Lutter contre l’artificialisation des sols revient à protéger le sol. C’est du moins ce que l’on comprend à la lecture de l’article L. 101-2-1 du Code de l’urbanisme, dans sa version issue de l’adoption de la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite Climat et résilience du 22 août 2021. Il dispose en effet que « L’artificialisation est définie comme l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage. ». L’artificialisation des sols équivaut donc à une forme de dégradation du milieu. Par conséquent, et d’un point de vue purement sémantique, substituer le terme « dégradation » au terme « artificialisation » ne changerait pas véritablement le sens de la définition. En outre, si l’on se réfère à la définition donnée par la plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), la dégradation des terres (land degradation) renvoie à de nombreux processus « d’origine humaine qui entraînent le déclin ou la perte de la biodiversité, des fonctions ou des services écosystémiques dans tous les écosystèmes terrestres et aquatiques associés »[1]. Le processus d’artificialisation des sols peut ici aisément être entendu comme une forme de dégradation.
A une échelle nationale, cette nouveauté juridique, âprement discutée lors de la Convention citoyenne comme au moment des débats parlementaires de l’été dernier, mérite d’être commentée à bien des égards, notamment celui de ses décrets d’application (cf. A. Bouteille s’agissant de la nomenclature des surfaces artificialisées/non artificialisées dont le décret d’application est actuellement soumis au contrôle du Conseil d’Etat, Foncier en débat, juin 2022). Aussi la question de sa mise en œuvre, du contenu de la notion d’artificialisation ou encore l’échelle de mesure optimale ou du moins réalisable sont d’actualité. Que l’on soit satisfait ou non des ambitions de cette réforme, un point reste indiscutable : par cet ajout, la loi Climat et résilience représente une étape importante vers la reconnaissance du sol en tant que milieu naturel par le droit. Cette avancée attendue est peut-être un pied dans la porte pour voir à l’avenir se dessiner un véritable régime de protection du sol, susceptible de modifier considérablement l’usage des terres. Il est à cet égard surprenant que ce soit le droit de l’urbanisme et non le droit de l’environnement ou encore le droit rural qui fasse office en ce domaine de « locomotive ». Cependant, le droit de l’urbanisme étant la branche de l’affectation et de l’occupation des sols, ce choix ne peut pas pour autant être qualifié d’illogique.
Pour mesurer toute la portée du nouveau régime de l’artificialisation des sols et afin de ne pas le cantonner à un mécanisme de plus destiné à limiter la conversion des espaces agricoles, naturels et forestiers en espaces urbanisés, supports d’infrastructures (ou de carrières…), il conviendra tout d’abord de rappeler le contexte international et européen dans lequel il s’inscrit (1.), puis de souligner que les impacts de l’artificialisation sur les sols demeurent insuffisamment pris en compte par le droit, en dépit des engagements de la France en la matière (2.). Enfin, entre les terres et le sol, nous verrons que la notion d’artificialisation propulse le droit de l’urbanisme dans une nouvelle dimension (3.).
1. Contexte international et européen du zéro artificialisation nette des sols
En 2011, la Commission européenne se dotait d’une « feuille de route pour une Europe efficace dans l’utilisation des ressources »[2], posant ainsi les premiers jalons vers une absence d’artificialisation nette des sols en 2050 : « Si nous voulons mettre un terme d’ici à 2050 à l’augmentation nette de la surface de terres occupée, en suivant une évolution linéaire, nous devons ramener l’occupation de nouvelles terres à 800 km² par an en moyenne entre 2000 et 2020. ». Cet objectif ambitieux s’inscrit dans un contexte international fort de reconnaissance des enjeux environnementaux liés à la préservation des sols et plus largement des terres. Ainsi, en 2015, parmi les objectifs du développement durable de l’ONU, étaient inscrits celui de préserver et de restaurer les écosystèmes terrestres (ODD 15) ainsi que celui visant à rendre les villes résilientes et promouvant une utilisation rationnelle des ressources (ODD1 11). Peu après, l’IPBES (2018) publiait un rapport sur la dégradation et la restauration des terres, lequel reconnaissait, avec un haut niveau de certitude scientifique, l’urgence de limiter les impacts de l’urbanisation en mettant en œuvre des mesures de restauration des terres et une planification adéquate.
