« Après avoir gâté pas mal de terrains fort bien placés dans les grandes villes, en couvrant ces terrains de maisons de rapport à loyers exorbitants ou qui sont au moins trop au-dessus de la moyenne des locations probables, on songe à créer des logements à bon marché. Les appartements de 10 000 francs trouvant trop peu d’amateurs, – par suite du nivellement de plus en plus rapide des fortunes, – on se rejette dans l’extrême opposé : c’est-à-dire qu’on s’en va, en des terrains vagues éloignés de tout mouvement, aligner des rues étroites, qui serviront de couloirs à des maisons de six ou sept étages destinées aux classes laborieuses. Le prix de vente peu élevé des terrains perdus dans la brume des champs suburbains est l’appât qui attire les néo-spéculateurs ; le prix de revient des matériaux entrés en ville, ayant subi l’octroi, et le prix de la main-d’oeuvre, ne diffèrent pas d’ailleurs entre les divers emplacements compris dans les limites dudit octroi ; le rapport, au contraire, est variable. Le prix modique des terrains trop éloignés des centres industriels n’offre malheureusement qu’un avantage contrebalancé par l’absence des moyens de transport rapide, qui peuvent seuls rendre habitables certains quartiers. Et ces moyens de transport ne sont ordinairement établis que lorsque l’exploitation en est assurée par l’agglomération préexistante des habitants. Il y a là un cercle vicieux que tous les efforts de la spéculation industrielle et des municipaux les plus prévoyants ne peuvent forcer : création téméraire de quartiers neufs et pas chers, mais sans habitants, après agitation stérile – quoique parlementaire – en faveur des « logements à bon marché » ; voilà donc la contre-partie, la réplique malavisée aux folies déjà faites dans le genre luxueux et inutile : palais sans princes et maisons dorées sans locataires. Un petit logement ne devrait pas être le diminutif, la réduction d’un appartement taillé sur le patron ordinaire de la maison bourgeoisement occupée : c’est-à-dire que le programme pour le logement d’un petit ménage d’ouvrier ou d’employé à modeste traitement, ce programme devrait différer sensiblement de celui qui règle les convenances de distribution d’un appartement bourgeois. Dans ce dernier cas, un vestibule, des couloirs de dégagement, une cuisine et un office, puis une salle à manger et un salon sont aussi indispensables que les chambres à coucher et leurs cabinets de toilette ; c’est chose entendue, quoiqu’une réserve puisse être faite à l’égard du salon, lorsqu’il s’agit de petits appartements. Il en est tout autrement du « petit logement ».
Les moeurs et les besoins d’une famille dont le père ou la mère ne font pas de visites, et n’en reçoivent point, – cérémonieusement parlant, – ces moeurs et ces besoins sont mal servis par la complication savante d’une distribution bourgeoise. Inutile, non seulement le salon, mais encore la salle à manger ; indispensable une cuisine réfectoire plus spacieuse, mieux éclairée et aménagée tout autrement que la cuisine bourgeoise ; et cette cuisine précédée d’une petite entrée sur laquelle s’ouvrent les water-closets, et la porte d’une chambre à coucher, cette cuisine pourrait encore servir de dégagement à une seconde chambre. Il faudrait bien se faire à cette idée que la cuisine est la pièce principale pour les petits gens : à la fois atelier, réfectoire, lingerie, buanderie, salle de bains pour les petits et fumoir pour les grands. Une disposition spéciale devrait être donnée par conséquent à la cuisine du pauvre : d’abord le foyer – et non le potager, prétentieux établissement du cordon-bleu, – le foyer doit à la fois servir de chauffoir pour la famille pendant l’hiver, et de fourneau pour les aliments. Il est entendu que ledit foyer doit pouvoir servir de niche à un poêle quelconque, fût-il en fonte : l’économie du chauffage impose malheureusement aux pauvres gens ce détestable genre de calorifère.. ”
Décryptage historique
La difficulté de se loger en ville n’est pas un phénomène récent. À la fin du XIXe siècle, le journaliste spécialisé dans l’architecture, Émile Rivoalen1, passionné par l’habitat dont il dénonce l’inadaptation, se donne pour but d’améliorer l’offre de logements pour les ouvriers. Ce critique présente un discours très structuré sur la nécessité d’organiser rationnellement l’habitat, sans les fioritures luxueuses, les éléments décoratifs que ses contemporains se plaisent à proposer et qu’il condamne. Sa réflexion se situe dans une période de mutation de la propriété immobilière, passant de la propriété occupante à la propriété de rapport.
Depuis la fin du XVIIIe siècle, en France, la majorité des populations urbaines est déjà locataire. Au début du XIXe siècle, la propriété urbaine se trouve essentiellement dans les mains de la petite bourgeoisie travailleuse (artisanat, commerce) et dans celles de rentiers. Une concentration des biens intervient au cours du siècle au profit des seconds, surtout à partir du Second Empire : la valeur des immeubles tend à augmenter tandis qu’un mouvement de paupérisation croissant touche artisans et commerçants. Ce processus est si puissant qu’en 1908, dans le département de la Seine (Paris et sa périphérie), on ne trouve plus que 5 % de la population qui soit propriétaire d’un immeuble urbain 2.
Le mouvement n’est toutefois pas régulier. Au moment où l’auteur écrit, le marché de la construction parisienne est en crise. Après un boom immobilier de six ans, le plus fort de la seconde moitié du XIXe siècle, permettant d’atteindre 30 000 logements achevés en 1883, la crise économique née du krach boursier de janvier 1882, est brutale. Elle dure sur toute la décennie. La production de logement tombe à 9 300 unités en 1888.
