« J’ai lu avec intérêt un article intitulé « Aspect géographique de la Gaule primitive ». La description de la vieille France, couverte de bois et de marais, est empreinte d’un caractère de vérité qui ne sera méconnu par aucun voyageur ayant visité des contrées où la civilisation n’a pas encore pénétré. Mais il est difficile d’admettre avec l’auteur que le climat de la France ait changé. Si l’on disait autrefois en Italie : « Froid comme un hiver des Gaules », on dit actuellement : « Froid comme l’hiver à Paris ». À Paris, l’on cite les hivers de Pétersbourg, et à Pétersbourg ceux de la Sibérie. Ces comparaisons ne sont que relatives et n’ont rien d’absolu. Le bison et l’urus ne se trouvent plus en France, parce que leur existence est liée à celle de grandes forêts qu’ils habitent. Partout où ces forêts s’éclaircissent, ils disparaissent. Le castor, ami de la solitude pour y construire en paix ses huttes merveilleuses, fuit devant l’homme qui trouble ses paisibles travaux. L’if existe encore dans les forêts subalpines de la Suisse, et son suc innocent n’a jamais pu servir à empoisonner des flèches. Permettez-moi maintenant de discuter les arguments plus solides d’après lesquels on a cru pouvoir admettre un changement séculaire dans les températures moyennes de l’hiver et de l’été. Le climat de la France a-t-il toujours été ce qu’il est aujourd’hui, ou a-t-il subi des modifi cations dans la série des temps ? La question est difficile à résoudre. En effet, l’usage du thermomètre appliqué aux observations météorologiques ne remontant qu’au siècle dernier, on est obligé de recourir à des données fort vagues qu’il faut discuter avec soin pour n’être point induit en erreur. Quand les auteurs ont voulu prouver que du neuvième au seizième siècle, les étés étaient plus chauds qu’ils ne le sont actuellement, ils ont examiné quelles étaient à cette époque les limites de la culture de la vigne ; ils ont dit qu’elle existait alors en Normandie, en Bretagne et en Picardie, provinces où elle n’est plus cultivée de nos jours. Or la vigne ne pouvant donner de bons raisons que dans les pays où la température moyenne de l’été est de 18° à 20° cent., ils en ont conclu que les étés de la Normandie, de la Bretagne et de la Picardie étaient autrefois plus chauds qu’ils ne le sont actuellement. Faisons remarquer d’abord que l’exclusion de la vigne de ces deux provinces n’est pas aussi absolue que ces auteurs l’ont prétendu.
Ainsi, en consultant la Statistique agricole de la France occidentale, publiée en 1841, je vois à la page 98 que la vigne ne se trouve plus en Picardie ; mais en Normandie, dans le département de l’Eure, il y a encore actuellement 1396 hectares consacrés à cette culture ; il y en a 1830 dans celui de l’Eure-et-Loir. À Argence, près Caen (Calvados), il y avait encore des vignobles en 1811, d’après le témoignage de l’abbé de Larue. Il est de tradition dans cette province que les vignes nombreuses qui s’y trouvaient ont été arrachées au quatorzième siècle par les Anglais, qui, possesseurs de la Guyenne, voulaient favoriser la production des vins de cette contrée. En Bretagne, il y a encore 122 hectares de vignes près de Redon (Ille-et-Vilaine), 657 près de Vannes (Morbihan) et 26 946 dans la Loire-Inférieure. Mais admettons qu’en effet, la vigne ait été cultivée généralement dans ces provinces et qu’elle ne le soit plus aujourd’hui, cela ne prouve en aucune manière que leurs étés soient moins chauds qu’ils ne l’étaient autrefois. En effet, la culture d’une plante ne dépend pas uniquement du climat, mais encore d’une foule d’éléments politiques et commerciaux, qui se modifi ent profondément dans la série des siècles. Aux temps reculés dont nous parlons, la terre était moins divisée et à un prix relativement moins élevé qu’elle ne l’est actuellement. Le propriétaire était le plus souvent un couvent où le seigneur de l’endroit. Possesseur d’une grande étendue de terrain, il en consacrait une partie à la culture de la vigne. La vendange était précaire ; elle ne réussissait peut-être que tous les cinq ou six ans, mais peu lui importait : habituellement, il récoltait une boisson acidulée qu’il laissait à ses vassaux, et tous les cinq ou six ans, il obtenait un vin passable qu’il gardait pour lui. Ajoutez à cela que les canaux n’existaient pas : les routes étaient mauvaises et peu nombreuses ; les moyens de transports lents, diffi ciles et coûteux, et l’art de conserver les vins moins avancé qu’il ne l’est aujourd’hui. Il en résulte que le pauvre lui-même avait intérêt à planter en vignes une partie de son héritage. Ce qui existait alors se voit encore aujourd’hui. La vigne est cultivée en petit au Danemark, aux environs de Koenigsberg, et même à Memel, où l’on se contente de vendanger tous les six ou sept ans. ”
Décryptage historique