Ces initiatives internationales et européennes ont progressivement modifié la façon dont la France appréhende le sujet de la dégradation des terres, en mettant l’accent non plus essentiellement sur des arguments visant à freiner la « consommation » des espaces agricoles, mais en s’élargissant aux impacts de l’artificialisation des sols sur la biodiversité. Schématiquement, cet impact s’évalue sur deux échelles spatiales différentes: la première, plus vaste, s’intéresse aux effets de la fragmentation des territoires sur la circulation des espèces et était déjà prise en compte par l’outil des trames vertes et bleues[3] ou plus indirectement par le mécanisme Natura 2000, s’inscrivant dans une démarche de protection de la nature qualifiée de « dynamique »[4]. Tandis que la seconde, plus localisée, s’intéresse aux différents gradients de l’artificialisation des sols, proportionnels à l’influence humaine, pour révéler qu’au sein du concept d’artificialisation, plusieurs degrés de dégradation sont perceptibles. Les sols statistiquement qualifiés d’artificialisés dans différentes bases de données peuvent en réalité être enherbés, recouverts de végétation spontanée, stabilisés, ou enfin totalement imperméabilisés. Selon leur couverture, ils peuvent donc continuer à exercer certaines de leurs fonctions écologiques. Sur ce point, en dehors des problématiques liées à la gestion des eaux pluviales[5] et des risques, ou encore à la protection d’un habitat d’une espèce protégée, le droit restait mal armé sinon muet. Mal armé en effet, si l’on se réfère au régime de la responsabilité environnementale, introduit par la directive 2004/35 et transposé en droit français par la loi du 1er août 2008[6]. Ce régime prévoit la répression de la dégradation de certains éléments de l’environnement, dont les sols et les services écosystémiques de manière innovante, c’est-à-dire en imposant leur restauration. Hélas, son champ d’application étroit ajouté à sa faible mobilisation, font qu’il a conservé, plus de 10 ans après son adoption, un caractère confidentiel aux effets mesurés.
Le changement de paradigme apporté par la loi Climat et résilience consistant à aborder l’artificialisation des sols non plus seulement par une approche essentiellement quantitative et agricole, mais aussi au travers des impacts sur la biodiversité qui peuvent en découler, a accompagné la définition d’une nouvelle politique publique en la matière. Sans l’impulsion de l’Union européenne sur le sujet de la protection des terres et du sol, le droit français ne comporterait pas ces bases potentiellement porteuses. En effet, le sujet de la définition d’une politique publique ou encore d’une stratégie nationale est sans cesse reporté sans jamais être mis à l’agenda des décideurs. Pour mémoire, à l’occasion des débats relatifs à la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages du 8 août 2016, Ségolène Royal alors ministre de l’environnement et suivant l’avis du rapporteur de la loi, s’est prononcée défavorablement quant à l’intégration des sols parmi les éléments du patrimoine commun de la nation. A l’appui de cette prise de position, elle défendait alors le gouvernement en invoquant l’argument suivant : « La commission a retiré les sols du texte et nous aurons un débat sur ce sujet. Des inquiétudes se sont manifestées pour ce qui concerne le droit de propriété et les activités agricoles ».
Sept années après, on peut affirmer qu’un tel débat n’a pas eu lieu et que les sols, en dehors de la menace de l’artificialisation, n’ont bénéficié d’aucune évolution apportée tant par le législateur que par le gouvernement. Un tel choix d’inaction accentue le contraste avec le caractère précurseur du ZAN qui lie artificialisation et dégradation des sols.
2. La prise en compte des facteurs terres et sol par le mécanisme de l’évaluation environnementale
Dans la feuille de route précitée (2011), la Commission européenne demandait aux politiques européennes, à l’horizon 2020, de tenir compte « de leur incidence directe et indirecte sur l’utilisation des sols dans l’UE et ailleurs dans le monde ». Cet objectif s’est traduit par l’adoption de la directive de 2014 relative à l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement[7] et qui prévoit que soient pris en compte les effets du projet non seulement sur les terres, mais aussi le sol. A cet égard, il convient de préciser que le droit international ainsi que le droit de l’Union européenne distinguent bien ces deux objets. Par exemple, la conférence des Nations unies sur
le développement durable qui s’est tenue à Rio de Janeiro du 20 au 22 juin 2012 reconnaît l’importance économique et sociale d’une bonne gestion des terres, y compris des sols, et la nécessité d’une action urgente pour renverser la tendance à leur dégradation. Dans ses considérants, la directive précise bien que « Les projets publics et privés devraient dès lors prendre en compte et limiter leurs incidences sur les terres, notamment en ce qui concerne l’occupation des terres, et sur les sols, y compris en ce qui concerne les matières organiques, l’érosion, le tassement et l’imperméabilisation ». L’atteinte aux terres se mesurerait donc en termes de changement d’occupation et l’atteinte aux sols serait caractérisée par l’altération de leurs fonctions et caractéristiques.
La directive a été transposée en droit français par l’ordonnance du 3 août 2016[8] qui a modifié l’art. L. 122-1 du Code de l’environnement. Il est désormais précisé que « L’évaluation environnementale permet de décrire et d’apprécier de manière appropriée (…) les incidences notables directes et indirectes d’un projet sur (…) 3° Les terres, le sol, l’eau, l’air et le climat (…) ». Cette séparation volontaire des terres (au pluriel) et du sol (au singulier) doit donc être lue conformément aux considérants de la directive et elle se traduit en droit français comme la nécessité de veiller aux impacts d’un projet sur son emprise et sur le changement d’usage des terres qu’il va engranger, mais aussi sur l’impact du projet sur la qualité du sol, autrement dit ses fonctions écologiques.
