« Premier chemin de fer de Paris »

par | 19 Juil 2018 | Il était une fois le foncier | 0 commentaires

 » Jusqu’à ces derniers temps, les machines à vapeur étaient à poste fixe. Les Anglais ont imaginé d’en faire qui marchent, ou plutôt qui galopent, aussi vite que les chevaux de course dans le Champ-de-Mars. C’est par là qu’ils ont rendu les chemins de fer si intéressans 1 et si utiles. Au moyen de ces machines à vapeur qu’on appelle locomotives, l’on peut sans se gêner faire douze lieues à l’heure. Si donc nous avions un chemin de fer du Havre à Marseille, on partirait en été du Havre à 4 heures du matin ; avant 9 heures on serait à Paris ; à 6 heures du soir, on serait à Lyon pour dîner et l’on irait coucher à Marseille. Et même M. Stephenson qui a fait le célèbre chemin de fer de Liverpool à Manchester, dit qu’il ne sera content que lorsqu’on ira en deux ou trois heures de Londres à Liverpool. La distance est de 80 lieues.

Magellan et Cook ont été bien fiers de faire le tour du monde. De leur temps, c’était une affaire d’un an au moins, sans compter les détours. Le tour du monde n’est pourtant que de 10 000 lieues. Si l’on pouvait faire le voyage en chemin de fer, et qu’on allât nuit et jour comme font les navires, ce ne serait plus qu’une affaire de six semaines. Avec les chemins de fer, il ne faudra guère plus de 24 heures pour aller à Berlin ; en soixante heures on sera à Saint Pétersbourg. Un collégien, à qui les médecins auront recommandé de changer d’air pendant les vacances, partira de Paris le 1er septembre, ira respirer l’air de Coblentz, de Varsovie, de Moscou, poussera, s’il lui plaît, jusqu’en Sibérie, entrera en Chine, se reposera huit jours à Pékin, reviendra par Astrakan, Constantinople et Vienne, s’arrêtera un jour ou deux dans chaque capitale, et sera de retour avant la rentrée des classes, au 15 octobre. Décidément, quand ce temps sera venu, chacun aura le droit de se plaindre, comme Alexandre, de ce que le monde est trop petit.

Comme une seule locomotive peut tirer un train de 500 pieds de long, tout bourgeois aisé pourra avoir, ce qu’avait l’impératrice Catherine, une voiture avec chambre à coucher et salon, en miniature bien entendu. Un voyage n’est aujourd’hui qu’une corvée, alors ce sera un plaisir ; car sur les chemins de fer les cahots sont inconnus : on peut y lire et écrire. Aussi quelle affluence il y aura de tous les points du globe sur notre capitale ! car Paris est le centre des arts et des sciences, la capitale de l’univers. Les Parisiens ne trouveront plus de place à l’Opéra, parce qu’il sera encombré d’Anglais, de Hollandais, d’Allemands et d’Italiens, venus se distraire un instant. Paris n’aura pas assez d’hôtels pour loger les étrangers, pas assez de restaurateurs pour se nourrir. Orléans et Rouen deviendront des faubourgs de Paris. On s’invitera au bal de Paris à Bruxelles, comme aujourd’hui de Paris à Saint-Denis. Et quel temps ce sera pour la bonne chère ! les pâtés de Strasbourg et de Périgueux arriveront encore chauds sur les tables des gastronomes. Un amateur pourra commander une truite saumonée à Genève, un roastbeef à Londres, une tranche de veau glacé à Archangel, un macaroni à Naples, un dessert des fruits sucrés d’Andalousie, et tout cela lui arrivera frais et à point, et à bon marché, ce qui vaut mieux encore.

Projet de façade de l’entrée du chemin de fer de Saint-Germain sur la place de la Madeleine, d’après le dessin de la compagnie.

L’Angleterre a maintenant cent lieues de chemin de fer terminées, et cent soixante lieues en construction. L’Amérique en a trois ou quatre fois autant. Nous sommes en arrière de nos rivaux ; car, sur notre vaste territoire, nous en comptons cinquante lieues à peine. Mais on espère que quand les capitalistes parisiens auront vu le succès du chemin de fer de Paris à Saint Germain qui s’exécute aujourd’hui avec activité, ils se disputeront les entreprises des chemins de fer qui doivent sillonner le sol de la France.

Le chemin de fer de Paris à Saint Germain doit avoir cinq lieues de long (voir le tracé). Il doit entrer dans Paris par trois souterrains spacieux et voûtés. Il sera organisé de manière à transporter, sans encombrement, 30 000 voyageurs dans l’espace de douze heures.

