Promouvoir les communs horizontaux et verticaux – Regard bienveillant sur des systèmes fonciers et immobiliers robustes et astucieux

par | 19 Jan 2025 | 2024: pour une nouvelle utopie foncière, Foncier et modèle d'accession à la propriété

L’idée de penser les politiques publiques et l’avenir territorial avec certaines formes de propriétés collectives fait l’objet d’intenses travaux dans la cadre de la Chaire VALCOM (Valoriser les communs fonciers) créée par la Fondation de l’Université Savoie Mont Blanc. Face aux difficultés socio-écologiques actuelles, ils tendent à faire changer le regard sur des systèmes fonciers collectifs que la société avait remisés au rang des reliques moyenâgeuses, en vue de produire des effets vertueux sur les modes d’habiter (I). Sauvegarder, relancer ou créer des communs horizontaux (II) ou verticaux (III) n’est pas une idéalisation passéiste des modes de vie d’antan. C’est la promesse –assise sur la relecture historique de certaines organisations sociales- d’une meilleure cohésion sociale locale basée sur les usages partagés de l’espace au sein d’une « société des arrangements » renouvelée.

I. Revoir nos modes d’habiter[1]

Les multiples crises conjuguées que nous connaissons (sociales, climatiques, écologiques) au sein d’un monde aux ressources naturelles moins abondantes crispent les relations inter-personnelles et affectent l’exercice des libertés individuelles jusqu’à fragiliser les populations[2]. Elles imposent de réfléchir autrement à nos rapports à l’autre et à l’individualité, mais aussi à l’Etat et au service public. L’enjeu de revivification des communs fonciers ou immobiliers abordé ici provient en somme d’une (re)prise de conscience de notre interdépendance en société. C’est comme si un nouvel « état de nécessité » était apparu. Il engendre une nouvelle priorisation de nos besoins pour subsister ou assurer notre bien-être : il s’agit non-seulement d’un besoin traditionnel d’accès partagé et régulé aux ressources naturelles (se nourrir sainement, se chauffer avec des ressources locales et renouvelables, etc.) mais aussi d’un besoin de lien social, de transmission ou d’entraide. Ce que nous avions un peu oublié avec les effets d’emmurement ou « d’enclôturement » excessifs de la propriété individuelle. Or des réponses peuvent provenir d’institutions sociales qui puisent leurs fondements dans les sociétés européennes anciennes. La mécanique juridique qui les meut donne corps à une structure sociale pérenne pour répondre à des besoins déterminés. Ces institutions opèrent de surcroît une synthèse entre l’espace intime et l’espace environnant, l’espace privatif et l’espace collectif, comme montées sur deux jambes stables. Plus encore, elles rassurent parce qu’elles orientent les individus vers un objectif devenu essentiel : prendre soin des autres et du territoire environnant son lieu de vie et pas seulement de son « chez soi ». C’est l’affaire de tous dans les communs fonciers ou immobiliers car les droits d’usage collectifs s’accompagnent de devoirs ou d’obligations collectives[3]. Ces devoirs, qui ne sont pas punitifs, permettent de projeter la vie du commun après soi et de transmettre le commun en bon état, sinon meilleur, aux générations futures. En résumé, les systèmes collectifs de propriété sont rassurants en ce qu’ils permettent de générer diverses utilités territoriales aux profits des populations sans porter préjudice à celles et ceux qui viendront après nous. Toutefois, la dynamique des communs ébranle la puissance publique dès lors que celle-ci entend toujours monopoliser la définition comme la réalisation de ce qui relève de la sphère de l’intérêt général. Elle peine à porter considération à l’expérience, parfois même l’expertise, des collectifs d’habitants ou de professionnels[4].

Forêt de la section de commune des Béaux,

Forêt de la section de commune des Béaux, Mas de Tence en Haute-Loire (© Julia Ambrosio, Chaire Valcom, 2024)