En faisant évoluer le mécanisme de l’évaluation environnementale, il était certainement envisagé que par le biais des mesures de réduction des impacts une plus grande attention soit portée à la consommation des terres par les projets, quand bien même leur dimension était conforme au droit de l’urbanisme. Un premier pas aurait donc pu être amorcé, mais le retour de 7 années sur la transposition de la directive suscite deux observations : d’une part, le champ d’application de l’évaluation environnementale, inscrit à l’annexe de l’art. R. 122-2 du Code de l’environnement, exempte une très grande part des projets « artificialisant » le sol au regard des seuils de surface qu’elle comporte. A titre d’exemple, la catégorie n°39 relative aux Travaux, ouvrages, aménagements ruraux et urbains (qui n’est pas la seule concernée), prévoit que, sauf exception, seuls les travaux et constructions qui créent une surface de plancher (…) ou une emprise au sol (…) supérieure ou égale à 40 000 m2 sont soumis à une évaluation environnementale systématique et que les mêmes opérations d’une surface ou d’une emprise supérieure ou égale à 10 000 m2 sont soumis à un examen au cas par cas. Il n’est ici question donc que des projets d’ampleur qui ne concernent pas la majorité des projets.
D’autre part, quand bien même un projet serait soumis à une évaluation environnementale, l’autorité environnementale relevait en 2019 dans son rapport annuel que « L’artificialisation des sols se poursuit et les mesures de compensation restent privilégiées par rapport à l’évitement et à la réduction des impacts et, même lorsqu’elles sont prévues et mises en œuvre, encore très en deçà des destructions occasionnées, faute de prendre en compte une approche écosystémique (…). Les objectifs de « zéro artificialisation nette » et « zéro perte nette de biodiversité » restent encore des horizons peu concrets. »[9]
3. Des terres au sol, le double sens de la notion d’artificialisation
La notion d’artificialisation des sols telle qu’elle est définie aujourd’hui par le Code de l’urbanisme et par référence à l’altération des fonctions d’un sol, opère malgré tout une légère confusion entre le changement d’occupation du sol (les terres) et l’occupation effective du sol à l’échelle de la parcelle ou du projet. Auparavant, lorsque l’artificialisation des sols n’était qu’une notion statistique utilisée notamment par la base de données Terruti-Lucas, il était clair qu’elle ne renvoyait qu’au sujet de l’occupation des terres, puisqu’étaient considérés comme artificialisés les espaces qui n’étaient ni naturels, ni agricoles, ni forestiers et qui donc avaient été transformés en espaces à vocation résidentielle, de transport ou d’activité économiques autres. Désormais, ce serait le changement d’occupation des terres (donc la surface), associé à l’altération de la qualité du sol (donc le volume), qui caractériseraient l’artificialisation. Cette double définition ne peut qu’être associée à l’idée d’une dégradation du milieu, à la condition de connaître, ou bien de présumer en fonction de la surface, les fonctions altérées par le changement d’usage. Or, constater par des critères scientifiques la dégradation d’un milieu ou d’un écosystème, n’équivaut pas à qualifier juridiquement un impact sur l’environnement qui entraînerait par exemple l’application du régime de la responsabilité environnementale.
A cet égard, il ne revient pas au droit de l’urbanisme la compétence de qualifier ou non des formes de dégradation, étant entendu que le régime de police administrative qu’il orchestre, peut être défini, au même titre que le fut le droit de l’environnement, comme un « droit de détruire » [10]. La protection de l’environnement n’est qu’un élément, certes de taille, à prendre en compte dans la détermination des politiques d’affectation et d’occupation des sols. La liste imposante des principes généraux du droit de l’urbanisme et des nombreux objectifs qui lui sont assignés est d’ailleurs un sujet d’écriture. C’est pourquoi cette référence à l’altération d’un milieu (le sol), donne au droit de l’urbanisme une dimension nouvelle qui jusque-là ne lui avait pas été assignée. En se juridicisant, c’est-à-dire en passant d’une notion statistique de mesure à une notion juridique dont découle l’application d’un régime juridique contraignant, l’artificialisation des sols a transformé le droit de l’urbanisme en droit de la protection d’un milieu qui de surcroît n’est pas protégé par le droit de l’environnement.
Un lien juridique vient donc d’être créé entre le sol et le foncier, ce qui donne, à n’en pas douter, matière à débattre.
Notes et références
[1] IPBES, 2018, Land degradation and restoration assessment
[2] Commission européenne (2011) feuille de route pour une Europe efficace dans l’utilisation des ressources, (COM (2011) 571)
[3] Art. L. 371-1 et s. c. env.
[4] P. Janin, 2006, « Le dynamisme de la protection de la nature », revue Environnement et développement durable, n°11
[5] Par ex, Art. L. 211-7 4° c. env.
[6] Codifié aux art. L. 161-1 et s. c. env.
[7] Directive 2014/52/UE Du Parlement Européen et du Conseil du 16 avril 2014 modifiant la directive 2011/92/UE concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement.
[8] Ordonnance n° 2016-1058 du 3 août 2016 relative à la modification des règles applicables à l’évaluation environnementale des projets, plans et programmes.
[9] CGEDD, 2019, Rapport annuel de l’autorité environnementale, p. 5.
[10] M. Rémond-Gouilloud, 1989, Du droit de détruire. Essai sur le droit de l’environnement, PUF