» On ne cesse de répéter que chez nous toutes les professions sont encombrées, qu’on ne peut plus gagner sa vie en France… Est-ce tout à fait exact ? En tout cas, plutôt que de végéter dans la métropole, pourquoi ne pas profiter des ressources merveilleuses que la plus belle de nos colonies nous offre, à nos portes mêmes, et met à la disposition de quiconque veut en profiter ? Il suffira d’énumérer ces avantages, trop peu connus, pour éveiller chez plus d’un lecteur le désir d’appliquer là-bas, dans des conditions largement rémunératrices, son ingéniosité et son énergie.
En 1882, le dernier fils d’un agriculteur de l’Aveyron, mort en laissant des vignobles qui avaient perdu une grande partie de leur valeur, par suite des ravages du phylloxéra, résolut d’aller hors de France tenter la fortune. Il s’embarquait à Marseille, emportant 11 000 francs. Vingt-cinq ans se sont passés et il possède aujourd’hui un magnifique domaine de 600 hectares, qui lui rapporte, bon an mal an 80 à 10 000 francs. Pour réaliser cette fortune miraculeuse, pensezvous qu’il a dû se rendre dans quelque lointaine colonie ? Pas du tout. Il s’est tout simplement établi à 26 heures de Marseille, 38 heures de Paris. Le pays de cocagne où, en quelques années, on fait sortir de terre la richesse, n’est pas situé aux antipodes de ma mère patrie ; la nature y est douce et son climat à peine plus chaud que celui de nos départements méditerranéens : c’est l’Algérie.
Nombreux sont les colons qui, débutant avec très peu de chose, se sont, au bout de 20 ans, trouvés millionnaires. M. Galland, un des principaux propriétaires de Guyotville, aux environs d’Alger, vint en Algérie dans les dernières années du Second Empire, et acquit pour 2 000 francs, la terre qu’il cultive aujourd’hui en primeurs, surtout en chasselas précoce. Cela ne lui rapporte pas loin de 50 000 francs par an et il ne céderait pas son domaine pour moins d’un demi-million.
Tous les colons n’ont pas autant de chance, mais l’« Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1895 » montre que des centaines de colons venus de France avec quelques milliers de francs, possèdent aujourd’hui pour plus de 100 000 francs de terres. En 1872, M. B., d’Angomer (Ariège) arrive en Algérie avec mille francs et obtient, à Tizi-Ouzou, une concession de 21 hectares : actuellement il possède 150 hectares et une fortune de 150 000 francs. Les frères D., des Savoyards, arrivés en Algérie sans aucune ressource, reçoivent de la Compagnie genevoise, 20 hectares à Mahouan : aujourd’hui leurs quinze enfants détiennent 5 000 hectares de terre. […]
Pour 60 centimes, on devient propriétaire
Dans la plupart des gares de la ligne Paris-Lyon-Méditerranée, on aperçoit des affiches placardées par les soins du Gouvernement général d’Algérie. Au milieu s’étale la carte de la France africaine ; tout autour, des textes indiquent à quelles conditions un Français de chaque catégorie peut être mis en possession d’une terre de 30 à 60 hectares. Que faut-il donc faire ? Une simple demande sur papier timbré, adressée au Gouverneur général, où vous désignez la région d’Algérie qui a votre préférence. Que devez-vous payer ? Rien. Ou plutôt si : la feuille de papier timbrée à 60 centimes qui sert à votre demande.
Il faut, à vrai dire, que vous possédiez la somme minima pour mettre en valeur la concession : 5 000 francs. Car si l’administration fournit gratuitement la terre, c’est au colon à apporter le capital pour en tirer parti. Enfin, avant d’envoyer sa demande, notre homme fera bien de méditer cette recommandation inscrite sur l’affiche « de ne quitter la métropole que s’il se sent la santé, l’énergie morale, et le goût du travail qui sont indispensables pour réussir. »
Au bout de quelques semaines, le solliciteur reçoit de l’administration algérienne, avis qu’il est admis comme concessionnaire d’un lot gratuit et un délai de six mois lui est accordé pour en prendre possession. Il n’a plus qu’à faire ses malles. À Marseille, toute la famille prend passage gratuitement à bord d’un paquebot qui l’amène à Alger.
