune, ou achetés à vil prix. Ainsi, Raj Kumar avait, avec les siens, bâti une maison de torchis et de chaume sans que l’eussent aidé architecte ou ingénieur. Raj Kumar m’a dit que les matériaux et la charpente lui avaient coûté 55 dollars. Aujourd’hui, trois mois de plus ont passé et les autorités des services de logement viennent de commencer à construire des maisons « normalisées tout confort » revenant à 800 dollars pour venir en aide à ceux qui, à la différence de Raj Kumar, ne peuvent disposer de 55 dollars pour bâtir leur logis. Qui les achètera, ces maisons ?

Abandonné à lui-même, sans assistance d’aucune sorte, l’indigent des taudis et des bidonvilles du monde en voie de développement se débrouille parfaitement bien. Et cette lèpre urbaine que sont des millions d’affreux taudis ne disparaîtra que s’il peut s’aider lui-même. Car il est parfaitement vain, pour les pays en voie de développement, de prétendre assurer un « logement décent » tel que le définissent les planificateurs, à des populations qui ont, dans l’ensemble, les plus bas des revenus et, en conséquence, ne peuvent payer. En réalité, il faut donner un « statut décent » aux bidonvilles eux-mêmes pour en sortir. Aujourd’hui, certains planificateurs comprennent que pour aller de l’avant, il faut aménager l’environnement des bidonvilles : c’est-à-dire assurer la fourniture en eau potable, faire des installations sanitaires, hygiéniques et évacuer eaux de pluies et eaux usées, prévoir l’enlèvement des ordures, et tous autres arrangements communautaires.

Les gens se chargeront du reste, quand ils se sentiront en sécurité assurés qu’on ne les délogera pas si on les encourage, et si on les aide à aménager leur existence en leur vendant de petits lopins de terre, voire une carcasse de maison qu’ils achèveront eux-mêmes. C’est là la seule manière de permettre l’édification de milliers et de milliers de « nouveaux logements » avec des subsides gouvernementaux de 360 à 550 dollars alors que ces subsides atteignent aujourd’hui, en vain, dix fois plus. Dans nombre de cas, ces subsides ne sont pas nécessaires. C’est l’encouragement qui fait tout. Au début, les gens devront achever leur maison avec les matériaux qu’ils ont sous la main. Et si c’est bien leur maison telle qu’ils la veulent, ils l’amélioreront chaque fois qu’ils en auront l’occasion. Ils ne la concevront pas à l’instar des épatantes résidences dont rêvent, pour la plupart, nos planificateurs, mais comme « Habitat », la Conférence des Nations Unies sur les établissements humains nous permet de l’apprendre, la seule manière d’améliorer radicalement la vie de millions d’habitants des taudis du tiers monde, c’est de faire confiance aux gens et de les aider à bâtir leur maison. Ce sera une révision catégorique, non seulement de nos codes et normes actuels, mais de notre conception de ce qu’est en fait une maison. ”

 


Décryptage historique

L’article de Joseph Bain D’Souza (composé d’un ensemble d’extraits d’un de ses ouvrages) s’avère critique envers les urbanistes et les architectes. Ce haut administrateur, président- directeur de l’Agence indienne pour le logement et le développement urbain, intervient ici à la suite des inondations qui ont frappé son pays en 1975. Elles ont été si importantes qu’une loi cadre est proposée par la Central Water Commission : il s’agit de mettre en place des plans de zoning contre les inondations. Son propos s’inscrit aussi dans un débat qui agite alors les intellectuels européens depuis quelques années : avons-nous encore besoin d’architectes ? Dès 1969, la revue Esprit consacre un numéro à cette question.

L’auteur leur reproche de vivre un peu hors du temps et hors du monde, car les habitants ne peuvent pas attendre les solutions miracles qu’ils proposent – souvent hors de prix ! La position du porte-à-faux est bien connue également en France. Raymond Moulin, dans son article paru dans la revue Esprit en 1969, note deux choses : les architectes déposent seulement 30 % des permis de construire (sachant qu’un permis peut comporter des centaines de logements) ; la société industrielle tend à réduire l’architecture à un art. Il pointe la difficulté de concilier la logique de rendement avec l’urgence des problèmes sociaux à résoudre, une difficulté que les architectes craignent d’affronter : soit ils se soumettent à la demande en participant à un urbanisme de réitération, soit ils construisent un chef-d’oeuvre unique, à la faveur de la commande publique. Mais il espère qu’ils sauront être les vecteurs du changement dans le domaine bâti, grâce à la nouveauté des formes, modèles, techniques 1. Pas sûr que nous en soyons là aujourd’hui !

