« La condition pour dire des choses justes, c’est quand même de parler de ce qu’on a vu, de ce qu’on a étudié́, de ce sur quoi l’on a réfléchi et de le faire avec le ton qui s’est nourri de ce travail même ». Cette phrase empruntée à Jacques Rancière pourrait s’appliquer à Jean-Marc Offner et aux propos qu’il développe dans son dernier ouvrage « Anachronismes urbains ».
Urbanisme, géographe, politiste, Jean-Marc Offner, actuel Directeur général d’a’urba, l’agence d’urbanisme de Bordeaux Aquitaine, et Président du Conseil Stratégique de la Plateforme POPSU , déconstruit dans un langage simple les doxas associées aux lois et aux politiques qui, depuis 40 ans, touchent à la ville, à la mobilité, à l’aménagement du territoire ou encore à la gouvernance urbaine.
L’ouvrage s’adresse à un large lectorat d’acteurs de l’urbanisme et des collectivités territoriales, aussi bien qu’à des chercheurs du monde académique et à des étudiants. Plus largement, et surtout peut-être, le livre s’adresse à tout citoyen soucieux de comprendre les enjeux des mondes urbains contemporain. Dans la période inédite ouverte par la pandémie mondiale de la COVID 19, on conviendra que ce livre arrive à un moment opportun. L’ouvrage sonne d’ailleurs juste quand il conclut sur un prémonitoire dernier chapitre intitulé « Régulation des distances ».
Cette question est au cœur de la thèse défendue au fil des sept chapitres du livre : la ville échappe à ses concepteurs. Plus précisément, le livre s’organise en sept chapitres qui chacun déconstruisent un dogme :
– Les déplacements. Le premier chapitre questionne le dogme des transports collectif. La charge est rude car elle concerne toute la communauté intellectuelle et les lobbys industriels qui se sont constitués depuis les années 1980 autour de la réhabilitation des transports collectifs. L’usage de la voiture en est-il pour autant réhabilité ? Non pas, car sont questionnés le syndrome du « bus vide » dans les territoires diffus et l’autosolisme au regard de leurs externalités sociales négatives et de leurs coûts. N’est-ce pas en termes de mobilités plurielles – dans lesquelles la marche et les pratiques du vélo ont à reconquérir leur part – que doivent se concevoir les stratégies territoriales ? En filigrane, on pressent que, sans une profonde rénovation des politiques de mobilités, le versement transport pourrait perdre sa légitimité.
– L’habitat. Avec les deuxième et troisième chapitres, vient le tour des injonctions du « tous propriétaires » et de la lutte contre l’étalement urbain, marqueurs clés des politiques de l’habitat sous la cinquième république. Les insuffisances et les échecs de la politique du logement sont patentes, entre les bulles spéculatives de l’immobilier induites par les choix individuels, la dévitalisation de certains centres urbains et les ségrégations résidentielles. Les espaces périurbains, dont le développement a été promu par les politiques d’aide à l’accession à la propriété, ont quant à eux été rendus responsables de multiples maux souvent exagérés : étalement urbain, artificialisation et urbanisation des sols au détriment de l’agriculture. Les solutions n’ont pas résolu grand-chose. Appliquée aux espaces périurbains, la densification et sa traduction non contextualisée dans les documents d’urbanisme renforcent plus qu’elles ne réduisent « l’entre-soi » tant dénoncé par ses contempteurs. Les politiques des pays européens ayant privilégié le développement du logement locatif sur celui de la propriété individuelle apparaissent en comparaison plus vertueuses dans leurs effets sociaux et moins dispendieuses dans l’usage des deniers publics.
– L’urbanité est interrogée au regard des injonctions relatives à la mixité sociale dans le chapitre 4 et à la proximité dans le chapitre 5. La mixité est tout entière dominée par l’article 55 de la loi SRU et ses avatars récents fixant les quotas de logements sociaux. Pourtant, la mixité sociale ne se décrète pas. La résistance des ghettos urbains de riches, déjà bien documentés, le montre. La proximité est, quant à elle, le terme « valise » qui structure tous les discours valorisant la supériorité du local sur le global mondialisé. Ainsi en va-t-il de la sécurité alimentaire que l’on voudrait garantir par les circuits courts agricoles, ou encore de l’emploi local alors que le desserrement productif est l’une des constantes de l’organisation économique des métropoles.
– Les institutions locales. Le chapitre 6 renvoie à l’un des marronniers de la géographie institutionnelle. Le processus de décentralisation ouvert en 1981 avec les lois Deferre tente de faire converger territoires institutionnels et territoires vécus. Mais l’échelle de l’intercommunalité, échelle institutionnalisée de projet, ne reste-t-elle pas encore trop soumise aux aléas des jeux d’acteurs communaux pour assumer ce rôle ? S’impose aussi la nécessité d’une démarche transversale pour concevoir les relations entre territoires voisins. Les métropoles, telles qu’institutionnalisées par la Loi MAPTAM, trop préoccupées à satisfaire les injonctions de la globalisation, n’ont pas toutes atteint la maturité politique nécessaire pour assumer, vis-à-vis de leurs territoires périphériques et périurbains, un projet territorial inclusif et résilient.
– Les « œuvres urbaines » sont le cœur du chapitre 7. Si l’architecture a, depuis la Charte d’Athènes dans la période contemporaine, l’ambition de concevoir les pleins des paysages urbains, les vides se révèlent être les véritables lieux où se tissent ou non les liens sociaux. De ce point de vue, ces vides n’appellent-ils pas un nouveau modèle de gouvernance citoyenne ?
La démonstration brillante joue au chamboule-tout sans s’abandonner à la critique sarcastique. Elle laisse toutefois émerger deux regrets. En premier lieu, alors que l’imbrication des acteurs et les jeux d’échelles de l’organisation territoriale ont pesé sur les dérives dénoncées, le regret est qu’ils paraissent être les grands oubliés de la déconstruction d’un système qui atteint aujourd’hui ses limites. En second lieu, alors que les agences d’urbanisme et la communauté épistémique constituée autour d’elles contribuent à la circulation des modèles urbains dans les pays des Suds, un chapitre supplémentaire n’aurait-il pas permis de parfaire la vision critique des conséquences de ces modèles ?
Cathédrale de Bordeaux
A la lumière de la COVID-19, sans attendre un illusoire jour d’après, l’urbanisme et l’aménagement des territoires n’induisent-ils pas, ici et maintenant, pour les élites et pour tout citoyen, la nécessité de s’émanciper d’une administration technocratique hors sol. Espère en ton courage, selon l’expression de Pierre Corneille, n’est-ce pas l’invitation faite à chaque lecteur pour résister aux injonctions bureaucratiques qui prospèrent dans son ombre ?
Ce n’est pas le moindre mérite de Jean-Marc Offner – l’élégance intellectuelle est une denrée suffisamment rare dans le monde académique pour devoir être saluée – d’avoir inclus, en fin d’ouvrage, un utile glossaire des termes, acronymes et jargons de la pensée urbanistique et aménagiste dominante. Pour les promotions à venir d’étudiants et pour les collectifs citoyens, briser la barrière érigée par ces jargons n’est-il pas un préalable indispensable pour faire circuler les moyens et les techniques leur permettant de maitriser les territoires dans lesquels ils vivent ?
Bruno Loustalet est doctorant au laboratoire RIVES (ENTPE, UMR EVS, Université de Lyon). Il travaille sur les régimes politiques qui se sont constitués dans les territoires périurbains, à partir notamment d’une analyse des politiques de développement économique. Il a été maire de Thil, dans l’Ain (2008-2020).
Retour à la page d’accueil