» On les appelle, ces touristes américains, « les canards de Miami ». Ils s’abattent, en effet, par tribus sur la ville de délices, gros hommes à lunettes, avec leurs dactylos potelées, aux cheveux d’un blond standard, aux sourcils tirés en l’air comme par un élastique caché dans les tempes. Robes en série, copiées de nos grands modèles, dans des couleurs invraisemblables, cigarettes agressives. Cela piaille et rit, rit et piaille, se saoule et se vautre au son des jeux criards.
Je ne les ai jamais si bien vus qu’au casino la nuit du réveillon. Des confettis, des banderoles, avec des tambourins coupaient l’épaisse fumée. Le champagne et le rhum dégoulinaient des verres. Le vacarme était assourdissant. Les couples étroitement soudés se pâmaient dans des blues de plus en plus alanguis. Les Américains étaient en train d’avoir « a good time ».
C’est ce qu’ils demandent à Cuba, le Monte-Carlo des États- Unis, à quatre heures d’avion de la Floride. À Miami, on est encore « in the States » et tenu à une certaine réserve. Mais, passé la mer, on jette son bonnet par-dessus les palmiers de La Havane. Personne dans les hôtels ne demande les certificats de mariage.
Cuba a connu la danse des millions. Il y avait, parmi les femmes, des concours de colliers de perles. Pour se faire une idée du luxe inouï de cette Cuba à l’apogée, il faut sortir du coeur de la ville et filer le long du Malecon. C’est un immense boulevard bordé de prétentieux palais, que dominent quelques gratte-ciel. Ils me rappellent Chicago, et son fameux « sky-line ». Quinze autos y passeraient de front. Le soir, les enseignes lumineuses y sont si éblouissantes qu’on ne voit plus au ciel les étoiles.
À gauche s’ouvre l’allée des Présidents, avec ses palmiers sur un tapis de gazon. Coolidge et Machado l’ont inaugurée, mais heureusement, elle attend encore les statues en redingote de bronze des présidents cubains qui doivent l’orner. Alors on s’engage dans le Vedado. C’est le quartier des belles résidences. La cinquième avenue, qui lui sert d’axe, avec ses palmiers et ses fleurs, est l’oeuvre d’un architecte français, Forestier. Mais Forestier n’est pas responsable, disons-le bien vite, des constructions qui la bordent. Des palais. Tous les styles, sauf du style. Une tour gothique, un toit normand, une coupole, une loggia, une grille espagnole, du marbre, de la mosaïque, du stuc, des guirlandes, des chapiteaux grecs, sous une terrasse italienne. L’accumulation voulue par le parvenu, dans toute sa morgue et son incompétence.
Une des plus ahurissantes est celle que Ward a fait construire autour de ses orgues. Heureusement, ces extravagances s’estompent sous la profusion des bougainvilliers et des « fleurs de Pâques » qui les fleurissent à Noël ! On roule ainsi kilomètre après kilomètre. L’avenue est toujours macadamisée, fleurie, bordée de trottoirs impeccables. Mais les palais s’espacent, des terrains vagues aux herbes folles, lotissements sans amateurs. On a vu trop grand, logé trop loin du bijou de parc dont la forme imite en réduction celle de l’île. Il coûte beaucoup à entretenir avec ses allées de bambous dorés, ses étangs couverts de nénuphars, tout près de cet océan qui ronge impitoyablement toute végétation.
Mais on a bâti trop loin des clubs de la prospérité, écrasants et très fermés : Country-Club, Yacht-Club, grands chacun comme des châteaux avec leurs meubles Renaissance, leurs coupes, leurs piscines lumineuses, leurs links de golf d’où jaillissent les hauts fûts des palmistes royaux, juste à temps pour rappeler qu’on est sous les tropiques, si le chant des grillons et l’humidité pesante n’y suffisaient pas.
Il n’y a pas de plage ouverte au Vedado. Les plages sont privées, il faut être d’un club pour s’y baigner. Pour se consoler de n’être pas du Yacht-Club… sans yacht, disait Paul Morand, les membres du Miramar ont construit une bâtisse encore plus énorme. Et le Cercle militaire, pour lui jouer un mauvais tour, est venu planter ses murs de façon à lui boucher la vue. Mais les requins, de l’autre côté du treillage métallique qui limite singulièrement les ébats des nageurs, rétablissent l’égalité et sont pareillement disposés à avaler les uns et les autres. ”
Décryptage historique
Marthe Oulié, surnommée la plus jeune archéologue de France quand elle obtient sa thèse en 1926, vient de publier Les Antilles, filles de France (1935, prix de l’Académie française), quand elle témoigne de l’activité touristique à Cuba. Elle a déjà voyagé dans de nombreux pays, comme conférencière ou pour son plaisir. Le portrait de Cuba qu’elle esquisse – une île livrée aux Américains – est sans appel.
