Littoral : territoire du vide, territoire du plein

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L’opportunisme éditorial a permis de créer une expression qui a fait florès, depuis, dans les articles et ouvrages scientifiques : « le territoire du vide », titre d’un ouvrage d’Alain Corbin paru en 1988[1]. Dès sa sortie, le livre est considéré comme un classique : il interroge l’émergence, en Occident, au 18e siècle, des plaisirs liés à la fréquentation et la contemplation de la mer et des rivages, au-delà du seul aspect esthétique.

Cette découverte des rivages est à l’origine du tourisme moderne sur les bords de mer. L’appropriation foncière n’est toutefois pas immédiate : au 18e siècle et au début du 19e siècle, il faut attendre plusieurs décennies en France pour que des villas soient construites sur les abords des plages fréquentées[2]. C’est que le territoire n’est pas si vide qu’il n’y paraît. Certes, les constructions sont peu nombreuses dans les dunes et les falaises : il s’agit généralement de l’habitation des plus pauvres, incapables d’acheter du terrain où s’installer, qui s’installent là où personne d’autres ne veut alors vivre et qui sont donc à la merci du propriétaire des lieux, quand il est connu. La propriété sur les bords de mer reste longtemps incertaine. En effet, le rivage dunaire au 18e siècle n’est généralement pas fixé, même dans les Landes où les premières opérations de plantation en France ont été conduites : un sommet de dune est quelques années plus tard un creux, et inversement[3]. La propriété y est donc souvent seigneuriale ou collective. Surtout, le rivage se caractérise par des usages : production maraîchère dans les creux des dunes, pâturage des animaux, glanage (chardons des dunes servant à faire des balais), parfois déjà la contemplation.

Une appropriation progressive des rivages maritimes

Avec la mise en place du cadastre napoléonien (1807) et de l’obligation de planter les dunes mobiles sur le littoral (1810), la propriété foncière est mieux connue, même si ces opérations ne sont, dans certains endroits, qu’entreprises au milieu du 19e siècle. Les premières villas édifiées loin des bourgs primitifs apparaissent à Mimizan, à Arcachon, dans les années 1840[4]. L’urbanisation est critiquée de suite : Jules Verne, dans sa Géographie illustrée de la France et de ses colonies, estime que Pornic perd de son originalité à cause des villas « d’assez mauvais goût qui l’encombrent » et qu’on commence, en fait, tout juste à construire[5]. Cette antienne est permanente, jusqu’à nos jours.

Au début du 20e siècle, après une première massification touristique qui a multiplié les lotissements balnéaires depuis les années 1880, l’urbanisation des rivages s’apparente à une privatisation du littoral[6]. L’État, d’abord favorable aux propriétaires car le processus permettait notamment de mettre fin à la propriété en commun tout en favorisant la fixation des dunes, défend désormais l’accès à tous au rivage, d’abord pour assurer la servitude de passage, souvenir du sentier des douaniers dont le ministère des Finances réitère l’importance en 1913[7]. La propriété, désormais dominante, entre en conflit avec les usages, au début du 20e siècle devenus largement méconnus et souvent ignorés. Cette situation n’est pas sans rappeler les conflits actuels ailleurs dans le monde, entre velléités de propriété et velléités d’usages[8].

Le succès touristique balnéaire ne se dément pas au cours du 20e siècle. Dans certaines régions, la saturation est certaine dès l’entre-deux-guerres. Le préfet de la Vendée constate que dans les stations balnéaires des Sables-d’Olonne (population multipliée par 4 ou 5) et de Saint-Jean-de-Monts (doublement de la population en été), le développement maximal est atteint, ce qui amène une explosion du nombre de touristes dans de plus petites communes[9]. Ce « surtourisme » est toutefois plus une perception de l’instant, en partie liée à l’impossible contrôle des campeurs dans les forêts domaniales, qu’une réalité immuable.

