« En Tunisie, comme en Algérie, il y a deux sortes de propriétés : les terres de culture, productives, « vivifiées », et les terres vaines et vagues, « mortes ». Celles-ci appartiennent au premier occupant qui les cultive. En Algérie, les terres du Tell appartiennent presque toutes à la première catégorie ; les terres des hauts plateaux à la seconde. La propriété cultivée se divise en trois classes : les terres melk, propriétés individuelles, ou au moins propriétés de famille, comme me le fait observer M. Camille Sabatier ; les terres arch, propriétés collectives de la tribu ; les terres azel, propriétés beylicales, abandonnées en location de longue durée.
Nous n’examinerons pas la série des lois destinées à régler la propriété en Algérie : nous en rapportant simplement à la loi de 1873, nous disons qu’il y a mieux à faire pour la Tunisie. Dans ce pays, la propriété melk, c’est- à- dire la propriété individuelle, ou au moins familiale, domine ; seulement, elle est fort mal constituée. Pas de cadastre, pas de délimitation certaine, pas de titres bien authentiques. Si on a recours aux commissaires enquêteurs institués par les articles 9 et 10 de la loi de 1873, on n’aboutira pas plus qu’on n’a aboutit en Algérie. Le commissaire enquêteur est nommé, pour une propriété à établir, par arrêté du gouverneur général. Alors il requiert tous les dépositaires des états de population, des états de statistiques, listes individuelles et autres documents ayant servi, pendant les cinq dernières années, à l’assiette et au recouvrement des rôles des impôts, etc. Puis il rend une ordonnance indiquant le jour où se rend sur les lieux. Là, il se livre à une enquête ; puis a lieu une série de procès-verbaux ; au bout de trois mois, le commissaire enquêteur se transporte de nouveau sur les lieux ; puis un autre délai de trois mois ; et ce n’est qu’après ces formalités, ces déplacements et ces publications que les titres de propriété sont délivrés.
Cette besogne est onéreuse, lente et incertaine. Certains commissaires enquêteurs, sans scrupules, déterminent les propriétés à la longue-vue. On en cite qui ont gagné jusqu’à 140 000 francs dans une année. D’autres, trop scrupuleux, ne concluent jamais. On a calculé que des propriétés prises ensuite aux indigènes, après avoir été déterminées par les commissaires enquêteurs, auraient coûté beaucoup meilleur marché si on les avait tout simplement achetées. Au lieu d’avoir recours à cette organisation compliquée, il faudrait appliquer à la Tunisie le système Torrens, usité en Australie. On en connaît l’économie : toute personne qui veut placer sa propriété sous le régime de l’act Torrens vient apporter ses titres au bureau d’enregistrement, qui donne à sa demande la publicité la plus large possible. Si, au bout de six mois, personne n’a réclamé, on enregistre son titre de propriété, avec toutes les charges, servitudes dont il est grevé et tous les détails qui peuvent le caractériser. Il donne au propriétaire un double exactement semblable dont il peut opérer le transfert par simple endos, en ayant seulement soin de faire légaliser les signatures et de le faire constater à l’enregistrement. À partir du moment où la propriété est placée sous le régime de l’act Torrens, est immatriculée, l’administration prend à sa charge toutes les revendications qui pourraient être produites contre elle, toutes les contestations auxquelles elle pourrait donner lieu. Si les tribunaux constatent quelques servitudes, par exemple, qui n’avait pas été l’objet d’une revendication en temps utile, l’administration indemnisera le réclamant, à l’aide de dommages et intérêts en espèces ; mais rien ne sera changé au titre primitif de propriété. Il jouit d’une sécurité complète. Il ne peut subir des altérations que de la part de son possesseur. En cas de division, le titre primitif est annulé et on y substitue autant de titres qu’il y a de parts. L’hypothèque s’établit par une simple formalité de timbre et