Quand le colon fraîchement débarqué arrive dans le « centre de peuplement » qui lui est désigné – c’est ainsi qu’en langage administratif, on nomme ces villages créés de toute pièce – il ne se sent pas dépaysé, d’autant mieux que l’administration a soin de grouper ensemble les immigrants de même provenance. Dans tel « centre », tout le monde est provençal ; dans un autre, ce ne sont que des Languedociens ; ailleurs, on est entre Savoyards.
Depuis la conquête, 650 centres de peuplement ont été créés en Algérie. Ainsi, notre colon va bénéficier de tous les avantages de la vie civilisée et, en même temps, il jouira des privilèges spéciaux à l’Algérie. Il ne paiera pas d’impôt foncier ; s’il va à l’auberge prendre une tasse de café, elle ne lui coûtera que deux sous. Pour deux sous également, il a un gros paquet d’excellent tabac et, pour un sou, trois boîtes d’allumettes. Souvent notre homme, dont la terre est toute défrichée, peut, dès le lendemain de son arrivée, commencer la culture.
Et il n’y a point à craindre que prochainement la terre vienne à manquer en Algérie. Dans la partie des Hauts-Plateaux, voisine du Tell, il existe de nombreuses régions propres à la culture et qui n’ont pas encore été mises en valeur. Enfin, dans les Hauts-Plateaux encore, il y a d’immenses territoires qui, pourvus d’un grand nombre de puits d’eau, pourraient nourrir un nombre de moutons beaucoup plus considérable qu’aujourd’hui. On évalue à 40 ou 50 millions de têtes le colossal troupeau qui pourrait y vivre. Peut-être verra-t-on un jour, dans cette partie de l’Algérie, des établissements d’élevage aussi gigantesques que ceux des « Ranchs » du Far-West américain. En tout cas, durant de longues années, tous ceux qui se sentent audace et activité auront la possibilité de développer dans la France africaine, ces deux précieuses qualités. ”
Décryptage historique
Lorsque cet article est publié, en juin 1907, l’agriculture française sort d’une longue et grave crise. Les marchés des céréales et de l’élevage se relèvent, mais la viticulture reste encore profondément marquée par les conséquences du phylloxéra, qui détruit le vignoble métropolitain depuis les années 1860, et par l’introduction des additifs aromatiques pour améliorer le goût du vin. Au même moment, la vigne est adaptée au climat algérien – le vignoble local n’échappe pas au puceron à partir de 1885 mais la production reste pléthorique, au point d’être d’ailleurs aussi à la source d’une crise 1.
En métropole, en 1907, la reprise agricole est encore modeste, mais les contemporains vont être frappés par la vigueur de la « révolte des Gueux », qui débute chez les viticulteurs du Languedoc à partir de mars. Le 9 juin, 600 à 800 000 personnes manifestent à Montpellier. C’est la plus grande manifestation de la Troisième République. Les impôts ne rentrent plus, les conseils municipaux démissionnent.
Très opportunément, en contre-feux, l’auteur vante les avantages de l’installation en Algérie, dans les termes habituels pour attirer n’importe quel colon : le pays de cocagne est à proximité. Le procédé est le même à l’époque pour inviter les Français à s’installer au Canada.