Les prévisions du préfet vendéen sont d’ailleurs démenties après la Seconde Guerre mondiale, avec une deuxième massification touristique qui touche les plages françaises des années 1950 aux années 1970[10]. Des millions de Français et d’étrangers rejoignent les rivages l’été, et une partie d’entre eux investissent dans des logements, encouragés par les populations locales (programmes locaux SACOM ou SATMOR[11], par exemple), les promoteurs immobiliers (l’exemple iconique de Guy Merlin[12]) et l’État (la Mission Racine en Languedoc-Roussillon, pour récupérer les touristes qui longent ces côtes pour aller en Espagne, ou la Mission interministérielle d’aménagement de la Côte aquitaine).

Une appropriation devenue menaçante

Ces flux, caractérisés par la société de consommation de l’après-guerre, deviennent une menace à partir des années 1970. Le ton de la réunion du Conseil de prospective à long terme d’aménagement du littoral français le 19 juin 1972 est alarmiste. Gilbert Trigano, président du Club Méditerranée, y présente deux avenirs possibles face à l’essor contemporain des côtes françaises, intervention reprise par d’autres membres présents : la catastrophe ou la révolution. Cette même année, l’économiste Jean Fourastié, appelé à donner sa vision dans un mémoire pompeusement intitulé Le littoral des mers au prochain millénaire, envisage une préservation en densifiant les zones industrielles et portuaires, en supprimant la propriété privée dans les zones balnéaires et en créant des zones naturelles au statut analogue à celui des parcs nationaux[13]. Le littoral est devenu le territoire du plein (voire du trop-plein), pour lequel il faut créer du vide « avant qu’il ne soit trop tard » (formule fréquemment utilisée au début des années 1970, par exemple en 1972, lors de la journée régionale de l’Environnement à Pontivy ou durant les réunions de travail du Comité interministériel pour l’aménagement du territoire la même année).

La préservation des paysages est le plus souvent évoquée. Dans les années 1970, l’émission de télévision La France défigurée consacre plusieurs émissions aux programmes immobiliers les pieds dans l’eau[14]. En 1972, c’est l’exemple du port de plaisance de La Forêt-Fouesnant qui est dénoncé : l’architecte Jean Le Berre évoque un programme d’aménagement qui modifie localement les vues mais qui évite le mitage des paysages finistériens, tandis que Michel Picard (qui anime depuis mai 1971 le Comité interministériel pour l’aménagement du territoire) invite à réfléchir à l’urbanisation en retrait du rivage (50 ou 100 mètres en retrait) pour éviter la complète privatisation de l’accès au littoral[15]. L’opposition des riverains aura raison du projet de construction de ces immeubles de trois à sept étages : à cet emplacement, au milieu de l’aber, se trouve désormais un espace vert et un parking. Toutes ces réflexions du début des années 1970 nourrissent le rapport Piquart et la fondation du Conservatoire du Littoral (créé en 1975[16]). Dans son ouvrage Le tourisme face à l’environnement (1983), Jean-Luc Michaud observe que les débats, généreusement nourris par l’actualité de l’époque, se centrent soit sur la chance du tourisme que doivent saisir les régions et le pays, soit sur le fait que « le tourisme lamine l’espace dont il altère le paysage et détruit les ressources »[17]. Alors que la propriété foncière apparaît désormais sécurisée sur le littoral en France métropolitaine (d’un point de vue socio-politique), ce sont les usages exclusifs au bénéfice de cette propriété (une seule personne ou une seule entité) qui sont redoutés.

Sous la pression de la directive nationale d’aménagement du littoral du 28 août 1979 (directive d’Ornano), les communes littorales approuvent dans les années 1980 un Plan d’occupation des sols, document d’urbanisme créé en 1967 mais tardivement appliqué sur le littoral afin de ne pas gêner le développement urbain des stations balnéaires et des ports.

Attribuer du vide pour gérer un sentiment de trop-plein ?

