Le blocage des loyers il y a un siècle

par | 19 Juil 2018 | Il était une fois le foncier | 0 commentaires

« Nous avons exposé les doléances des propriétaires parisiens. Ceux de province, qu’il s’agisse de grandes ou de petites villes, ne sont, semble-t-il, pas mieux partagés, et le régime des décrets moratoires suscite parmi eux les mêmes récriminations. Tous sont unanimes à réclamer des solutions définitives et le prompt retour au régime du droit commun.

La prorogation du paiement des loyers, des baux et de l’effet des congés, nous écrit M. Gay, président du Syndicat marseillais, a provoqué dans notre ville la ruine de tous les propriétaires qui, ouvriers, contremaîtres ou petits patrons, étaient parvenus à force d’économie et de travail à acquérir un immeuble qui leur permettait d’abriter leur famille et de toucher, de quelques locataires, le maigre revenu de leur capital. Sur cinq mille membres que compte notre syndicat, trois mille sont dans ce cas. A mon avis, nos législateurs ont sagement agi lorsque, le 5 août 1914, ils ont libéré de tous soucis nos concitoyens appelés sous les drapeaux. Notre chambre syndicale a été la première à applaudir à cette mesure, mais lorsqu’en septembre, et successivement depuis, elle a vu proroger de trois mois en trois mois les obligations des autres locataires, elle n’a cessé de protester énergiquement à rencontre de ce qu’elle appelle encore aujourd’hui « une usurpation de pouvoir ».

Et M. Gay s’indigne encore contre le régime des décrets qui, en matière de loyer, fait des propriétaires « la rançon d’un prétendu apaisement social ». Ses protestations formulées, le président du syndicat de Marseille se réjouit de voir le gouvernement disposé à donner des juges aux propriétaires et aux locataires. Ce règlement, dit-il, nous l’acceptons de grand coeur, mais, s’empresse-t-il d’ajouter, à trois conditions : La première, que la constitution du tribunal promis et son fonctionnement aient lieu tout de suite. La seconde, que sa compétence se borne à l’accord des délais pour les propriétés qui n’ont pas souffert de la guerre. Et la dernière condition est que la décision des juges soit susceptible d’appel, durant une période de dix ans, la situation du locataire défaillant pouvant s’améliorer. Marseille repousse le principe de la remise, même partielle, de la dette.

« La reconduite du propriétaire », caricature de Daumier

A Nice, la situation des propriétaires ne paraît pas plus enviable qu’ailleurs. Le président de leur syndicat, M. Maurel, n’a cessé de s’élever contre les décrets relatifs au paiement des loyers. Il se peut, nous écrit-il, que des mesures particulières eussent été nécessaires dans les départements envahis, mais pour les autres, il importait de ne rien faire qui pût troubler la vie économique du pays. Il eût suffi d’une simple circulaire du garde des sceaux prescrivant aux juges d’examiner avec bienveillance tous les cas particuliers, en tenant compte de la situation à la fois du locataire et du propriétaire. Il n’aurait dû y avoir que des solutions d’espèces. Le groupement niçois n’admet pas, en effet, les exonérations de plein droit aussi bien pour les mobilisés que pour les non-mobilisés. Il estime que les propriétaires, que la mobilisation n’a pas plus épargnés que les locataires, avaient droit, au même titre, à la sollicitude gouvernementale. Une situation privilégiée a été ainsi faite à trop de locataires qui, dispensés de plein droit du paiement de leur loyer, en ont abusé. D’autre part, les petits loyers bénéfi ciant du moratorium dépassent, à Nice, 71 pour 100 de l’ensemble. C’est dire quelle lourde contribution la fortune foncière subit. Le syndicat niçois demande, en dehors du prompt retour au régime du droit commun, que tous les débiteurs, sans distinction, de sommes pour loyers soient tenus, s’ils veulent s’exonérer du paiement, de faire la déclaration qu’ils sont hors d’état de payer et que la preuve, en cas de contestation, soit à la charge du locataire. Les lamentations que nous venons de résumer sont celles de la généralité des associations de propriétaires de province. A l’instar de la chambre syndicale de Paris, toutes nous signalent la lacune capitale des deux projets de loi déposés par le gouvernement en vue de résoudre les difficultés entre propriétaires et locataires. Qu’il s’agisse de la résiliation des baux ou de la concession de délais et réductions allant jusqu’à la quasi-exonération pour le paiement de certains loyers, les projets sont muets sur un point que les propriétaires jugent essentiel. A qui incombera la réparation du préjudice ? La thèse soutenue à ce sujet par le syndicat parisien et généralement approuvée par les groupements provinciaux, – à l’exception de celui de Marseille qui repousse toute idée de remise de dette, – est la suivante : l’obligation imposée par le gouvernement de loger les locataires sans recevoir la contrepartie par eux légalement promise, équivaut à une véritable réquisition. Or, pas de réquisition sans une juste indemnité, supportée par la collectivité. ”


