» Curieux arbre que cet arganier, à peu près ignoré du grand public, et dont l’étude est réservée aux botanistes et aux forestiers ! Providence en vérité pour les populations du Sud marocain, auxquelles il fournit, directement ou indirectement, une bonne part de leurs moyens d’existence. L’arganier (Argania spinosa) appartient à une famille tropicale, celle des Sapotacées. Mais il n’est plus connu qu’au Maroc, où il constitue une sorte de spécimen résiduel de la flotte de l’ère tertiaire, ce que les botanistes appellent « enclave macaronésienne ».
Encore son aire d’extension actuelle semble-t-elle s’être considérablement rétrécie au sein même de l’Empire chérifien : on trouve en effet des reliques d’arganeraies en quelques endroits isolés tels que l’Oued Grou (Meseta marocaine) et la basse-Moulouya (Beni- Snassen, à l’ouest d’Oudjda), ou encore en lisière du Sahara, dans la région du Draa. L’évaluation de l’aire actuelle d’extension de l’arganier est comprise entre 600 000 et 700 000 ha ; Emberger donne en 1938 le chiffre de 650 000, tandis que Metro, dans le récent Atlas du Maroc, avance celui de 700 000, ce qui représente un sixième de la superficie forestière du pays. (…)
Le fruit de l’arganier, la noix d’argan, est une sorte de baie verdâtre à la forme variable, ressemblant à l’olive en un peu plus gros. Par écrasement de l’amande (généralement opération effectuée par les femmes, à l’aide de pierres) contenue dans le noyau, on prépare une huile comestible très fruitée dont le goût se rapproche de l’huile de noix. Les Chleuh sont très friands de cette huile et la font venir de leur tribu, lorsque la recherche les a conduits ailleurs : aux mines de Zellidja, aux exploitations de phosphate de Kouribga, à Casablanca, en France même. Il ne saurait être question de préparer en grand une huile comme l’huile d’argan : le rendement en effet est extrêmement faible et interdit toute commercialisation au stade industriel. […] La fabrication ne peut être que familiale, car une dizaine d’heures de travail total sont nécessaires pour l’obtention d’un seul kilogramme d’huile. D’ailleurs la préparation ne se fait qu’au fur et à mesure des besoins. Outre cette utilisation alimentaire directe par les hommes sous la forme d’huile de noix d’argan, l’arganier procure aux chèvres, moutons, ânes, chameaux, un fourrage précieux. (…)
Le caractère particulier de l’utilisation de l’arganeraie, son rôle économique et pastoral, expliquent le statut original dont elle jouit au point de vue juridique et forestier. Aux débuts du protectorat, des discussions s’étaient élevées entre administrateurs et représentants des Eaux et Forêts. Les premiers voyaient dans l’arganier une sorte d’arbre fruitier, propriété privée ou collective des tribus ; ce raisonnement était renforcé par l’aspect clairsemé des arganeraies, les faisant assimiler à des vergers, et par le rôle important des fruits dans l’utilisation de l’arbre.
Cette conception prévalut dans les premiers temps de l’administration française ; elle rend compte en particulier des importantes coupes effectuées dans les arganeraies de la région de Mogador pendant la crise de combustible qui sévit dans les villes marocaines en 1914-1918 : bien des indigènes vendaient les fonds dont ils se croyaient propriétaires à des marchands de bois et de charbon de bois. En quelques années, les troupeaux achevèrent de ruiner l’ancienne forêt en dévorant tous les rejets.
La thèse des forestiers, selon laquelle les indigènes ne jouissaient que d’un droit d’usage, certes étendu, mais très différent d’un droit de propriété, se fondait sur le fait que l’arganier était bel et bien une production végétale spontanée ; l’homme n’intervenant ni pour semer ni pour greffer ni pour soigner l’arbre.
C’est seulement après de longues années, et grâce à l’intervention du maréchal Lyautey, que la thèse des Eaux et Forêts finit par prévaloir : le dahir du 4 mars 1925 réglementa la protection et la délimitation des forêts d’arganiers, en les rattachant implicitement au domaine public mais en maintenant et en définissant les droits d’usufruit accordés aux tribus. Celles-ci conservaient leurs droits coutumiers relatifs au pacage des bêtes, à la récolte des fruits (mais sans gaulage) et à l’utilisation du sol ; mais elles n’avaient pas le droit de coupe, ni le droit de céder les récoltes à des étrangers non bénéficiaires des droits d’usage traditionnels. Enfin, en cas de coupe par l’État, celui-ci ristournerait aux usagers un cinquième du produit de la vente du bois. À condition que soit maintenue l’oeuvre de protection ainsi entreprise et défendue depuis 35 ans, l’arganeraie marocaine conservera sa fonction précieuse de providence des populations locales.”
