» Les bains de mer ont été d’abord employés contre la rage et la folie. Dès le dix-septième siècle, les malades étaient envoyés dans ce but sur la plage. On en trouve un témoignage curieux dans les lettres de Mme de Sévigné. Elle écrit en 1671 : « Si vous croyez les filles de la reine enragées, vous croyez bien. Il y a huit jours que Mme de Ludres, Coëtlagon et la petite de Rouvroi furent mordues d’une petite chienne qui était à Théobon ; cette petite chienne est morte enragée ; de sorte que Ludres, Coëtlagon et Rouvroi sont partis ce matin pour aller à Dieppe et se faire jeter trois fois dans la mer. Ce voyage est triste : Benserade en était au désespoir. » Antérieurement, on trouve dans Van-Helmont, une observation du même genre : il raconte qu’il vit un jour, passer un navire sur lequel était un vieillard attaché par des cordes à une vergue : « Je demandai, dit-il, ce que signifiait ce spectacle. Un des matelots me fit répondre que ce vieillard était enragé. Je demandais pourquoi on l’emmenait à la mer, si c’était pour le faire mourir. – Non, me dit le matelot, c’est pour le guérir ; ajoutant que la mer avait la vertu de guérir sur-le-champ de la rage. » Van-Helmont prit place sur le navire afin d’assister à ce curieux traitement qui, d’après ce qu’il rapporte, ressemblait un peu à une noyade, car on laissait le patient sous l’eau, à chaque fois le temps d’un Ave Maria, tellement que, retiré du bain, il paraissait comme mort. « Je demeurai fort attentif, ajoute le savant médecin, et je fis dessein de me bien souvenir, me persuadant que ce remède ne serait pas inutile dans les autres délires. » (…)
Les bains guérissaient, en effet, non seulement de la rage de corps, mais de la rage d’esprit, et il est à croire que cette spécialité attirait encore plus de monde que la première. On a gardé souvenir de la quantité de malades de ce genre qui, au moment de la chute du système Law, vinrent chercher remède dans la Manche. Comme pour la rage, on les conduisait en pleine mer, et on les jetait tout simplement à l’eau, après les avoir attaché avec une corde. Il y a loin de cette manière de prendre les bains à celle qui est usitée aujourd’hui, mais la violence du mal appelait sans doute la violence du remède.
Dès 1778, on trouve à Dieppe un établissement spécial autorisé par le gouvernement. Un médecin du temps en parle avec éloge : « On y trouve, dit-il, toutes les commodités possibles pour prendre les bains de mer avec le plus grand avantage ». Cet établissement, désigné sous le nom de maison de santé, occupait à peu près le milieu de la plage.
(…)
Les guerres de la Révolution et de l’Empire vinrent entraver l’essor que les bains de mer commençaient à prendre. Toutefois, dès 1812, Dieppe reprit un petit établissement. On lit dans un ouvrage publié à cette époque par un médecin : « Il y a, à Dieppe, sur le bord même du rivage, un établissement où l’on peut prendre des bains de mer à tous les degrés de température. Lorsqu’on les prend à la mer, on a des tentes pour se déshabiller et s’habiller. Des guides très-sûrs conduisent et soutiennent les baigneurs. » Ainsi, la méthode actuelle était dès lors en usage ; mais les baigneurs ne venaient encore que de loin en loin.
Enfin, en 1822, se forma une société pour l’exploitation des bains de mer. L’exemple de la ville de Brighton, situé de l’autre côté de la Manche, et devenue rapidement le rendez-vous d’été de la société britannique, devait naturellement stimuler la ville de Dieppe et lui assurer, en se propageant parmi nous, une clientèle considérable.
« Offrir aux personnes dont la santé réclame l’usage des bains de mer, tout ce qu’elles pourront désirer : à celles qui voyagent pour leur plaisir, un séjour agréable où elles trouveront leurs amis ou leurs connaissances venus de divers lieux ; aux gens occupés qui voudraient se séparer un moment des affaires, sans s’isoler de la société, une réunion gracieuse par sa composition, dans une ville intéressante, baignée par la mer, entourée de promenades et de souvenirs historiques, et placée à une distance de Rouen et de Paris qui permet à peine de s’apercevoir que l’on a quitté les objets de ses affections ou le soin de ses intérêts, tel a été l’unique but de la Société. » Telles étaient les paroles de la société nouvelle, dans son prospectus publié en 1822 ; et l’événement a pleinement justifié ses prévisions, car ces paroles pourraient encore parfaitement servir à caractériser aujourd’hui les bains de Dieppe.
Non seulement cet établissement n’a fait, depuis lors, que se développer, tellement que la ville entière repose aujourd’hui sur le retour annuel des baigneurs ; mais l’usage des bains de mer, introduit de cette manière dans nos moeurs, s’est tellement généralisé que l’on peut prévoir l’époque où durant la belle saison, le littoral de la France se trouvera chaque année couvert de baigneurs dans toute son étendue. ”
Décryptage historique
L’activité balnéaire et la pratique du tourisme en général ne datent pas de la civilisation des loisirs, qui est conceptualisée après la Seconde Guerre mondiale, ni même de la généralisation des congés payés (en France, en 1936). Il y a 160 ans, quand paraît cet article, le tourisme est déjà une activité familière au sein de la bonne société française 1. Inversement, rappelons à ceux qui croient que le tourisme est aujourd’hui une activité généralisée en France, qu’environ 40 % de la population ne part pas en vacances. Aujourd’hui comme hier, à moins de profiter d’actions sociales ou charitables, ce sont ceux qui peuvent y consacrer les moyens qui voyagent.