Décryptage historique

L’encadrement des loyers est un dispositif qui fait beaucoup parler en France actuellement, et dont l’expérimentation est réclamée à Paris, à Lille, à Grenoble… L’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas et la Suède sont les quatre pays européens qui encadrent les loyers 1. Il existe des précédents en France. Lorsque la guerre de 1914 débute, un moratoire des loyers est décidé dès le 14 août, s’appuyant sur un article de la loi du 5 août, pour les mobilisés et leurs épouses, pour tous les locataires dans les départements proches de la ligne de front et pour l’ensemble des petits locataires dans les autres départements, ainsi que pour les commerçants, les industriels et les patentés, sous certaines réserves. Les petits loyers sont estimés à 600 francs par an, soit, selon Jean-Claude Croizé, plus de 90 % des loyers en France à l’époque 2. Dans les villes évoquées dans l’article, nous serions plutôt autour de 70 %. Dans l’ « excitation » du début de la guerre, personne ne conteste cette mesure temporaire, qui ne doit durer que trois mois. Mais tant que le conflit s’enlise, le moratoire est renouvelé par décrets, tous les trois mois, puis tous les six mois, et les propriétaires ne touchent plus leurs loyers. Avant la Première Guerre mondiale, l’intervention de l’État en matière de loyers est survenue une seule fois, lors de la défaite de 1870. Le 30 septembre 1870, le Gouvernement de Défense Nationale octroie un délaimoratoire de trois mois aux locataires impécunieux. Si la Commune avait intimé d’effacer entièrement les dettes des locataires, le gouvernement de Versailles fait un compromis en 1871 : uniquement dans le département de la Seine (Paris et une grande partie des trois départements qui l’entourent), des jurys spéciaux formés pour moitié de locataires et de propriétaires régleront les litiges. Pour l’ensemble des mois en cause, l’État prend en charge le tiers des loyers inférieurs à 600 francs par an pourvu que les propriétaires renoncent à un éventuel surplus de la dette. L’État a cessé ensuite ses interventions en matière de loyers. Durant la Grande Guerre, le moratoire dure bien plus longtemps. En mars 1918, le gouvernement propose une loi, devant un parlement où les rentiers sont largement représentés, qui « tend à régir toutes les contestations entre propriétaires et locataires nées par la suite de la guerre ». Pour toutes les catégories de locataires directement touchées par la guerre (mobilisés, réformés, attributaires d’allocations de secours), l’exonération est de plein droit pour toute la durée de la guerre, plus une période de six mois à compter de la cessation des hostilités. Les propriétaires lésés par ces mesures, à l’exception des petits propriétaires, pourront se voir attribuer par l’État une indemnité compensatrice égale à la moitié des recettes perdues. Environ les deux tiers des affaires portées devant les commissions d’arbitrage sont réglés à la fin 1919. Cette mesure ne fait toutefois pas cesser les prorogations de blocage des loyers. Plusieurs lois sont votées dans les années 1920, une période que le juriste Jean Lygrisse qualifiera, a posteriori, de « pétrification des loyers »3. La loi du 1er avril 1926 fixe les hausses maximales autorisées par rapport à la base de 1914 dans les zones sous tension, dont la définition sera reprise mot pour mot dans la loi du 1er septembre 1948 : c’est « à Paris et dans un rayon de 50 kilomètres des fortifications, dans les communes de plus de 4000 habitants ou distantes de moins de cinq kilomètres des villes de plus de 10 000 habitants, dans les communes dont la population a augmenté de plus de 5 % d’un recensement à l’autre » que s’exercent les rigueurs du contrôle. Cette loi prévoit des exclusions pour certaines populations (touristes, immigrants n’ayant pas combattu, personnes payant de gros loyers). Notons qu’elle autorise l’État à remettre aux communes des biens domaniaux inutilisés (casernes, camps…) afin qu’ils servent d’assise à des opérations de construction sociale.

