« Des abris antiatomiques au prix d’un studio »

par | 19 Juil 2018 | Il était une fois le foncier | 0 commentaires

 » Profession : fabricant d’abris antiatomiques. Ingénieur des arts et métiers, Daniel Attia travaillait jusqu’au début de 1980 dans le bâtiment, avec son beau-père. Mais, hormis peut-être quelques constructeurs individuels, c’est le marasme.

Comme beaucoup d’autres sociétés qui exposent pour la première fois au Salon de la grande braderie de Paris en juin 1980, son entreprise produit deux types d’équipements : l’aménagement de cave en abri antiradiation ou la construction d’un abri enterré à 70 centimètres de profondeur.

Ces installations sont vendues conformes aux conseils donnés par le Service national de la protection civile et consignés dans une note qui date maintenant de janvier 1968. La protection contre les effets de souffle est obtenue par des parois en béton armé de 20 centimètres d’épaisseur et résistant à une pression de 30 tonnes au mètres carré, la pression engendrée par une bombe d’une mégatonne (cinquante fois la puissance de l’explosion d’Hiroshima) à 1 500 mètres de son point d’impact.

À l’intérieur, les équipements, en particulier la réserve d’eau potable, le recueil des eaux usées, le filtre à air et la ventilation ad hoc, autorisent une survie de quinze jours. Bien sûr, la vie souterraine ne s’improvise pas : les renseignements jugés indispensables sont contenus dans un manuel, Savoir pour vivre, édité par le Service national de la protection civile et périodiquement remis à jour.

Comme n’importe quelle construction, la garantie de l’entrepreneur court sur dix ans. En temps de paix, l’abri peut être utilisé comme piscine couverte, salle de jeux, buanderie, garage ou même coffre-fort. Il protège aussi contre les contaminations possibles dues aux fuites de centrales nucléaires ou à des catastrophes écologiques. D’une pierre, trois coups, en somme. Quatre, six ou huit personnes peuvent s’y entasser. Il leur faudra faire quelques économies avant de s’offrir leur abri. Dame ! de 118 000 à 199 000 francs selon les modèles, ce sont les prix. Et un constructeur de Seine-et- Marne précise encore qu’il faut, en réalité, consacrer un minimum de 140 000 francs si l’on veut l’indispensable.

L’enfouissement et l’isolation des habitacles souterrains, garanties de la protection pour Jay Swayze, spécialiste des guerres chimiques et atomiques, dans les années 1980.
Crédits : Géobuilding Systems

La clientèle est encore peu nombreuse. Elle demeure, surtout, discrète, exigeant des constructeurs qu’ils ne révèlent pas leur identité. Peur du ridicule ? Goût du secret ? Crainte de voir un jour partager leurs installations réquisitionnées par des voisins ? Toutes ces motivations sont possibles.

Selon Daniel Attia, ce sont « des gens qui ont connu la guerre » et ont, sans doute, peur de la prochaine. Des gens âgés, certes, mais des gens aisés aussi. Des professions libérales propriétaires, déjà, d’une maison individuelle. Ils écrivent pour des renseignements, avec une adresse en poste restante. Ils résident, principalement, dans le Nord-Est. Les constructeurs d’abris sont souvent plus jeunes que leurs clients. Un métier qui fonde son avenir sur le fait qu’il existerait en France « un sentiment de peur tous azimuts ». Des entreprises qui, à les en croire, n’ont pas encore fait la fortune de leurs dirigeants. Daniel Attia, pour sa part, y compte bien.

Il ne suffit pas de disséminer, sans véritable plan d’ensemble et sur la seule initiative privée, quelques abris pour donner à leurs occupants l’illusion qu’ils se seront entièrement prémunis contre les dangers de la guerre nucléaire, les carences ou les périls de la survie, voire le désordre de la société, qui continueront de les guetter même si, par hasard, ils devraient sortir intacts de leur trou. La défense civile d’aujourd’hui et de demain, requise par la menace d’un échange nucléaire entre grandes puissances, n’est plus la défense passive d’hier. Une défense civile sans l’existence d’abris privés serait inefficace. Mais la construction anarchique d’abris particuliers, laissée à la diligence d’initiatives commerciales, serait inutile et discriminatoire sans une défense civile. ”

 


Décryptage historique

Nous pourrions nous amuser de la création d’un marché de la construction d’abris antiatomiques dans les années 1980 mais ce serait oublier que nous sortons nous-mêmes d’une période de forts troubles catastrophés : la fin du monde de 2012 n’est pas si lointaine. Les débats sur l’avenir des centrales nucléaires sont également plus vifs depuis quelques mois. Tout cela favorise le mouvement survivaliste, terme inventé par Kurt Saxon dans les années 1970 pour décrire le mode de vie des pionniers de l’Ouest américain, leurs ingéniosités et leurs aptitudes à survivre en milieu hostile 1.