II. Les communs horizontaux ancestraux : de l’éclipse à l’avant-garde

Il convient tout d’abord de porter attention aux communs fonciers ancestraux[5]. Avant la promotion sans partage de la propriété individuelle en droit comme en économie à partir du 18ème siècle, la matrice sociale était largement assise sur les communs fonciers afin de répondre aux besoins d’une économie agricole souvent nécessaire à l’autosubsistance[6]. Il en a résulté non-seulement un patrimoine bâti ou non bâti considérable[7] mais plus encore divers systèmes fonciers sociétaires originaux et nuancés selon les régions (communaux, sectionaux, bourgeoises, consortages, patecqs, etc.) dont les mécanismes inspirent de nouveau aujourd’hui. Ils désignent toujours « des biens dont la jouissance est commune à un certain nombre d’ayants droit déterminables par leur appartenance à une communauté foncière[8] ». En pratique, deux systèmes de communs fonciers existent : soit la communauté est propriétaire du sol, et ses membres s’en répartissent la jouissance en vertu de règles qu’ils se donnent ; soit la communauté a, sur le sol appartenant à autrui (à une commune, une section de commune ou des propriétaires privés), des droits d’usage. Les rapports de conflits ou de prétention foncière entre les seigneurs ou les ordres ecclésiastiques possédant le domaine éminent et les communautés agissant sur le domaine utile d’un même foncier, ont donné naissance à une société capable de trouver ou renouveler sans cesse des arrangements locaux pour l’accès partagé aux ressources[9]. Le droit vernaculaire a notamment généré des savoir-faire d’organisation sociale (pour délibérer et prendre des décisions au sein de la communauté[10]) et de travail en équipe. Ils ont facilité l’émergence d’une économie sociale durable. L’affouage, pour ne donner qu’un seul exemple, en est l’archétype.


 

Répartition des arbres à couper dans le cadre de la mise en œuvre d’une coupe de bois d’affouage, forêt sectionale de Cheylard l’Evèque, Lozère

Répartition des arbres à couper dans le cadre de la mise en œuvre d’une coupe de bois d’affouage, forêt sectionale de Cheylard l’Evèque, Lozère © Olivier Chavanon, 2023.

L’affouage est une pratique communautaire ancestrale qui permet à des familles d’obtenir du bois chauffage ou de construction pour leur consommation annuelle grâce aux ressources locales renouvelables (circuit court). Il permet ainsi de satisfaire des besoins élémentaires à coût maîtrisé. Etonnamment moderne, il est bien plus qu’une coupe de bois du fait de la diversité de ses fonctions : il conforte l’attachement des habitants à leur environnement naturel tout en renforçant leur intérêt pour la protection et l’entretien des bois et des paysages afin d’éviter un retour aux friches, de maintenir les écosystèmes et la biodiversité ou encore de prévenir les incendies. En parallèle, il génère aussi du lien social car il nécessite une organisation collective[11].


Ces communaux ont survécu -malgré des hauts et des bas[12] – et on doit leur être reconnaissant d’avoir permis la préservation des ressources naturelles et paysages (forêts, alpages, etc.). Ils encouragent la responsabilisation des populations pour œuvrer dans l’intérêt collectif et prendre soin de leur environnement, grâce à des principes de fonctionnement cardinaux (autogestion, obligations collectives…). Cela dans une optique intemporelle puisque les droits d’usage collectif sont attribués à une communauté et non à des individus de telle sorte que si l’individu passe, la communauté reste.

III. Les communs verticaux émergents : loger et diffuser des valeurs

L’habitat coopératif (commun d’immeuble de logements) repose également sur un agencement astucieux d’espaces intimes et collectifs, bien loin des clichés, et sur un rapport d’usage à son logement. La propriété du bâtiment est celle d’une société mais les résidents détiennent des parts sociales qui leur donnent droit d’utiliser un logement à titre personnel, l’ensemble étant géré par une entité mue par un idéal d’égalité dans la prise de décision et de non-spéculation (principes du système coopératif). Ce modèle est susceptible de permettre la production et la gestion de logements accessibles à toutes les couches de la population et gage d’élévation de la qualité des habitats grâce à l’implication des résidents à long terme, de la conception du projet immobilier, durant sa réalisation puis lors de l’usage de l’immeuble. C’est aussi un diffuseur de valeurs de solidarité à l’échelle d’un quartier[13]. Mais à ce jour les réalisations sont peu nombreuses en France, à la différence de la Suisse[14]. L’une des raisons est la frilosité des prêteurs pour financer un modèle méconnu, sans compter un cadre juridique malhabile et peu articulé aux politiques classiques du logement comme le logement social[15]. Le blocage tient en particulier à la notion de droits réels qui reste liée en France à la figure du propriétaire souverain. La concept de propriété exclusive étant encore fortement imprégné dans les consciences, on peine à faire émerger l’idée d’utilités concurrentes sur un même bien et ainsi à reconnaitre des droits réels aux associés regroupés au sein du projet fédérateur porté par la coopérative d’habitat[16].

Coopérative d’habitat à Zurich (Suisse)

Coopérative d’habitat à Zurich (Suisse) © Devcoop.fr (2017)

Ces deux exemples donnent à voir des institutions sources de créativité fonctionnelle et juridique. Las, le cadre légal actuel ne permet pas leur suffisante émancipation. Il est le reflet du fonctionnement d’un système administratif ou bancaire conservateur qui n’accueille pas encore résolument le phénomène résurgent des communs.


