» Remercions l’honorable chef du département de l’instruction publique d’avoir chargé M. Henri Baudin, l’habile architecte de la « Comédie », l’auteur de deux beaux ouvrages sur les bâtiments scolaires en Suisse, de deux conférences à l’aula de l’Université, qui ont été faites les 19 et 21 décembre sur « l’art de construire les villes ».
Sous ce titre, il est difficile de reconnaître l’ampleur du sujet que M. Baudin a cherché à esquisser dans ces deux séances, et qui, par suite des dévastations de la guerre, est plus que jamais d’actualité. « L’urbanisme » est le terme qui s’applique le mieux à cette science moderne des modalités qui sont à la base de la construction des villes, qui déterminent le travail des techniciens et des artistes et dirigent leurs recherches vers un idéal humanitaire, civique, esthétique. C’est de cette science surtout que le conférencier a parlé avec une abondance, une verve communicative, qui a tenu l’auditoire en éveil jusque bien au-delà de l’heure habituelle, malgré l’aridité apparente des chiffres de statistiques dont il a su faire quelques-uns de ses meilleurs arguments. M. Baudin est un apôtre convaincu de la nécessité de grandes réformes sociales ; mais il pense que les lois seules sont incapables d’atteindre ce but, si l’on n’arrive tout d’abord à régénérer l’individu.
Un des moyens les plus efficaces de régénération individuelle est dans la transformation et le développement rationnel des villes. Car ce sont les villes, avec leurs conditions de vie factices et anormales, qui dans leur état actuel engendrent les plaies sociales. La surpopulation, l’insalubrité et la tristesse de l’habitation est le point de départ de toutes les misères et de bien des vices.
La question de la transformation des villes est donc intimement liée au problème de l’avenir de la race, du bonheur de l’individu et de la collectivité. Car si, dans la ville, un certain nombre de privilégiés ne souffrent pas ou peu des inconvénients de la vie urbaine, l’immense majorité en est atteinte sans savoir comment, ni pourquoi. C’est aux savants à signaler le mal aux artistes à imaginer le remède et à tous à reconnaître l’injustice.
Mais que faire ? et comment s’y prendre ? Pour répondre à ces questions, M. Baudin fait un tableau de la multiplicité des aspects du problème urbain, et de l’étendue de ce champ d’étude sur lequel se concentrent les compétences les plus diverses. Il fait saisir la délicatesse de l’entreprise et la difficulté du succès des réformes tentées sans le concours de spécialistes éprouvés. Il faut étudier ce qui a été fait dans d’autres pays et se baser sur les résultats acquis ailleurs en tenant compte cependant des conditions locales.
Pour illustrer sa thèse, M. Baudin a signalé le fait, parmi tant d’autres, que dans certains nouveaux quartiers construits en Amérique, d’après les meilleures données de l’urbanisme procurant aux habitants le maximum possible de confort pratique, de saines distractions, d’hygiène, d’air, de soleil, de verdure, de fleurs et de beauté, la criminalité avait presque entièrement disparu, tandis qu’elle sévit encore dans d’autres quartiers ne jouissant d’aucun de ces avantages. […]
Ce n’est donc pas tout que d’envisager les réformes au point de vue humanitaire, il faut encore les concevoir sous leur forme tangible et c’est là que commence, à proprement parler, « l’art de construire les villes », c’est-à-dire le travail du technicien, de l’architecte, de l’artiste […]. Les plus gros obstacles à la conception de beaux ensembles civiques et esthétiques se rencontrent dans la multiplicité et la complexité des intérêts privés à subordonner à l’intérêt général.
Pour obvier à ces inconvénients, M. Baudin entrevoit la possibilité et même la nécessité d’une toujours plus grande nationalisation du sol. Ne nous effrayons pas trop de ce terme, ni de cette chose ! Par actes de donation, par succession, par les acquisitions des municipalités, les décrets d’expropriation, etc. ; une certaine quantité de terrains ont déjà passé dans le domaine public, surtout dans les cantons alémaniques, où la lutte contre les méfaits de la spéculation privée est menée avec énergie. Mais les pouvoirs publics qui auront négligé de faire à temps et en douceur, les acquisitions de terrains qui pourraient être si profitables à tous, se verront peut-être un jour acculés dans une impasse où la contrainte s’imposera. […]
C’est pourquoi le désordre de la construction, tel qu’il sévit chez nous, doit être considéré comme un fléau, contre lequel on ne saurait trop s’élever, protester et réagir, et nous pourrions nous étonner de ce que l’action en faveur d’une application sérieuse de l’urbanisme dans notre pays ne soit pas inscrite au programme de toutes les sociétés philanthropiques, chrétiennes ou socialisantes, si nous ne savions combien sa signification est encore ignorée dans les milieux les plus cultivés et les mieux disposés à envisager les grands côtés de la réforme sociale. ”
Décryptage historique
Henry Baudin (prénom aussi orthographié Henri), né à Genève en 1876, est un architecte suisse connu pour ses publications sur l’hygiénisme, les bâtiments scolaires et le logement à coût modéré 1. Son oeuvre principale est la Comédie de Genève, théâtre terminé en 1913 selon un style classique en vigueur dans la ville vers 1800 2. Sa dernière publication, au moment de la publication du compte-rendu (et jusqu’à la fin de sa vie), est évoquée dans l’article et date de 1917. Il est membre de diverses sociétés, comme la Société suisse des ingénieurs et des architectes, l’Union pour l’art social, qui milite depuis 1902 pour que le Beau ne soit pas réservé à une élite, la Société d’art public, créée en 1907.