Pendant les années 1950 et 1960 (premières décennies de la Guerre froide), l’apocalypse nucléaire est redoutée aux États-Unis. Les autorités américaines, par le biais de l’Office for Civil Defense et de l’American Institute of Architects, ainsi que de nombreux acteurs privés dans le secteur du bâtiment – promoteurs, architectes, investisseurs – encouragent la construction et l’aménagement d’abris souterrains. Encore en 1980, l’architecte Jay Swayze, dans Le meilleur des (deux) mondes : maisons et jardins souterrains, vante les services proposés par sa compagnie Geobuilding System : il revient notamment sur son modèle d’Underground home, présenté à l’Exposition internationale de New York en 1964. Dans son esprit, l’installation sous terre permet de se protéger de tout. L’historienne de l’architecture Beatriz Colomina estime que ces modèles sont révélateurs d’une militarisation de la pelouse domestique, tout en promouvant le home américain, car il faut rendre le monde souterrain habitable, du moins le temps que les retombées radioactives se dissipent (soit quinze jours, selon les prévisions de l’époque) 2. La « Guerre des étoiles » de Ronald Reagan (projet Initiative de défense stratégique) n’a pas encore commencé (mars 1983) mais le président américain, élu en novembre 1980, est déjà hostile à l’empire soviétique.

Le « home » dans une capsule plastique, Life 18, 1957, p. 159.
Crédits : Courtesy Beatriz Colomina

Depuis 1982, le Credoc réalise des enquêtes auprès des Français pour connaître leurs inquiétudes. Les questions portent sur quatre risques personnels – maladie grave, agression dans la rue, accident de la route, chômage – et deux risques collectifs – guerre, accident de centrale nucléaire. Globalement, les inquiétudes augmentent, à l’exception de la guerre (55 % en 1982, 53 % en 2005). Ceux qui craignent l’accident nucléaire sont passés de 34 % à 56 % en 2005 3. Au début des années 1980 commence la crainte liée à l’hiver nucléaire, culminant jusqu’en 1987, pour se stabiliser à la baisse au milieu des années 1990 et faire partie intégrante de la culture populaire (fiction et information populaire) 4.

L’utilisation du foncier et de l’architecture est mue en partie par l’insécurité : les gated communities, ou résidences fermées, se développent depuis le milieu du XXe siècle dans le monde, même s’il existe des résidences fermées dès le siècle précédent en Europe (ville Montmorency à Paris, par exemple). L’abri antiatomique n’est que la bunkerisation individuelle des populations, à l’efficacité douteuse selon Jacques Isnard. Il est aussi une manière d’agrandir sa maison, ce que Magali Rhegezza constate également 5. Il s’agit donc d’apaiser les peurs. En 1981, l’abri antiatomique coûtait le prix d’un appartement. En 2012, l’entreprise d’Enzo Petrone, basée à Menton, vend un abri de 10 m² pour 45 000 euros 6.

Au début des années 2010 en France, il existerait 600 abris antiatomiques militaires et 300 abris privés. Nous sommes loin du volontarisme helvétique (360 000 abris, pour 8,6 millions de places), où la présence d’abris antiatomiques était obligatoire dans les zones habitées de 1963 à 2012 : ils servent essentiellement de caves.

En 2012, l’entreprise d’Enzo Petrone ne rencontrait pas un fort succès – neuf constructions dans l’année 7 –, comme ceux qui se sont lancés dans cette entreprise au début des années 1980. Le facteur culturel semble préjudiciable à ce type d’entreprises en France. Nos peurs nous forceront-elles la main ? Attention, car la Doomsday Clock (« Horloge de l’Apocalypse »), dont minuit symbolise la date fatidique de la fin des temps, indique, en janvier 2016, 23h57 !

  1. Bertrand Vidal, « Survivre au désastre et se préparer au pire », Les cahiers de psychologie politique, n° 20, janvier 2012, en ligne http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/ index.php?id=2048
  2. Léo Kloechner, « Pour vivre heureux, vivons sous terre », Urbanités, n° 1, mars 2013, en ligne ; l’ouvrage de Beatriz Colomina, La Pelouse américaine en guerre, de Pearl Harbor à la crise des missiles, 1941-1961, Paris, Éditions B2, 2011.
  3. Robert Rochefort, « Les inquiétudes des Français », revue Projet 2006/4 (n° 293), p. 17-23.
  4. Paul Crutzen et John Birks, « The Atmosphere after a Nuclear War : Twilight at Noon », Ambio, vol. 11, n° 2/3, 1982, p. 114-125.
  5. « La peur, un moteur des transformations architecturales et urbaines », 1ère partie,
    émission « La grande table » du 9 janvier 2013, France-Culture, en ligne.
  6. « Le petit entrepreneur de la fin du monde », Le Monde du 21 décembre 2012, en ligne.
  7. Ibid.

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