[1] Le sens donné ici à ce terme renvoie à une certaine conception de la propriété : non pas celle qui impose un rapport de domination sur les choses, mais celle qui est en phase avec les usages multiples d’une terre qu’on habite. Les choses sont perçues comme des milieux et les personnes comme leurs habitants. L’occupant d’un immeuble, d’un quartier ou d’un espace naturel cohabite avec les milieux, le statut juridique du sol passant au second plan. Lire en ce sens S. Vanuxem, La propriété de la terre, Wildproject Editions, Collection : Le monde qui vient, 2018, 103 p.
[2] P. Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, éd. La Découverte, 2020, 464 p.
[3] Pour la réhabilitation des vertus des corvées et autres participations en « temps » à la vie locale, la Chaire Valcom a déployé un programme de recherche basé sur des enquêtes de terrains en France et à l’étranger. Un travail doctorat est en cours : J. Ambrosio, L’obligation collective. Étude sur la résurgence et la nature des devoirs des individus en société de « communs », doctorat de droit public, USMB.
[4] J.-F. Joye, « Communs et puissance publique. Un enjeu majeur de post-modernité », Revue du Droit Public, n°3-2024
[5] Voir le documentaire « En commun ! La propriété collective à l’épreuve de la modernité », 2022, Chavanon, J.-F. Joye
[6] Ils préexistent à l’Etat moderne. C’est le patrimoine « collectif » d’ayants droit (habitants, familles). V. l’art. 542 du code civil ou l’article L. 2411-1 CGCT (sections de commune). – N. Vivier, Propriété collective et identité communale : les biens communaux en France 1750-1914, Publication de la Sorbonne, 1998, 352 p.
[7]  J.-F. Joye, « Les « communaux » : patrimoine juridique et social de la ruralité métropolitaine », Le droit comme patrimoine, dir. M. Cornu, G. Cazals, N. Wagener, à paraître 2025.
[8] F. Vern, « La forme des communaux en droit civil des biens », in J.-F.Joye (dir.), Les « communaux » au xxie siècle. Une propriété collective entre histoire et modernité, Presses de l’Université de Savoie Mont-Blanc, 2021, p. 299.
[9] Elle était l’un des traits du droit féodal : M. Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, A. Colin, Économies, sociétés, civilisations, éd 1964, 261 p.
[10] On trouve tout particulièrement cette démocratie directe dans les sections de commune : H. Leylavergne, « La démocratie infraterritoriale : l’exemple des sections de commune », Revue de droit rural, 2000, n° 281, p. 140.
[11] Sur ce patrimoine culturel immatériel : J.-F. Joye, « L’affouage en section de commune. Une demande sociale à satisfaire », Etude, AJDA, 2025 à paraître.
[12] Voir l’étude générale : J.-F.Joye (dir.), Les « communaux » au XXIe siècle. Une propriété collective entre histoire et modernité, 2021, précit.
[13] P. Levy, « Être voisin ET associé. Le lien sociétaire, support d’imaginaire en habitat participatif », ouvrage collectif Réhabiter : Engagés pour la qualité du logement de demain, coll., Flammarion, 2025.
[14] J.-F. Joye et L. Matthey (dir.), Les coopératives d’habitat : une démarche transfrontalière, projet Interreg, DEVCOOP Interreg France-Suisse, 2021, ed. Centre Favre et IGEDT, 172 p.
[15] J.-L. Deschamps, Contribution juridique à l’intégration de l’habitat participatif dans les politiques publiques, Droit, Université de Limoges, 2022 ⟨tel-03627314 ⟩.
[16] Les établissements financiers peuvent ainsi conditionner l’octroi des prêts à la constitution d’une copropriété pour la gestion de l’immeuble, à la philosophie toute différente parce que procédant d’un agencement de la propriété individuelle. De plus, les organismes de caution peuvent refuser d’examiner les projets en arguant du fait que la propriété sociétaire serait plus fragile et susceptible de conflits ou de défaillances qu’une organisation en copropriété, ce qui n’est pas avéré en pratique : Habitat participatif et mise à l’épreuve de la notion de propriété, Note de positionnement Habitat Participatif France, novembre 2023.

Jean-François Joye est Professeur de droit public à l’université Savoie Mont Blanc; il est codirecteur de la Chaire Valcom « Valoriser les communs » qui organise son évènement de lancement le 5 février 2025 : inscrivez vous et suivez ses activités : ici

 

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