Le voyageur, tel qu’il se présente en signant son courrier publié par la rédaction, réfute l’hypothèse d’un changement du climat en France depuis plusieurs siècles. Selon lui, il ne fait pas plus froid au milieu du XIXe siècle que 2000 ans plus tôt. Pourtant, nous sommes bien tentés d’indiquer qu’il a tort. Les scientifiques, après avoir récemment analysé les cernes de 9 000 arbres, estiment qu’il faisait chaud et humide sous l’Empire romain, mais le climat est devenu plus froid et plus instable à partir de 250, pour redevenir chaud et humide au IXe siècle 1. Au-delà de cette étude qui a nécessité une grosse base de données sans doute difficilement mobilisable au XIXe siècle, plus problématique est le fait que ce voyageur écrive à la toute fin du petit âge glaciaire, commencé au début du XIVe siècle et qui se finira dans les années 1860 (pour l’Europe occidentale, du moins). Son raisonnement est révélateur du nouvel état d’esprit de l’époque envers le climat, dont nous sommes aujourd’hui, encore un peu, les héritiers. L’auteur s’intéresse à la méthodologie employée pour déterminer le climat passé : la présence des plantes. Le novateur historien Emmanuel Le Roy Ladurie procède aujourd’hui de la même manière, en suivant le conseil donné par l’auteur dans un article suivant (sa réponse est une série de trois articles) : connaître la date des vendanges, ainsi que la qualité du breuvage, plutôt que la géographie viticole. La vigne n’est toutefois pas le marqueur principal dans la grande histoire du climat d’Emmanuel Le Roy Ladurie, puisqu’il lui préfère le blé et la production agricole en général 2. L’auteur a donc raison de prévenir qu’il faut prendre en compte toutes les influences politico-culturelles qui marquent les pratiques agricoles mais il se trompe dans sa conclusion finale sur le climat. L’hypothèse que l’homme peut modifier le climat ne date pas de notre époque. Un contemporain d’Aristote, le philosophe Théophraste, écrit sur la possibilité de modifier artificiellement les températures d’un milieu naturel. On retrouve cette idée à l’époque médiévale et elle est omniprésente dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : pour les philosophes des Lumières, l’Europe est devenue plus tempérée grâce aux défrichements et à l’expansion de l’agriculture 3. Néanmoins, à partir du XIXe siècle, les débats s’orientent vers le scepticisme devant l’absence de preuves scientifiques et les savants estiment alors que l’influence de l’action humaine est nulle. En 1842, Samuel Forry conclut, dans The Climate of the United States and Its Endemic Influences, que ceux qui ont parlé d’un réchauffement se sont trompés. Ironie de l’histoire, c’est quand l’homme recourt plus massivement aux énergies fossiles (charbon, pétrole) que les scientifiques commencent à voir dans les fluctuations climatiques des facteurs naturels et non anthropiques 4.
Certains scientifiques pourtant s’interrogent. Le mathématicien et physicien Joseph Fourier démontre que quelque chose retient la chaleur dans l’atmosphère, puisque la température de la planète est bien supérieure à la température théorique. Ce n’est toutefois qu’en 1861 que l’on découvre les gaz à effet de serre et qu’à la fin du siècle qu’on envisage les conséquences de la concentration desdits gaz 5. Le voyageur-auteur n’a pas de chance dans son propos, puisque les années 1845 et 1846 présentent un climat particulièrement fluctuant qui aurait pu lui mettre le doute en tête, avec d’abord un été froid et très humide (catastrophique pour la récolte de la pomme de terre qui, confrontée à une maladie venue des États-Unis, va s’avérer très faible au point de déclencher la famine irlandaise) – année la plus froide en France de la période 1757-1886 – puis, l’année suivante, une sécheresse ruinant la récolte de céréales – l’un des douze étés les plus chauds de la période 1500-2000 (on peut être dans une période d’âge glaciaire et avoir un été exceptionnellement chaud). Reprenant Paul Thureau-Dangin, historien de la fin du XIXe siècle, Emmanuel Le Roy Ladurie met bien relation ces désordres climatiques avec les agitations populaires qui vont secouer l’Europe en 1848, à l’origine de la Seconde République en France par exemple 6. Les chercheurs américains se posent prudemment la même question pour la fin de l’Empire romain. C’est tout l’enjeu des grandes réunions sur le climat dont s’emparent les décideurs politiques. En 2007, le changement climatique est mis à l’ordre du jour au Conseil de sécurité des Nations Unies. La « gouvernance » du climat est également débattue depuis la signature du protocole de Kyoto en 1997. La COP21 Paris (21e réunion des États qui ont signé la convention climat de Rio en 1992) et les préparations actives de cette grande réunion mondiale de décembre n’échappent à ces négociations qui vont au-delà des problèmes de la montée du niveau des mers et du grignotage foncier (par la mer ou le désert). Le rapport annuel Global Estimates du Conseil norvégien pour les réfugiés, rappelait qu’en 2013, vingt-deux millions de personnes ont dû abandonner leur domicile à la suite d’une catastrophe naturelle : malgré les guerres, il y a eu trois fois plus de réfugiés environnementaux que de réfugiés politiques 7.
- Michael McCormick et alii, « Climate Change during and after the Roman Empire : Reconstructing the Past from Scientific and Historical Evidence », Journal of Interdisciplinary History, automne 2012, p. 169-220.
- Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat, t. 3 Le réchauffement de 1860 à nos jours, Paris, Fayard, 2009, avec le concours de Guillaume Séchet, 461 p. Il considère le vin comme un outil de recherche indispensable pour la période après 1860, même s’il utilise déjà des données à ce sujet dans son tome précédent.
- James Rodger Fleming, Historical Perspectives on Climate Change, New-York, Oxford University Press, 1998, 208 p.
- Jean-François Mouhot, « Responsables et inconscients ? », Sciences humaines, n° 258, avril 2014, p. 43-45.
- Nicholas Stern, Gérer les changements climatiques : climat, croissance, développement et équité, Paris, Collège de France/Fayard, coll. « Leçons inaugurales du Collège de France », 2010, 48 p.
- Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat, t. 3 Disettes et révolutions 1740-1860, Paris, Fayard, 2006, 612 p.
- Cité par le sociologue Stefan Aykut, dans une interview accordée à L’Humanité, du 24 avril 2015.