L’auteur anonyme réalise une promotion habile de la station balnéaire de Dieppe. Boulogne-sur-Mer et Dieppe sont les deux villes françaises qui disposent avant la Révolution française d’établissements de bains : elles se jalousent donc pour savoir qui est la première station balnéaire historique de France 2.
Dieppe a l’avantage d’être fréquenté depuis le XIVe siècle pour le traitement contre la rage 3. L’extrait de la correspondance de Madame de Sévigné n’explique pas l’ensemble du processus, dont le bain de mer n’est que l’achèvement. Un fer rouge est en effet appliqué sur la morsure. Le malade est ensuite amené sur le littoral, dans les neuf jours durant lesquels le venin se dirige vers les « parties nobles » (cerveau, coeur, foie, estomac). Selon l’historien Claude Rogère, ce traitement par immersion en pleine mer est directement inspiré de l’Antiquité et du supplice de la cale.
Les Anglais généralisent aux autres maladies le traitement par le bain de mer. Confrontés au progrès industriel aux XVIIe et XVIIIe siècles, ils sentent une dégradation dans l’environnement et dans la morale, qui les poussent à rechercher de nouveaux remèdes, en particulier grâce au retour à la nature. L’essor de cette pratique est contemporain de la chute du système bancaire de Law (banqueroute en 1720) : le docteur Russell fonde un établissement à Brighton dans les années 1730. Le bain de mer lancé en Angleterre s’impose en France à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Comme le rappelle l’auteur, il était loin d’être un moment de plaisir, mais il ne durait que quelques minutes et les divertissements ne sont jamais loin des personnes fortunées et désoeuvrées. Malades et biens-portants se côtoient donc, au moins jusqu’au dernier quart du XIXe siècle et la découverte du microbe : les malades deviendront alors des pestiférés, qu’il s’agira de parquer dans des établissements idoines – jusqu’à la redécouverte de la thalassothérapie, modestement à Roscoff depuis 1892 mais surtout industriellement à Quiberon et ailleurs à partir des années 1960.
L’auteur a la courtoisie d’évoquer l’établissement de M. de Paris, édifié en 1812. Les élites ne le trouvent pas suffisamment prestigieux et décident donc de créer une société privée pour ouvrir un autre établissement de bains en 1822 : ce sont les Bains Caroline, patronnés par Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, duchesse de Berry. Elle y séjourne régulièrement de 1824 à 1829, durant environ six semaines, et fait venir les personnages importants de la cour. La promotion de l’établissement s’appuie sur cette figure nationale, mère de l’héritier du trône de France (comte de Chambord) : c’est ainsi que la duchesse de Berry lance la mode des bains de mer en France, légende que l’on retrouvera ensuite dans des journaux, comme L’illustrée du Petit Journal du 27 mai 1934 (dessin de une : « Le premier bain de mer »), hélas aussi dans des ouvrages ou des reportages documentaires. Comme le fait dire John Ford dans son film L’homme qui tua Liberty Valance, « quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende » – même si ce n’est pas tout à fait l’Ouest ici.
L’auteur écrit son article quand Dieppe redevient une station balnéaire à la mode. Après la Révolution de 1830, l’attrait de Dieppe s’estompe, face à la concurrence du Tréport et de Trouville-sur-Mer, tandis que des Bains populaires, créés en 1834, tentent d’attirer une nouvelle clientèle, moins fortunée. La venue du couple impérial Napoléon III et Eugénie, notamment durant leur voyage de noce, permet à la station de retrouver son éclat. En 1857, un nouvel établissement de bains vient d’ouvrir, véritable palais des plaisirs (salle des fêtes, casino), dont l’aménagement est inspiré du Crystal Palace londonien 4. C’est donc une nouvelle vie qui est promue, même si ce mode de vie est déjà diffusé ailleurs sur le littoral européen.
Malgré le ménage qui est pratiqué par les aménageurs sous le Second Empire, le littoral dieppois reste un espace à partager. Le port réclame également des investissements financiers qui ne peuvent pas être consacrés à la station balnéaire. Concurrencée par Trouville-sur- Mer, Deauville et Cabourg, Dieppe parvient à maintenir son aura jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le nouveau casino Art déco, ouvert en 1932, ne compense pas le « déclin » social de la station, qui attire ensuite seulement les classes moyennes, notamment avec les congés payés 5. La Seconde Guerre mondiale finit de casser l’élan balnéaire : le casino et plusieurs villas sont rasés par les Allemands, la ville est bombardée par les Alliés, la plage minée est inaccessible pendant plusieurs années. Après la guerre, la station tente de trouver un deuxième souffle mais reste une station familiale. Durant les années 1970, des immeubles de standing remplacent les villas anciennes. Depuis les années 2000, la ville entame une politique de développement touristique, avec un nouveau complexe de thalassothérapie (baptisé Les Bains) et une rénovation des quartiers.
- Johan Vincent, L’intrusion balnéaire ; Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme, Rennes, PUR, 2007.
- Johan Vincent, « Entre le ciel et la mer : construire l’espace balnéaire », VMF, n° 274, juillet 2017, p. 64-71.
- Claude Rogère, Une thérapeutique d’autrefois : le traitement de la rage par les bains de mer à Dieppe, à compte d’auteur, 1973.
- Quiquengrogne n° 43 « Dieppe station balnéaire 1822-2007 », Dieppe, Ville de Dieppe, juillet 2007.
- Dieppe moderne, 1920-1938, Rouen, Service de l’Inventaire et du Patrimoine, coll. « Patrimoine et territoire », 2010.