Si la manière empirique de faire de l’urbanisme remonte à l’Antiquité, le concept et le mot « urbanisme » sont neufs en 1917. Il est utilisé pour la première fois par Pierre Clerget en 1910, dans le Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie, qui le définit comme « l’étude systématique des méthodes permettant d’adapter l’habitat, et plus particulièrement l’habitat urbain, aux besoins des hommes » 3. Il est la poursuite des réflexions sur les enjeux nés de la Révolution industrielle, d’où la référence aux inconvénients de la vie urbaine dont l’immense majorité des habitants est censée être atteinte.
Il est intéressant de voir apparaître le lien entre l’urbanisme et la criminalité, dans des termes très proches du concept de prévention situationnelle apparu à la fin des années 1970 en Grande-Bretagne : il s’agit de prévenir les victimisations par une dissuasion physique, en façonnant un cadre de vie non propice aux actes délictueux 4. L’idée fait suite à diverses tentatives menées au XIXe siècle par les promoteurs du socialisme utopique et du paternalisme patronal, comme dans le familistère de Guise.
Les conférences d’Henry Baudin font écho aux opinions qui parcourent la Suisse à la fin de la Première Guerre mondiale. En 1916, Camille Martin relie la fin « de la période d’incohérence et de désordre que nous vivons » à la création d’un « office central d’urbanisme fortement organisé et dirigé par de réelles compétences » 5. Hans Bernhard vise à pallier les problèmes de ravitaillement qui frappent le pays, en proposant à la fois la décentralisation des industries et la mise en valeur agricole des territoires peu exploités. Il appelle aussi à la création d’une loi fédérale de l’habitat.
La Société d’art public rassemble, avec Henry Baudin, plusieurs fervents partisans de la nouvelle « science des villes », comme Guillaume Fatio, Horace de Saussure, Maurice Braillard… La diffusion du discours de l’architecture fonctionnelle et de l’urbanisme rationnel contribue à la constitution d’une doctrine de l’aménagement dans la Suisse de l’Entre-deux-guerres. Ses promoteurs peuvent sensibiliser les professionnels sur ces sujets. En 1919, Henry Baudin est chargé par l’École des Beaux-Arts de Genève de développer un cours d’introduction pour les dessinateurs-architectes. Il faut se rappeler que, pour Le Corbusier, l’urbaniste n’est rien moins qu’un architecte.
L’idée de conception de plans globaux et de visions d’ensemble en matière d’aménagement se propage en Suisse, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale, mais les réalisations – à l’exception des édifications concrètes de logements sociaux et d’équipements publics – peinent à être généralisées avant le dernier quart du siècle. Dans les années 1950 et 1960, les débats se focalisent sur le statut du sol, dans la crainte ou l’espoir (selon les camps) du contrôle des loyers et de la spéculation foncière 6. Il faudra attendre 1979 pour que la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) soit adoptée 7. Malgré sa lente gestation, l’urbanisme est devenu une science et une technique désormais incontournables, en Suisse comme quasiment partout dans le monde.
- Armand Brulhart, « Baudin Henry », Dictionnaire historique de la Suisse, 2011, version en ligne consultée le 10 décembre 2017.
- Joël Aguet, « Comédie de Genève », in Andreas Kotte (éd.), Dictionnaire du théâtre en Suisse, Zurich, Chronos Verlag, vol. 1, 2005, p. 395-396.
- Pierre Merlin, L’Urbanisme, Paris, PUF, « Que sais-je ? », n° 187, 2013 [13e éd.], 128 p. Voir aussi les cours en ligne sur l’urbanisme de Philippe Kirscher (université Lille III), sur son site Internet : pourmescoursblog.wordpress.com
- Bilel Benbouzid, « Urbanisme et prévention situationnelle : le cas de la dispute des professionnels, à Lyon », Métropoles, n° 8, 2010, en ligne [consulté le 10 décembre 2017].
- Cité par Elena Cogato-Lanza, « L’archéologie et le projet urbain dans la Genève de l’Entre-deux-guerres », Histoire urbaine, 2005/3, p. 47-64.
- Laurent Bridel, « Aménagement du territoire », Dictionnaire historique de la Suisse, 2011, version en ligne consultée le 23 décembre 2016. Pour en savoir plus, voir Johan Vincent, « “Votation fédérale : l’initiative contre la spéculation foncière est rejetée”, La Sentinelle, 1967 », La revue foncière, n° 15, janvier-février 2017, p. 48-49.
- La revue foncière a proposé plusieurs articles sur la LAT : dans son n° 10 (mars-avril 2016) et dans son n° 19 (septembre-octobre 2017).