Décryptage historique
Comme dirait la grand-mère de Leïla Bekhti, selon une publicité capillaire télévisée pour L’Oréal, il n’y a pas plus nourrissant que l’huile d’argan. Rime sympathique qui ne doit pas nous faire oublier la réalité : l’ascension commerciale fulgurante du produit depuis les années 1990 se traduit par une régénération compromise. L’arganeraie marocaine a toutefois progressé depuis 1938, pour atteindre dans les années 2010 environ 830 000 hectares. Elle conditionne actuellement l’existence de deux millions de personnes.
La mise sur le marché international de « produits du terroir » accompagne de profondes mutations de l’usage du foncier, entre autres (identité locale, évolutions sociales). Paul Wagret s’était donc trompé quand il ne voyait pas dans l’huile d’argan une possible commercialisation au stade industriel. Les apparitions de nouveaux marchés, via l’exportation, et d’autres producteurs d’huile pour l’usage domestique marocain, ont profondément bouleversé le processus de production et de commercialisation. Afin d’éviter une totale délocalisation, une IGP (indication géographique protégée) assure qu’au moins une étape de la production est effectuée dans l’arganeraie (sphère domestique traditionnelle) mais toutes les activités de la filière en aval de la cueillette sont déjà captées par les coopératives et les entrepreneurs privés. L’anoblissement de l’arganier comme produit mondialisé se fait aux dépens des autres activités, tout particulièrement de l’élevage caprin – les chèvres acrobates n’ayant parfois plus le droit d’accéder aux feuilles et aux fruits des arbres 1.
Depuis 1925 et le dahir adaptant la loi forestière de 1917, les riverains ont un certain nombre de droits de jouissance, évoqués dans le texte – l’arganeraie appartenant à l’État. Les droits d’héritage s’appliquent, sur les enclaves foncière privées (melk) et sur les biens (arbres privatisés mais, plus souvent, il s’agit du droit de récolte) : autrefois collective (même lignage ou même fraction), la récolte de chaque arganier, qu’il soit en forêt domanial ou sur des terrains privées, appartient à une famille ou à plusieurs familles, en indivision. L’espace est très morcelé et la situation compliquée : souvent, celui qui cultive la céréale n’est pas celui qui exploite l’arganier sur la parcelle 2. Traditionnellement, la population locale, suivant une gestion communautaire, applique une mise en défend saisonnière pour le pâturage et la récolte (appelée agdal 3), d’une durée variable de 4 à 6 mois.
Pour préserver la forêt, des initiatives étrangères bousculent la tradition, sans grand succès. Certaines forêts ont été interdites d’accès aux activités pastorales et sylvicoles pendant plusieurs années, comme a tenté de le faire la mission de l’ONG ENDA Maghreb. L’absence de prise en compte des sociétés locales a été préjudiciable. Dans les sociétés berbères du Sud marocain, la plantation d’arbre est une activité masculine liée au foncier ; les femmes ne sont pas libres d’agir sur le foncier 4. Or les femmes sont souvent mises au coeur des programmes de préservation des arganeraies, en les incitant à planter des arbres, ce qui n’est pas leur fonction traditionnelle. De plus, les pieds d’arganiers proviennent des pépinières de forestiers, ce qui amène une rupture entre le paysan et son terroir, les populations tendant à refuser le projet. Ces politiques environnementales débouchent donc sur des échecs, renforçant l’idée d’une société locale prédatrice, d’autant plus forte que, par crainte du vol, les populations tendent à accélérer le mode de récolte, au détriment de la santé de l’arbre : les fruits sont traditionnellement collectés tombés de l’arbre (mûrs), ils sont dorénavant plus souvent cueillis.
Les études scientifiques, relativement nombreuses depuis une dizaine d’années, promeuvent une cogestion de l’arganeraie, intégrant l’ensemble des populations locales, car l’équilibre « ancien » ne fonctionne plus. Ils rejoignent finalement une opinion que l’on retrouve déjà dans cet article de 1962.
- Hassan Faouzi et Julie Martin, « Soutenabilité de l’arganeraie marocaine », Confins, n° 20, 2014, en ligne http://confins.revues.org/8842, consulté le 11 mars 2017.
- Larbi Aziz, Marc Mormont et Khallil Allali, « Effets de la marchandisation de l’arganier sur la vie socioéconomique des populations de l’arganeraie marocaine », VertigO, la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 13-1, avril 2013, en ligne http://vertigo.revues.org/13445, consulté le 11 mars 2017 ; Rachida Nouaim, L’Arganier au Maroc, entre mythes et réalités. Une civilisation née d’un arbre, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 80-82.
- Hussan Faouzi, « L’Agdal dans la dynamique des systèmes agraires des arganeraies des Haha (Haut-Atlas Occidental, Maroc », Études caribéennes, décembre 2011, en ligne http://etudescaribeennes.revues.org/5569, consulté le 11 mars 2017.
- Romain Simenel et al., « L’argan : l’huile qui cache la forêt domestique. De la valorisation du produit à la naturalisation de l’écosystème », Autrepart, n° 50, 2009, pp. 51-74.