Longtemps perçu comme terrifiant dans le monde occidental, le rivage connaît au 18e siècle une révolution culturelle à travers laquelle il devient attractif [1]. Ce renversement s’incarne au 19e siècle par l’essor du tourisme balnéaire, qui se démocratise et se massifie au siècle suivant [2]. Plus que jamais, les littoraux sont des espaces de frictions : le semis historique des cités portuaires, qui prenait appui sur un monde essentiellement rural [3], est complété par un réseau de villes nouvelles dédiées aux loisirs [4]. Activités agricoles, industrielles et touristiques sont désormais vouées à coexister. Le bord de mer, transformé en cadre de vie « rêvé » [5], n’est bientôt plus seulement synonyme de vacances : il accueille de plus en plus d’habitants à l’année, séduits par son dynamisme économique et l’image positive qu’il renvoie.
Cette littoralisation, phénomène mondial, se traduit en France par une extension et une dispersion de l’urbanisation en dépit des mesures de régulation [6]. À travers elle se jouent d’une part la pérennisation de modes de vie urbains dans un espace jadis habité ponctuellement, et d’autre part une multiplication des situations de risques liés à l’érosion, aux submersions et aux inondations. Car les littoraux sont aussi le siège de frictions entre aménagements et dynamiques naturelles [7], comme l’ont rappelé la tempête Xynthia en 2010 [8] et l’érosion brutale de la Côte Aquitaine durant l’hiver 2013-2014. Ces événements sont des jalons importants : ils ont entraîné une large prise de conscience de la vulnérabilité du littoral français et relancé les réflexions sur son aménagement, l’urbanisation constituant un facteur essentiel du risque côtier.
Alors que le changement climatique menace l’habitabilité future des littoraux, des géographes nous engagent à penser de façon pragmatique l’adaptation des territoires côtiers : faire avec l’incertitude et réduire dès à présent les vulnérabilités connues [9]. Ce qui nous oblige à prendre acte d’un problème structurel : aménager « en dur » sur des sols en mouvement n’est pas viable [10]. Ramené aux enjeux fonciers, ce constat interroge plus généralement les rapports entre propriété privée et bien commun. Le patrimoine immobilier peut-il s’accommoder d’une évolution de plus en plus rapide des littoraux ? Dans quelle mesure peut-il être conservé et transmis ? Et, alors que le recours systématique aux ouvrages de protection n’est plus souhaitable ni envisageable, la bulle spéculative du foncier littoral pourrait-elle éclater[11] ?
Ces questions témoignent d’un impérieux besoin de retrouver une articulation entre qualités des sols, techniques constructives et expression architecturale. Dans une perspective d’adaptation, trois grandes attitudes de projet peuvent être identifiées, qui réinterrogent la gestion du foncier littoral. Cet article met en évidence les principes et enjeux respectifs de l’adaptation « sur place » des tissus urbains submersibles, de la recomposition territoriale face au recul du rivage, et enfin de la réparation des interfaces terre-mer.
Architecture du sol pour foncier submersible
Les submersions marines et les inondations, parce que temporaires, conduisent à une première posture d’adaptation consistant à intervenir sur le bâti existant, là où il se trouve[12]. Lorsque les enjeux sont importants et concentrés, la balance coût-bénéfices peut conduire à la mise en œuvre de mesures d’adaptation collectives[13]. Classiquement, on réalisera un système d’endiguement pour se prémunir des intrusions d’eau dans un périmètre déterminé. Notons cependant que ces systèmes d’endiguement font depuis peu l’objet de recherches formelles de plus en plus approfondies, visant à mieux les articuler avec l’espace public, voire à les y dissimuler (voir fig. 1). Au point que l’espace public peut être amené à jouer lui-même le rôle de digue. C’est le cas des abords du Vieux Port de La Rochelle, dont la requalification participe d’une lutte contre la submersion.
Lorsque les enjeux sont moindres et moins concentrés, la balance coût-bénéfices peut conduire à envisager des mesures à l’échelle de l’édifice. Au cas par cas, on cherche alors à faire évoluer le patrimoine bâti pour le rendre soit plus résistant, soit plus transparent à l’eau [14] (voir fig. 2). Concrètement, ces deux intentions se traduisent par des dispositifs différents. Dans le premier cas, une intervention sur les niveaux bas des édifices permet de les rendre temporairement plus étanches à l’aide de systèmes amovibles (batardeaux ou volets). Dans le second cas, il s’agit au contraire d’accepter l’eau en partie basse et de reconfigurer les espaces intérieurs en conséquence : les fonctions « vitales » de l’habitation sont repositionnées en hauteur. Ces mesures sont assorties d’un réglage fin des altimétries, de sorte que les habitants aient accès à des étages-refuges ou à des voies de desserte hors d’eau en cas de crise.