Dès le début du XIXe siècle, les voyageurs critiquent déjà la situation sociale dans l’île, où de larges territoires sont sous l’autorité de propriétaires créoles dépendant de la métropole espagnole. Le statut colonial de Cuba empêche les Européens, pourtant si désireux d’espaces tropicaux, de proposer l’île comme un modèle paradisiaque 1. La deuxième guerre d’indépendance, terminée en 1898, permet aux Cubains de chasser les Espagnols.
Si les Européens ont appris à ne pas aimer Cuba (du moins le Cuba du XIXe siècle), les États-Uniens n’auront pas les mêmes cas de conscience. Ils font du tourisme dans leur pays depuis le XIXe siècle et la Floride est devenue une destination hivernale plus facile d’accès depuis la création d’une voie ferrée le long de la côte en 1912, rejoignant Miami (alors dénommée Fort Dallas). Déjà les premiers « aventuriers » s’intéressent à Cuba comme future Mecque des touristes hivernaux (en 1901).
Le véritable essor touristique de Cuba débute dans les années 1920. La Prohibition – interdiction de produire, de vendre et de consommer de l’alcool – a débuté aux États-Unis, depuis 1919 (et perdurera jusqu’en 1933). Cuba, s’inspirant du modèle de Monte-Carlo depuis les années 1900, devient le lieu où s’amuser. Des promoteurs immobiliers, comme John Bowman ou Charles Francis Flynn, s’empressent d’investir sur l’île, après avoir construit en Floride quelques hôtels désormais en difficulté avec ce nouveau 18e amendement. Accueillis à bras ouverts par le gouvernement local, ils viennent avec de l’argent et des relations (installation du Jockey Club par exemple) 2. C’est un nouveau monde qui commence.
Après le dévastateur ouragan de 1926, le président-dictateur Geraldo Machado se tourne résolument vers le tourisme – il est fait mention dans l’article à ce personnage avec Calvin Coolidge, 30e président des États-Unis de 1923 à 1929. Si le marché touristique croît de façon exponentielle jusqu’au début des années 1930 et les conséquences de la Grande Dépression, les critiques envers les excès prennent également de l’ampleur : tout se vend à Cuba mais ce ne sont pas les opposants, rapidement éliminés, qui risquent de troubler la fête.
L’assèchement monétaire pour des investissements touristiques après le Jeudi noir plonge temporairement l’île dans la crise, dont elle sortira après le coup d’État militaire, notamment avec Fulgencio Batista (1933), et surtout le soutien du gouvernement américain à partir de 1934. Le 32e président des États-Unis, Franklin Roosevelt, encourage fortement l’activité touristique à Cuba, sur un modèle moins anarchique que dans les années 1920 – en développant les aspects culturels et environnementaux, ce qui sera surtout visible à la fin des années 1930. Les célébrités reviennent, comme l’acteur John Barrymore ou le millionnaire Vincent Astor. Tout redevient (presque) comme avant, comme nous le montre Marthe Oulié dans son article. L’argent reprend le contrôle de l’île, aidé par les mafias qui cherchent à réinvestir les sommes accumulées durant la Prohibition américaine.
Après la guerre, Cuba est confronté à la concurrence mexicaine (ouverture de nouveaux hôtels, campagnes publicitaires à partir de 1948). L’île devient un ersatz de Las Vegas. Le boom touristique se poursuit jusqu’en 1959 et la révolution cubaine. En 1958, 350 000 viennent à Cuba, mais quasiment plus personne en 1962, quand débute l’embargo américain. Depuis 1989, le gouvernement cubain a consenti à une réouverture maîtrisée (750 000 touristes en 1995) : par une politique d’économie d’échelles et de contrôles destinés à limiter la mise en concurrence des services, il s’agit d’éviter les impondérables de l’activité touristique : prostitution, marché noir, criminalité, pollution 3. Depuis juillet 2015, les États-Unis et Cuba ont à nouveau des relations diplomatiques. Le paquebot de croisière américain Adonia, avec 700 passagers, a accosté l’île le 2 mai 2016. Pour de nouvelles formes d’activités touristiques ?
- Michèle Guicharnaud-Tollis, Regards sur Cuba au XIXe siècle : témoignages européens, Paris, L’Harmattan, coll. « Recherches et documents – Amériques latines », 1996, 351 p.
- Rosalie Schwartz, Pleasure Island : tourism and temptation in Cuba, Lincoln/Londres, University of Nebraska Press/First Bison Books, 1997, 239 p.
- Pablo Martin de Holan et Nelson Phillips, « Sun, sand and hard currency : tourism in Cuba », Annals of tourism research, vol. 24-4, 1997, p. 777-795.