d’enregistrement. Telle est l’économie de ce système. Le conseil général d’Alger, après avoir eu connaissance de l’exposé que j’en avais fait au congrès de La Rochelle, en a prescrit la mise à l’étude. Son adoption s’impose à la Tunisie. Toutes les personnes à qui j’en ai parlé, indigènes ou Européens, croient qu’en effet, il constitue le meilleur procédé pour constituer rapidement la propriété. Seulement, il faut la volonté de l’appliquer. Il faut l’appliquer, mais dès le premier jour, les indigènes doivent être rassurés contre ses conséquences. En Algérie, ils n’ont pas la sécurité de la propriété. La colonisation administrative les chasse des meilleures terres, s’empare de toutes les améliorations qu’ils pourraient faire, les condamnant ainsi à une existence précaire, pleine d’appréhensions et de colères, et interdisant toute tentative d’amélioration. Les Tunisiens connaissent nos histoires de séquestrations et d’expropriations en Algérie. Elles justifient toutes les méfiances qu’ils peuvent avoir contre nous. Si la Chambre des députés votait les 50 millions qu’on lui demande pour de nouvelles expropriations en Algérie, elle les exaspérerait. Notre politique, dans les deux pays, doit être de rassurer les indigènes au lieu de les inquiéter. C’est de stabilité, de sécurité qu’ils ont besoin. En le leur donnant, nous nous les assurerons à nousmêmes. ”
Décryptage historique
Quand la loi foncière de la Tunisie est promulguée le 5 juillet 1885, chacun connaît le rôle en France d’Yves Guyot, journaliste et économiste, à l’époque conseiller municipal de Paris. Depuis 1882, il est en pleine campagne pour faire reconnaître le système Torrens, dans de nombreuses publications (Journal des Économistes, Le Globe et donc La Lanterne). Remarqué par Léon Gambetta, il est un ardent défenseur du libre-échange et n’a pas encore commencé sa carrière de député (à partir de 1885) et de ministre (à partir de 1889).
Le système Torrens, du nom du 3e « Premier ministre » d’Australie (en 1857 et durant 29 jours), repose en fait sur le principe des titres : le transfert du bien se fait par l’enregistrement des titres fonciers et non par l’enregistrement des actes de mutations. La procédure est donc théoriquement moins complexe. Dans le système des actes (ex. : le système français), le propriétaire établit son titre en se fondant sur ceux de ses prédécesseurs. Dans le cadre du système Torrens, l’acheteur n’a pas, théoriquement, à se demander si le titre est valable puisqu’il le possède en mains propres.
En Tunisie, la propriété collective non identifiée est marginale, et selon le rapporteur Tirman, elle est même inconnue 1, contrairement à l’Algérie. Seules les terres habous, un statut que n’évoque pas Yves Guyot, posent problème au protectorat français : elle sont mises hors commerce par leurs possesseurs et leur rapport est affecté à une oeuvre pieuse ou charitable, ou à des héritiers déterminés. Ces terres concernent un tiers du territoire tunisien à l’époque (le statut sera supprimé en 1957) 2. Il est donc possible de constater la propriété sans avoir à la constituer (désigner les propriétaires). Toutes les propriétés sont constatées par des titres, avec acte de vente rédigé par deux adoul (sorte de greffiers ou de notaires assermentés). Si le titre est perdu, on rédige un acte de notoriété (outika).
Ce principe fonctionne dans la mesure où l’ensemble des propriétaires et des acheteurs connaît bien la situation locale. Des problèmes surviennent quand de nouveaux arrivants souhaitent investir car il n’y a pas de publicité des transmissions immobilières. Ainsi, parfois, plusieurs titres sont rédigés pour une même propriété par des adoul complaisants. Pour les investisseurs européens, en particulier français, alors qu’a débuté le protectorat sur la Tunisie avec le traité du Bardo (12 mai 1881), des changements doivent intervenir. Sans préjuger de ses intentions, le militantisme d’Yves Guyot n’intervient pas par hasard.