Notons que dans une stratégique globale d’adaptation, mesures collectives et individuelles peuvent se combiner ou s’échelonner dans le temps. L’ensemble des techniques qu’elles mettent en jeu décrivent une véritable « architecture du sol », dont les principes peuvent aussi s’appliquer aux constructions neuves. La gestion des contacts entre édifices et sol fait l’objet d’un soin particulier pour gérer de façon optimale le niveau d’étanchéité ou de porosité à l’eau. Qu’il s’agisse d’endiguer ou de transformer les édifices existants, ces techniques ont des implications en termes de foncier
Endiguer, c’est privilégier la « réduction de l’aléa », ce qui fait émerger deux questions. En premier lieu, l’endiguement ne contribue-t-il pas à entretenir la spéculation constatée sur les littoraux, dans la mesure où toute dévaluation du patrimoine bâti semble ici refusée ? En second lieu, ne contribue-t-il pas aussi à pérenniser la forme actuelle (et non adaptée) du tissu urbain considéré ? Les risques qui en découlent sont d’une part, le fait de remettre à demain des mesures d’adaptation engageant des transformations plus profondes du tissu urbain, et d’autre part, une diminution soudaine de la valeur du foncier si les digues se révélaient inefficaces à long terme. Ainsi, à La Rochelle, les enjeux patrimoniaux sont si importants que la stratégie adoptée par les pouvoirs publics a consisté à compléter le système d’endiguement préexistant pour le rendre continu, sans réflexion de fond sur le tissu urbain[15] (voir fig.3).
Intervenir à l’échelle des édifices, c’est à l’inverse privilégier la « réduction de la vulnérabilité ». Dès lors, comment financer et accompagner l’évolution d’un patrimoine bâti essentiellement privé ? Des dispositifs nationaux ou européens sont mobilisables, mais la transformation des édifices soulève différentes questions. Premièrement, les opérations à mener sont multiples et doivent être étudiées au cas par cas, ce qui implique que l’enjeu de réduction de la vulnérabilité et les aides afférentes soient identifiés par les particuliers. Deuxièmement, les aides doivent être suffisamment incitatives pour les conduire à s’engager dans de tels projets, et l’accès au conseil facilité par un parcours lisible [16]. Troisièmement, les grandes copropriétés appellent des dispositifs spécifiques. Les projets y sont plus complexes, impliquent davantage de parties prenantes et interrogent parfois l’échelle urbaine. L’adaptation de ces ensembles immobiliers engage donc aussi les pouvoirs publics, bien que ces derniers n’aient pas la main sur le foncier concerné. Port-Grimaud, cité lacustre entièrement privée, en est un bel exemple : comment mobiliser les trois copropriétés qui la constituent autour d’un projet d’adaptation qui concerne le littoral de la commune tout entier (voir fig. 4) ?
Érosion marine : de la destruction du foncier à l’acte de refondation
L’érosion marine se caractérise par un délitement du rivage sous l’effet de multiples facteurs : vent, action mécanique des vagues, altération chimique… Elle entraîne un recul du « trait de côte » plus ou moins rapide, difficilement prévisible [17], mais voué à s’accélérer dans les prochaines décennies en raison de l’élévation du niveau marin [18]. Avec la disparition pure et simple du sol, les espaces habités sont altérés de façon permanente : il y a destruction irréversible du foncier (voir fig. 5). Dès lors, les stratégies d’adaptation envisageables diffèrent de celles mobilisées face à la submersion marine. De fait, l’État se montre de moins en moins enclin à financer des ouvrages de « défense contre la mer » dans ce type de situation, privilégiant une déconstruction anticipée des biens menacés et une recomposition des territoires côtiers vers leurs arrière-pays [19]. Cette stratégie, le plus souvent envisagée à l’échelle communale ou intercommunale, s’apparente à un « acte de refondation [20] » : il ne s’agit pas de reconstruire ici ce que l’on aura déconstruit là-bas, mais d’opérer une transformation plus profonde du modèle d’urbanisme à travers une relecture des qualités paysagères du site.