En fait, les architectes « paient » le résultat d’un processus engagé avec la révolution industrielle. Comme en fait la remarque, le géographe Jean-Robert Pitte, les responsabilités dans la fabrication du paysage se concentre au cours des XIXe et XXe siècles : la créativité, jadis partagée de l’architecte au plus humble maçon, est confisquée par les seuls architectes et ingénieurs, désormais entourés d’une foule d’exécutants 2. La rareté a un prix, c’est connu.

L’architecte s’intéresse-t-il à l’architecture sans architecte ? À partir de l’exemple de la maison rurale en France, Isac Chiva et Françoise Dubost observent, en 1990, que les professionnels n’y songent pas : ils se bornent à construire selon les modèles de l’architecture champêtre (cottage, chalet, villa, chaumière), avec des références très simplifiées. Ces créations qui n’ont pas eu besoin d’eux sont donc livrées au pastiche, considéré comme mineur. L’architecture vernaculaire n’est légitimée que si elle appartient à un lointain passé. Néanmoins, les auteurs invitent à être attentif aux produits de l’autoconstruction et aux remaniements bricolés, car l’habitat pavillonnaire ne se réduit pas au modèle proposé des promoteurs immobiliers. Ils concluent ainsi : « ne pas prendre en compte cette esthétique “ordinaire”, ou la réduire dans le passé à une esthétique involontaire, c’est refuser le “point de vue de l’indigène”. » 3

Joseph Bain D’Souza a-t-il eu raison de préconiser le point de vue de l’indigène ? Ce n’est pas certain en matière de protection contre les risques naturels : la Ville de Patna (État du Bihar, nord-est de l’Inde), après avoir souffert des inondations en 1975, a construit des défenses contre ce phénomène naturel, mais des habitations se sont depuis installées entre ces défenses et le Gange. La loi cadre de 1975 n’a d’ailleurs quasiment pas été utilisée, puisque seuls le Rajasthan, l’Uttarakhand (à la frontière du Népal et du Tibet) et le Manipur ont légiféré en ce sens 4. En 2015, l’Inde a fait face à deux grands épisodes d’inondation, en juin et en décembre, faisant chacun plusieurs centaines de victimes ; comme en 2014, en 2013, en 2012…

Le positionnement du curseur entre deux extrêmes (décision autoritaire de l’aménagement/laisser-faire corrigé par empirisme) ne devrait pas se résumer à un choix binaire. Mais la confiance entre les divers interlocuteurs n’est pas grande, ce qui fausse les choix. Faut-il, et si oui, comment, anticiper la protection des populations, parfois en les contraignant, quand chacun est confronté à un besoin pressant : celui de se loger ? Même si l’auteur n’en fait pas grand cas pour les exemples des bidonvilles qu’il expose, c’est donc aussi la question de la maîtrise foncière qui est posée 5.

Les exemples ne manquent pas : 6 ans après le tremblement de terre à Haïti, le mot d’ordre « reconstruire en mieux » de l’envoyé spécial de l’ONU, Bill Clinton, est resté un voeu pieux, avec des projets tournant au fiasco (complexe Le Zorange, projet de Morne-à-Cabrit) ; la marocaine Al Hoceima, détruite par un tremblement de terre en 2004, a peiné à se reconstruire, pénalisée par l’absence de terrains disponibles liée à la présence militaire, mais elle a depuis suivi son programme d’aménagement (éradication des bidonvilles) ; les zones rouges sont sources de débats, tant en France, pour des habitations qui doivent désormais comporter un étage « de secours », qu’en Italie, à L’Aquila, où des quartiers restent interdits à cause des risques d’effondrement. Les deux logiques (étatique/locale) vont sans doute encore longtemps s’opposer, bien loin d’une « association » espérée, un peu naïvement, par l’auteur. Il ne faut pas être grand clerc en politique foncière pour comprendre que ce petit jeu ne se fait pas au bénéfice des plus pauvres.

  1. Raymond Moulin, « Avons-nous encore besoin d’architectes ? », Esprit, n° 385 « L’architecte, l’urbanisme et la société », octobre 1969, p. 389-407.
  2. Jean-Robert Pitte, Histoire du paysage français, t. 2 Le Profane : du XVIe siècle à nos jours, Paris, Tallandier, 1983, 207 p.
  3. Chiva Isac et Dubost Françoise, « L’architecture sans architectes : une esthétique involontaire ? », Études rurales, n° 117, janvier-mars 1990, p. 9-38.
  4. Richard Davies, « Foods worsen in Bihar, India », FloodList du 4 septembre 2013.
  5. Au sujet des conséquences de la tempête Xynthia et de la maîtrise foncière, on peut par exemple consulter cet article de Bernard Drobenko, « Risques naturels en zones côtières et perspectives en droit de l’urbanisme », in Céline Laronde-Clérac, Alice Mazeaud et Agnès Michelot (sous la dir. de), Les risques naturels en zone côtières ; Xynthia : enjeux politiques, questionnements juridiques, Rennes, PUR, coll. « L’Univers des normes », 2015, p. 39-54.

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