En fait, l’analyse du marché immobilier parisien doit désormais tenir compte de la banlieue, ce depuis les années 1870 : la quantité de logements y double par rapport aux années 1860 et tend à fluctuer comme le marché parisien. À partir des années 1890, la croissance du parc immobilier en banlieue ne cessera plus de croître durant plusieurs décennies, permettant de limiter le surpeuplement dans la capitale. Durant cette période, entre 1862 et 1908, le coût des loyers augmente sensiblement : autour de 30 % pour les logements ouvriers contre une hausse réelle de seulement 8 % pour les logements bourgeois. Ce à quoi sont confrontés les observateurs de l’époque, c’est à l’embourgeoisement de Paris, déjà entamé par les travaux haussmanniens. Entre 1878 et 1911, le nombre de logements ouvriers croît de 37 % mais celui des logements semi-bourgeois de 71 % et celui des bourgeois de 91 %. 87 % des logements démolis entre 1879 et 1910 concernent des logements ouvriers 3.
L’intérêt des Parisiens pour l’habitat en banlieue était jusqu’alors surtout marqué par la villégiature, depuis les années 1840. À partir des années 1880, ce sont les classes populaires qui investissent la banlieue, pour habiter là où ils ne pourraient acheter à Paris désormais, généralement en banlieue proche ou le long des voies ferrées. Néanmoins, les grandes institutions de crédit hypothécaire prêtent aux investisseurs rentiers et non à ce nouveau type de propriétaires. Les héritiers locaux d’un patrimoine foncier se convertissent alors comme lotisseurs, sans maîtrise du processus de construction, vendant au coup par coup à des propriétaires désireux de bâtir leur maison. L’ensemble est à l’origine du caractère hétéroclite des constructions (dans les matériaux comme dans le style architectural) et, bientôt, du problème des « lotissements défectueux » des années 1920. Christian Topalov estime que les spéculateurs n’ont pas été les acteurs les plus nombreux de ces opérations 4, ce qui fait que les conseils d’Émile Rivoalen auront peu d’effets.
Les préoccupations de l’auteur sont néanmoins dans l’air du temps : la décennie 1880 correspond à un nouvel intérêt des promoteurs pour le logement ouvrier, avec une construction à bon marché en forte croissance, mais il sera éphémère. En 1884, une enquête parlementaire sur les conditions de vie des ouvriers recueille également le témoignage de cette population 5. L’économiste et homme politique Léon Say (1826-1896) considère que la construction et la location de maisons ouvrières doivent constituer une « opération raisonnable de placement » 6 mais il ne convainc pas. Il n’est pas le premier à faire ce souhait en vain. L’Exposition universelle de 1867 avait déjà donné lieu à des réflexions sur les « habitations caractérisées par le bon marché uni aux conditions d’hygiène et de bien-être » (classe 93) mais aucune ne réussit à s’imposer, ce d’autant que la période commence à être marquée par la psychose d’un soulèvement populaire. Napoléon III ne parvient finalement pas à provoquer la création de grandes compagnies immobilières de logements ouvriers qu’il avait vu oeuvrer à Londres 7.
L’intervention de l’État dans le logement ouvrier sera relativement tardive en France. Par la loi du 23 décembre 1912, il créé les offices publics d’habitation à bon marché (HBM). Il consacre ainsi l’échec des tentatives des sociétés privées d’HBM qui, entre 1892 et 1904, n’avaient édifié que 3 000 logements, essentiellement des maisons individuelles. À l’époque, et depuis 1889, la Belgique a déjà construit plus de 62 000 logements ouvriers. Le logement social ouvrier s’oriente alors vers l’habitat collectif. Construit au rabais, pâle copie du logement bourgeois moderne, il sera surtout accessible aux couches supérieures de la classe ouvrière, du fait des loyers relativement élevés 8. Finalement, les réflexions originales d’Émile Rivoalen d’un habitat pensé pour l’ouvrier, peut-être critiquable dans son déterminisme généralisateur mais précurseur des idées nées du futur Mouvement moderne, n’ont pas été vraiment entendues.
- Pour en savoir plus sur Émile Rivoalen, Jean-Philippe Garric, Émile d’Orgek et Estelle Thibault, Le livre et l’architecture, Liège, Éd. Mardaga, 2011, 302 p., en particulier les p. 57-64. En 2009, un tiers des Parisiens vivent dans un logement qui leur appartient (contre 57,7 % en France).
- Christian Topalov, Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris,
Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1987, 437 p. Lire en particulier les p. 84-99 sur les exemples bordelais, grenoblois, lyonnais, parisien et toulousain, et
p. 103. - Christian Topalov, op. cit., p. 117-120, p. 129-130.
- Ibid., p. 160-161.
- Hélène Frouard, « De la rue de l’Oasis au chemin de la Caille : un rêve pavillonnaire au début du XXe siècle », in Danièle Voldman (sous la dir. de), Désirs de toit ; Le logement entre désir et contrainte depuis la fin du XIXe siècle, Créaphis éditions, 2010, p. 33-52.
- Paul Landauer, « Les masques du logement social. Politiques foncières et stratégies de distinction », in Danièle Voldman (sous la dir. de), op. cit., p. 77-95.
- Marie-Jeanne Dumont, Le logement social à Paris, 1850-1930 ; Les habitations à bon marché, Liège, Mardaga éditeur, 1991, 192 p.
- Jésus Ibarrola, Se loger au XXe siècle : le logement ouvrier à l’époque contemporaine, Grenoble, Cahiers du RHITM n° 3, 1984, 134 p.