La mise en œuvre de telles stratégies soulève de multiples enjeux et n’a pas trouvé, pour l’heure, de modèle économique et réglementaire viable. Un premier enjeu concerne la maîtrise du foncier altéré par l’érosion. Pour anticiper le recul du rivage, il s’agit de geler la constructibilité des espaces les plus exposés, puis de déconstruire progressivement les parcelles menacées de disparition, et enfin de donner une nouvelle affectation aux espaces libérés [21]. Seule la puissance publique semble à même de pouvoir porter un tel projet, nécessairement inscrit dans une vision à long terme. Pour faciliter ce processus, la proposition de loi Got-Berthelot de 2015 s’appuyait la mise en place d’un « Bail réel immobilier littoral » [22]. Le principe de ce bail repose sur la dissociation du droit d’usage et de la propriété foncière. La commune (ou tout opérateur agissant pour son compte) rachète les biens exposés à coût modéré et en nue-propriété, offrant ainsi une porte de sortie aux propriétaires tout en leur permettant de rester en place tant que le bâti n’est pas en péril. Pendant une période transitoire, la commune perçoit une redevance lui permettant d’amortir un tant soit peu son investissement. Lorsque le recul du rivage devient critique, les occupants sont évacués tandis que le bâti est déconstruit au profit d’une restauration de l’écosystème littoral.
Un second enjeu concerne la capacité des communes littorales à mobiliser du foncier pour opérer leur recomposition territoriale. Outre la nécessité de constituer des réserves au préalable, une difficulté réside dans l’identification des besoins réels en termes de programmation. Comme évoqué plus haut, il n’y a pas d’équivalence exacte entre ce qui est déconstruit et ce qui peut être reconstruit (voir fig. 6). Il n’est pas non plus certain que les habitants évacués au titre du recul du rivage souhaitent rester dans la même commune si, pour cela, ils doivent accepter un tout autre mode de vie. Comprendre les parcours résidentiels est donc essentiel pour définir un projet de recomposition territoriale. Pour prendre en compte ces différentes trajectoires, une réflexion à l’échelle intercommunale peut être bénéfique [23] : il ne s’agit pas seulement de reloger des personnes, mais de proposer un véritable projet de territoire. Un autre enjeu consiste alors à rendre le projet et les réglementations en vigueur compatibles. Car aménager en retrait du rivage, c’est intégrer d’autres contraintes : préservation des terres agricoles, prise en compte d’autres risques, interactions avec des milieux protégés… Enfin, il importe que ces orientations stratégiques soient inscrites dans les documents d’urbanisme, seuls outils de planification à long terme [24].
L’acte de refondation est donc avant tout affaire de transition, sans quoi les biens exposés ne seraient pas à l’abri d’une dévaluation brutale. Mettre en œuvre cette transition implique un effort particulier d’articulation entre la défense de l’intérêt général et le respect des intérêts privés. Le coût de la recomposition territoriale étant très élevé, les outils d’aménagement actuels atteignent leurs limites. Les zones d’aménagement concerté ne suffiront sans doute pas à piloter des projets dont l’équilibre budgétaire, s’il advient, n’aura pas lieu avant plusieurs décennies. Pourtant, plus de cinq ans après l’échec de la proposition de loi Got-Berthelot, la loi Climat et résilience ne propose toujours pas de mode opératoire adapté [25]. La Ville de Lacanau, dont le front de mer menace de tomber à l’eau, offre un bel exemple de cette impasse (voir fig. 7). Faute d’outils, la municipalité mène de front une réflexion stratégique sur sa recomposition (mise à jour du PLU, nouvelles mobilités, requalification du front de mer) et le confortement du rivage par la réalisation d’ouvrages dits « temporaires » [26] . Ces atermoiements risquent d’avoir de lourdes conséquences à l’avenir, contribuant à l’augmentation du coût de l’érosion marine à moyen terme.
Réparer les interfaces terre-mer : repenser le statut des espaces proches du rivage et des cours d’eau
Une troisième attitude d’adaptation consiste, en complément des deux premières, à s’engager dans un processus de réparation des interfaces terre-mer. Le terme de « réparation » revêt ici deux dimensions. D’une part, il s’agit d’apaiser les relations entre les espaces habités et le système formé le rivage et les cours d’eau associés. D’autre part, il s’agit de restaurer, autant que faire se peut, les échanges hydro-sédimentaires entre cours d’eau et rivage, deux éléments structurants des écosystèmes littoraux. En somme, cette réparation consiste à réintroduire une épaisseur entre les espaces habités et les zones soumises aux aléas d’inondation, de submersion et d’érosion [27]. Cette épaisseur vise en premier lieu à atténuer les risques en absorbant les mouvements liés à ces phénomènes. Mais elle répond aussi au besoin de structurer l’aménagement du littoral autour de ses dynamiques naturelles, pour améliorer la qualité de paysages côtiers trop souvent abandonnés à un mitage non contrôlé (voir fig. 8). Toutefois, réparer les interfaces terre-mer tant sur le plan spatial que sur le plan écologique reste un objectif difficile à atteindre. Quand le rivage est très artificialisé, comme lorsqu’il a été profondément remanié par l’insertion de grandes infrastructures (voies rapides, plateformes portuaires ou voies ferrées), une intervention a minima consistera à rationaliser les aménagements pour des transitions plus douces entre la ville et la mer : davantage de place pour les piétons, meilleure coordination des usages et définition d’espaces inondables ou submersibles pour « tamponner » les eaux… Si les marges de manœuvre sont importantes, on envisagera de déconstruire tout ou partie des édifices menacés pour conduire un processus plus complet de « renaturation », lequel pourra participer d’une stratégie de défense douce. Quoi qu’il en soit, repenser les espaces proches du rivage et des cours d’eau comme une épaisseur vivante et protectrice soulève d’importants enjeux fonciers.