Dans l’origine, la compagnie voulait terminer le chemin de fer entre le carrefour de Tivoli et la place de l’Europe. On objecta que ce serait trop loin du centre de Paris, que le chemin de fer se trouvait à cet endroit au fond d’un fossé. La compagnie, jalouse de satisfaire l’intérêt public, et résolue de ne pas rester en arrière des Anglais, qui ont conduit le chemin de fer de Londres à Greenwich jusqu’au pont de Londres à travers cinquante rues, se résigna à dépenser deux millions de plus pour continuer le chemin jusqu’à la Madeleine. […]

Dans tous les autres pays du monde, les habitans du quartier eussent tous accueilli avec reconnaissance l’idée de faire passer le chemin de fer à leur porte. Faute d’expérience, on est moins avancé à Paris, il s’est trouvé quelques propriétaires, en petit nombre, il est vrai, qui réclament contre ce qui doit faire la richesse du quartier, par l’accroissement de la valeur des propriétés, par l’affluence des voyageurs qui y seront amenés.

Nous tenons d’une personne qui vient de visiter l’Amérique, que les habitans d’une petite ville de Pensylvanie, appelée Lancaster, ont consenti à payer plus de trois cent mille francs pour que le chemin de fer passe par le coeur de leur ville. Serait-on à Paris moins clairvoyant qu’à Lancaster ? De quoi aurait-on peur ? de la fumée ? mais il est constant que le coke, avec lequel on chauffe les locomotives, ne donne pas de fumée ; du bruit ? mais on s’accorde à dire qu’une locomotive, allant sur un chemin de fer, ne fait pas la moitié autant de bruit qu’un fiacre roulant sur le pavé ; des explosions ? mais depuis qu’il y a des locomotives, pas une seule n’a éclaté ! Maintenant, que l’expérience de nos voisins a fait justice de toutes ces objections, rien sans doute n’empêchera de réaliser ce qui est l’intérêt du quartier, de tout Paris, et des propriétaires eux-mêmes. Si le chemin de fer ne devait pas aboutir au boulevard, mieux vaudrait ne pas l’entreprendre, et continuer à se faire secouer pendant plus de deux heures dans des voitures de Paris à Saint Germain.

La machine à vapeur, particulièrement sous la forme de locomotive, doit changer la face du monde. Pour que la locomotive soit appelée à métamorphoser le continent, il faut qu’elle ait obtenu droit de cité à Paris. Où peut-elle être plus dignement intronisée que sur la portion la plus magnifique du boulevard ? ”

 


Décryptage historique

Les acteurs économiques du XVIIIe siècle avaient été volontaristes pour développer un système de communication terrestre efficace. Étienne Bonnot de Condillac, dans son traité Le Commerce et le Gouvernement (1776), estime que le commerçant, en trouvant des débouchés le long des routes pour les surplus agricoles, « ne laboure pas, mais il fait labourer ». Pour lui, avec des routes adéquates et une entente entre le paysan et le commerçant, la masse des richesses augmente. François de Pemmereuil, dans l’article « Chemin » de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, écrit en 1785 que « les chemins doublent la richesse » 2.

De vastes programmes de construction de routes et de voies navigables sont donc entrepris. Les réalisations demeurent néanmoins limitées et, avec les incertitudes lors de la Révolution française, les chantiers sont progressivement fermés. Jusque dans les années 1830-1840, les ingénieurs et les savants conservent un certain enthousiasme pour un système complet de voies fluviales sur tout le territoire français, seul mode de transport qui apparaît alors efficace pour le transport des marchandises. Ils transfèrent leur enthousiasme sur le chemin de fer dès que celui-ci démontre sa capacité d’assurer à bon compte les transports de marchandises à grande distance. La croissance de la production agricole et industrielle, depuis les années 1820, nécessite des investissements en matière de transports, sous la surveillance attentive des administrations (en particulier les Ponts-et-Chaussées). Un nouveau quadrillage (ferroviaire, celui-là) s’applique alors à la France, en suivant des axes d’échanges commerciaux déjà en place mais moins rapides – à la différence de territoires comme l’Europe orientale, l’Espagne, la Russie, qui n’avaient pas connu de modes efficaces de transport de longue distance jusque-là.