Le gouvernement du Bey élabore donc un avant-projet. Il s’inspire de plusieurs textes : de l’Act Torrens, de la loi du 26 juillet 1873 sur la propriété immobilière en Algérie et d’un projet de loi en cours pour une purge spéciale au profit des Européens devenus acquéreurs de terres soumises à la loi musulmane. La difficulté majeure porte sur la difficile conciliation du texte avec le code civil français.
L’objectif de la loi foncière qui veut organiser la sécurité foncière, a pour objectif final la sécurisation du crédit. En effet, face à cette insécurité, les établissements de crédit proposaient aux colons des emprunts sur hypothèque à des taux s’élevant entre 12 et 15 % – le Crédit Foncier propose à l’époque des prêts à 6-7 % en Algérie mais sa filiale ne s’installe en Tunisie qu’en 1894 3. Les Européens installés de longue date sont particulièrement critiques car ils craignent, avec raison, la concurrence du capitalisme métropolitain et les réactions hostiles des fellahs 4. La situation se stabilise après la loi foncière de 1885 et 6 000 Français ont déjà acheté 400 000 hectares en Tunisie en 1890 (proche de 5 % de la surface cultivable du pays actuel) 5. Toutes les terres ne sont toutefois pas encore immatriculées. Il faut attendre les années 1890 pour soient domanialisées les montagnes, les forêts et les autres terres dites mortes et c’est seulement à la veille de l’indépendance tunisienne (1956) que la quasi-totalité des biens immobiliers aux mains des Européens sont immatriculés – c’est loin d’être le cas pour les autochtones. Une partie des biens habous est, entre-temps, après le décret du 22 janvier 1905, transformée en terre enzel 6, puis en terrain de pleine propriété, essentiellement au profit des étrangers.
Aujourd’hui, le cadastre tunisien couvre 85 % des surfaces immatriculables, selon l’Office de la Topographie et du Cadastre, créé par la loi foncière de 1885 et qui poursuit donc son activité. Le ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières a proposé en mai 2015 la réalisation d’un cadastre dans le cadre d’un programme touchant toutes les zones municipales, et l’octroi (attendu depuis parfois plus de 50 ans) de titres de propriété aux habitants de ces zones. Le cadastre n’est pas une opération sans avenir puisque dans le monde, de nouveaux pays procèdent à sa mise en place. En janvier 2012, la République dominicaine, via son Agence du Cadastre national, annonce un recensement des 395 000 terrains depuis les airs. Fortement soutenus par la FAO et la Banque mondiale, la délimitation de la propriété par l’intermédiaire de cadastres apparaît comme un outil désormais indiscutable… et, à l’échelle mondiale, peu discuté.
- M. Tirman, Le système Torrens ; De son application en Tunisie et en Algérie, Alger, Adolphe Jourden libraire-éditeur, 1885
- Tahar Khalfoune, « Le Habous, le domaine public et le trust », Revue internationale de droit comparé n° 2, 2005, p. 441-470. En 1956, les terres habous couvraient un tiers des terres agricoles, soit un cinquième du territoire national (Nourdine Nasr et Tahar Bouhaouach, « Partage des terres collectives en Tunisie, aspects juridiques et institutionnels », in Pastoralisme et foncier ; Impact du régime foncier sur la gestion de l’espace pastoral et la conduite des troupeaux en régions arides et semi-arides, Montpellier, CIHEAM/IRA, 1997, p. 151-157).
- Hubert Bonin, Un Outre-Mer bancaire méditerranéen : histoire du crédit foncier d’Algérie et de Tunisie (1880-1997), Paris, Publications de la Société française d’histoire d’Outremer, 2004, 371 p.
- Christophe Giudice, « Législation foncière et colonisation de la Tunisie », www.academia.edu/10981299/legislation_fonciere_et_colonisation_de_la_tunisie [consulté le
2 juin 2015]. - « Crédit foncier de Tunisie », Le Journal des Finances du 14 avril 1892.
- Il semblerait que le terme azel soit plutôt employé en Algérie et qu’on lui préfère enzel en Tunisie.