Premièrement, rétablir des continuités spatiales et/ou écologiques entre terre et mer implique de coordonner de nombreux acteurs autour de transformations affectant une myriade de parcelles. Dès lors, il est opportun de convoquer le concept de Gestion intégrée des zones côtières[28]. Comment faire émerger, autour de ces continuités, un intérêt commun supérieur à la somme des intérêts privés concernés ? Deuxièmement, lorsque la déconstruction d’édifices devient une hypothèse sérieuse, un enjeu crucial est de la considérer comme un processus pleinement intégré au projet de territoire. Il importe que le foncier libéré soit qualifié, sous peine de véhiculer une image négative, comme l’attestent les Zones de solidarité qui, instaurées en Charente-Maritime et en Vendée après la tempête Xynthia, ont parfois été laissées en friche pendant de longues années (voir fig. 9). Troisièmement, il convient de s’interroger sur les usages tolérés dans ces mêmes espaces. En effet, si ces derniers sont voués à redevenir des refuges pour la biodiversité, les activités qui s’y déroulent doivent être strictement encadrées à travers un mode de gestion approprié : implication de la « société civile » dans la mise en œuvre de la défense douce, réflexion sur les pratiques agricoles, sensibilisation des touristes aux spécificités de l’écosystème littoral sont autant de pistes de réflexion. L’exercice d’un tel contrôle passe probablement par une gestion plus collective des espaces proches du rivage et des cours d’eau.
Conclusion
À travers cet article, nous avons mis en évidence trois grandes familles d’intervention en faveur de l’adaptation des littoraux aux submersions, à l’érosion ou aux inondations. Il va sans dire que d’autres classifications pourraient être défendues. Mais quelle que soit l’attitude privilégiée, le foncier est toujours un enjeu crucial dès lors qu’il s’agit d’aménager le territoire. Comment éviter sa destruction à l’heure où l’élévation du niveau marin pourrait entraîner d’importantes transgressions marines ? Comment éviter qu’il ne subisse une dévaluation trop brutale ? Comment le maîtriser pour anticiper et accompagner les grandes mutations affectant les territoires côtiers ? Autour du sol et de ses appropriations se nouent à la fois la promesse sans cesse renouvelée d’un cadre de vie rêvé et la maîtrise des risques.
Mais le foncier n’est pas toujours qu’un « problème » à gérer. Il est peut-être, au moins partiellement, la clé d’une transition socialement acceptable. Parmi les pistes aujourd’hui mises sur la table pour financer l’adaptation des littoraux, celle décrite par le député Stéphane Buchou dans son rapport de 2019 [29] semble prometteuse : il s’agirait d’alimenter un Fonds dédié à la recomposition des territoires côtiers par le biais d’une taxe sur les transactions immobilières, que l’on sait nombreuses dans les départements côtiers. L’assiette préconisée est celle de l’intercommunalité, une manière d’impliquer conjointement les communes littorales et rétrolittorales sans pour autant faire appel à la solidarité nationale [30]. Cette proposition a le mérite de définir une échelle de projet cohérente, dans le sens où la compétence en urbanisme, décisive pour maîtriser les risques et améliorer le cadre de vie, est de plus en plus gérée à l’échelle des intercommunalités. En outre, la Gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations, également stratégique, revient aussi aux intercommunalités.
Ce rapport souffre néanmoins de lacunes importantes en matière d’adaptation et de prévention des risques littoraux : le recul du trait de côte lié à l’érosion y est traité indépendamment des effets liés aux submersions, et plus généralement, le changement climatique n’y est pas abordé de façon globale. Ces phénomènes sont pourtant interdépendants, et à ce titre appellent une prise en compte coordonnée d’un ensemble d’enjeux bien plus vaste. Espérons qu’un projet de loi ad hoc, plus que jamais urgent, fasse bientôt l’objet d’un véritable débat de fond.