La part des revenus des ménages parisiens dédiée au logement s’effondre : d’environ 15 à 20 % en 1910, elle passe à moins de 6 % dans les années 1940 (aux alentours de 1,5 % en 1948)4. Cette attitude nouvelle des ménages est rendue possible par l’existence d’un secteur protégé qui couvre le gros des locations modestes, offrant un habitat certes pauvre et en voie de dégradation, mais où les loyers sont deux à trois fois moindres. Pour les propriétaires, Jean-Marie Gondré fait état d’un revenu brut de 8 % du coût initial des immeubles en 1914, terrain compris, et d’une rentabilité nette correspondante de 4,6 %, hors frais financiers liés aux emprunts. La rentabilité brute serait tombée à 3,8 % en 1939, puis à 0,7 % en 1947 : à cette dernière date, la rentabilité nette, négative depuis plusieurs années, est estimée à -1,1 %5.

Dans l’Entre-deux-guerres, le blocage issu de la location de longue durée, déjà patent dans les grands logements avant 1914, s’étend à la situation des logements de taille intermédiaire6, même s’il y a des distorsions issues, illégalement, des sous-locations et des reprises de bail. Le fait que les ouvriers recourent majoritairement à la reprise de bail et à la sous-location montre qu’ils sont moins bien parvenus à se maintenir dans leurs logements comme titulaires du bail que d’autres catégories sociales, malgré les protections accordées par la réglementation. Les protections accordées aux locataires n’ont donc pas toujours suffi à assurer la stabilité aux plus modestes7. La France ne parvient que tardivement à sortir d’une réglementation des loyers calée sur la situation de 1914. La loi du 1er septembre 1948 parvient à libérer le marché immobilier neuf8 mais il faut attendre la loi du 23 décembre 1986 pour que les dispositions de 1948 ne s’appliquent qu’aux locataires entrés dans les lieux avant cette date. Depuis, d’autres expériences législatives tentent de maîtriser les variations des loyers et leurs conséquences (loi Quilliot du 22 juin 1982, loi du 1er août 2012, loi ALUR du 24 mars 2014), sans vraiment résoudre le problème initial : répondre au besoin de logements.

  1. Pour information, Danièle Voldman, « L’encadrement des loyers depuis 1900, une question européenne », Le Mouvement social n°245, 2013/4, p. 137-147.
  2. Jean-Claude Croizé, Politique et configuration du logement en France (1900-1980), vol. 2 Des années 1900 aux années 1940 : l’irruption du politique, Habilitation à Diriger des Recherches, Université de Nanterre, 2009, 271 p.
  3. Jean Lygrisse, Le Logement des classes laborieuses, Thèse de Doctorat en Droit, Université de Paris-Cujas, 1945, 113 p.
  4. Contre plus de 25 % en Suède, aux Pays-Bas et aux Etats-Unis en 1946. Actuellement, cette part de revenu des ménages consacrée au logement s’éleve en France métropolitaine à 18,5 % selon l’INSEE en 2010 (Séverine Arnault et Laure Crusson, « La part du logement dans le budget des ménages en 2010 », INSEE Première n°1395, mars 2012, 4 p.), à 34 % à Paris selon l’ADIL75 en 2008 (sur un sondage de 650 personnes).
  5. Jean-Marie Gondré, Bilan économique des limitations légales des loyers en France de 1914 à 1962, Thèse de Doctorat en Sciences économiques, Université de Paris-Cujas, 1963, 261 p.
  6. Le « logement de référence » selon la loi de 1948, désigne un trois-pièces d’environ
    50 m², sans élément de confort particulier mais en bon état.
  7. Loïc Bonneval, « Protection des locataires et tensions sur les marchés locatifs : un retour sur les effets de l’encadrement des loyers (Lyon, 1890-1948) », 5e congrès de l’AFS « Les dominations », Nantes, 2 septembre 2013. En ligne http://halshs.archives-ouvertes. fr/halshs-00859026/PDF/protection_locataires_en_marche_tendu.pdf.
  8. Voldman Danièle, « La loi de 1948 sur les loyers », Vingtième Siècle, n°20, octobredécembre 1988, p. 91-102.

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