Dans les années 1830, la France hésite encore. Pour les populations, le chemin de fer apparaît, pour les uns, comme un outil risquant de bouleverser l’ordre économique établi, pour les autres, un dangereux vecteur de maladies (écarts de température dans les tunnels, fumées). Le corps des Ponts-et-Chaussés, défenseur de son programme bien ordonné, est plutôt méfiant. Au contraire, les saint-simoniens encouragent l’adoption du nouveau mode de transport, et qu’un article aussi fervent paraisse dans le Magasin pittoresque, dont le propriétaire et directeur Édouard Charton est l’une des principales figures du mouvement en France, ne doit pas nous étonner. Le développement du chemin de fer est vraiment acté par la loi du 11 juin 1842, qui permet d’entamer une coopération entre les capitaux privés et l’administration 3.

Au début du XIXe siècle, les initiatives anglaises inspirent les premiers projets français. Dès 1810, Moisson-Desroches adresse à l’Empereur un mémoire où il préconise l’établissement de sept grandes voies ferrées pour abréger les distances. La première expérimentation, avec une traction animale, ne débute toutefois qu’en 1828, entre Saint-Étienne et Andrézieux, pour le transport de charbon, de la mine jusqu’à la voie navigable. En 1832, elle est ouverte aux voyageurs. La traction vapeur n’est adoptée sur cette ligne qu’en 1844. Les frères Seguin obtiennent la concession d’une autre ligne, entre Saint-Étienne et Lyon, à vapeur cette fois, qui ouvre en totalité en 1832 : le tracé opte pour de faibles pentes et de larges courbes, à l’instar des expériences sur la ligne Stockton- Darlington ou celles de Stephenson pour Manchester-Liverpool.

Pour les voyageurs, jusqu’alors, les distances restent longues. Le service des diligences, réformé par Turgot, a considérablement réduit le temps de parcours : un Paris-Marseille, en 1765, nécessite tout de même 8 à 9 jours (5 jours pour Lyon), contre presque le double pour les carrosses. Avec la ligne reliant Paris à Saint-Germain, le public commence à se familiariser avec le nouveau mode de transport : une promenade à des vitesses inouïes de 30 à 40 km/h ! Moins d’un siècle auparavant, ce sont les kilomètres parcourus par un carrosse en une journée. L’auteur anonyme est néanmoins bien optimiste sur les temps de liaison, puisqu’en 1877, un train à marche normale relie Paris à Marseille en 27 heures. Mais la liaison entre les différentes grandes villes françaises dans la journée apparaît comme une révolution… d’ailleurs plutôt mal venue pour les élites intellectuelles, qui redoutent la cohabitation avec le commisvoyageur en voie de multiplication. Au moment de l’inauguration de la ligne Paris-Saint-Germain, en 1837, Théophile Gautier conclut que les travaux de remblai sont impossibles à réaliser à l’échelon national, que l’avantage de la rapidité ne compense par les frais de construction et qu’il sera impossible de trouver assez de charbon pour alimenter les locomotives. Alfred de Musset (dans Rolla, 1833), estime que la réussite du chemin de fer sera la source d’un nivellement des esprits et des âmes, que préfigure celui de l’espace.

La ligne Paris-Saint-Germain, comme les autres lignes de l’époque autour de Paris (Versailles, Sceaux, Vincennes), sont essentiellement destinées aux déplacements dominicaux des Parisiens, pour satisfaire un besoin d’évasion. C’est surtout à partir des années 1860, en lien avec un développement urbain de la banlieue, que les déplacements pendulaires vont commencer. Sur la ligne de Sceaux, une douzaine de trains circulent au cours de la journée et des billets d’aller-retour sont vendus à prix réduit dès 1854 (service cadencé à l’heure à partir de 1864) ; les billets restent tout de même assez chers jusqu’à la fin du siècle 4. Les lignes ferroviaires permettent donc désormais d’aller ailleurs dans la journée mais aussi de revenir bien vite chez soi.

 

  1. L’orthographe et la ponctuation de l’époque a été respectée
  2. François Caron, Histoire des chemins de fer en France, t. 1 1740-1883, Paris, Fayard, 1997, 700 p.
  3. Yves Leclercq, « L’État, les entreprises ferroviaires et leurs profits en France (1830-
    1860) », Histoire, Économie et Société, vol. 9-1, 1990, p. 39-63.
  4. Isabelle Rabault-Mazières, « Chemin de fer, croissance suburbaine et migrations de
    travail : l’exemple parisien au XIXe siècle », Histoire urbaine 3/2004 (n° 11) , p. 9-30.

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