Pour attirer le colon, la concession gratuite est systématique en Algérie, sauf durant la décennie 1861-1871 durant laquelle Napoléon III souhaita créer un « royaume arabe ». La révolte de 1871 encouragea le gouvernement à revenir vers le système de la concession gratuite. C’est le seul système qui est pratiqué pour attirer les colons jusqu’en 1904. Grâce à une transformation de la prétendue « jouissance collective » des territoires tribaux en un droit de pleine propriété individuelle sur des surfaces plus réduites, l’État s’approprie depuis 1845 les terres utiles à la colonisation. Quand l’auteur publie son article, ce système commence à être concurrencé par la vente, que ce soit aux enchères ou à bureau ouvert, à l’image de ce que pratiquent déjà, parfois, les Anglo-Saxons. Les Hauts-Plateaux, où la végétation est de type steppique, avec des étés généralement arides et les hivers rigoureux, ne sont probablement pas concernés par le dispositif des ventes, qui sont expérimentées surtout sur la partie littorale, plus favorables.
À l’époque, la colonisation est admirée par les uns et décriée comme une erreur économique et un danger politique par les autres. La politique de francisation des terres (incorporation au domaine des biens vacants et des biens habous 2, sénatus-consulte de 1863 et loi Warnier de 1873) fait de la législation un instrument de spoliation pour faire éclater les grandes propriétés, casser les indivisions en rompant les liens tribaux et faciliter la spéculation foncière 3.
La colonisation dite officielle est nécessaire pour garder une présence française dans le pays. Au recensement de 1901, sur une population non algérienne, de 199 000 personnes, plus de 100 000 sont françaises. Or les colons français sont confrontés à une surface cultivable limitée, déjà partiellement occupée par les indigènes, et à une forte émigration espagnole qui les concurrence. Pour le géographe Augustin Bernard, la colonisation, qu’il encourage vivement en 1907, n’a qu’un seul intérêt : introduire des familles françaises qui, d’un point de vue de l’avenir ethnique de l’Algérie et dans un contexte marqué de lutte entre les races, offriront plus d’intérêt que le débarquement de trois fois plus de personnes trente ans plus tard 4. Il occupe depuis 1902, et jusqu’en 1935, la chaire de colonisation de l’Afrique du Nord, créée pour lui à la Sorbonne.
La création de villages est plus critiquée. Jules Duval estime que le village compact d’Algérie, copié sur ceux de France, est contraire à l’esprit rural et ne favorise que les cabarets, l’oisiveté, le jeu. Le rapport de M. de Peyerimhoff, s’intéressant aux résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895 en étudiant les 300 centres ou groupes de fermes créés, préconise d’associer les villages à des fermes environnantes, de taille variable.
La pertinence de la colonisation foncière ne se fait pas sans quelques comptes d’apothicaire. M. de Peyerimhoff estime les dépenses réelles à 37 millions pendant la période 1871-1895 pour 5 655 familles métropolitaines, représentant 25 171 personnes, ce qui met le prix de revient de l’immigrant (défalcation faite des Algériens) à 6 110 francs par famille et 1 485 francs par personne. Au moment de la délivrance du titre définitif, 1 628 familles ont été abandonnées, dont 756 immigrants et 872 Algériens soit environ 12 % du total. En 1902, quasiment 58 % des concessions faites à des immigrants ont changé de mains.
Le sort des colons était-il plus heureux ? À l’époque de parution de l’article, la crise frappe aussi l’Algérie. Le 9 juin, près de 50 000 personnes défilent dans les rues d’Alger pour soutenir leurs collègues viticulteurs métropolitains. La transposition coloniale du mythe de l’Ouest américain, popularisé en Europe par le Buffalo Bill’s Wild West et d’autres troupes de spectacles au même moment, se confronte alors à la réalité…
- Hildebert Isnard, « IV. Vigne et colonisation en Algérie (1880-1947) », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 1947-3, p. 288-300.
- Biens et legs religieux
- Chahrazed Guerrad, « La question du foncier agricole algérien, entre discours et actions. Caés de la Vallée du Saf-Saf (Wilaya de Shikda) », mémoire de magister en aménagement du territoire, université Mentouri-Constantine, 2004.
- Bernard Augustin, « La colonisation et le peuplement de l’Algérie d’après une enquête récente », Annales de géographie, n° 88, 1907, p. 320-336.