Il s’agit, à partir des années 1970, de dépasser la mise en place de zones « tampons », comme les parcs naturels nationaux, créés en France avec la loi du 22 juillet 1960, et les parcs naturels régionaux en 1967. La nature ne doit plus alors être perçue comme les vestiges d’un monde révolu à préserver mais au travers d’une définition globale intégratrice. La directive Montagne (1977), la loi Montagne (1985), la loi Littoral (1986), affirment un nécessaire équilibre entre les impératifs de développement économique souhaitable pour l’humanité et une protection efficace des écosystèmes. Le modèle de la société de consommation, émergeante dans les années 1920 et devenue omniprésente en Europe depuis les années 1960, est remis en cause – en apparence, du moins.

La nature est redéfinie selon des enjeux esthétiques et patrimoniaux. Le « problème de sauvegarde des rivages », pour reprendre une expression utilisée notamment lors de la journée régionale de l’Environnement à Pontivy en 1972, dont la prise de conscience se serait d’abord produite en Angleterre et aux Pays-Bas, conduit à la création de l’idée de « tiers sauvage » ; désormais, on utilise le terme de « tiers naturel » pour parler des 30 % de côtes à préserver. La nature, qu’il s’agissait jusqu’alors de civiliser, doit désormais être sauvegardée, c’est-à-dire être ensauvagée. Cette « philosophie » se traduit dans la loi Littoral (1986) et dans une multitude de dispositifs garantissant l’existence des espaces naturels. Sylvine Pickel-Chevalier constate l’apparent paradoxe qui se généralise en Occident à partir du dernier quart du 20e siècle : si la France n’a jamais été aussi urbanisée dans les années 2010, elle n’a jamais été aussi protégée, avec plus de 40 % de son territoire terrestre métropolitain concerné par une politique de préservation[18] (parcs naturels, réserves naturelles, zones de protection d’habitat, sites classés, sites du Conservatoire du Littoral, espaces naturels sensibles). Mais au milieu des années 2010, si moins de 6 % des communes littorales n’ont aucune protection sur leur territoire (contre 60 % à l’échelle de la France métropolitaine), 62 % des rivages métropolitains ne sont ni artificialisés, ni fortement protégés (ce chiffre tombe à un tiers si on associe le réseau Nature 2000)[19]. Il s’agit donc d’un naturel très culturel qui se généralise, au sein d’un territoire littoral désormais perçu comme très limité… alors que sa finitude apparaissait inatteignable deux siècles plus tôt.

Depuis les années 1970, le territoire du plein semble appeler le plein d’initiatives pour contrôler les flux démographiques et urbains, car la préservation déclarée du littoral n’empêche pas la poursuite de l’aménagement d’un espace qui subit toujours une forte pression foncière. Face à la multiplicité des attentes et des stratégies foncières de chacun – aspect parfois encore mal déterminé, en particulier pour la multitude des particuliers –, leur traduction opérationnelle n’en est que plus incertaine.


[1] A. Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris, Aubier, 1988, 412 p. L’ouvrage est désormais édité par Flammarion.

[2] M. Boyer, Histoire de l’invention du tourisme, XVIe-XIXe siècles. Origine et développement du tourisme dans le Sud-Est de la France, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours », 2000, 332 p. ; J. Vincent, « Aux origines de l’urbanisation balnéaire sur le littoral sud-breton ou vendéen », Rencontres de Théo Quant, 2005, en ligne http://thema.univ-fcomte.fr/theoq/pdf/2005/TQ2005%20ARTICLE%2023.pdf.

[3] J. Sargos, Histoire de la forêt landaise. Du désert à l’âge d’or, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1997, 559 p. ; J. Vincent, L’intrusion balnéaire. Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007, p.85-102, en ligne https://books.openedition.org/pur/3474 ; J. Péret, « Les montagnes de sable du pays d’Arvert (XVe-XIXe siècle). Paysages, usages et représentations », in A. Cabantous et al. (dir.), Mer et montagne dans la culture européenne (XVIe-XIXe siècle), Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2011, p. 205-219. Sur ce sujet, on peut aussi aborder le cas belge à partir de la lecture de A. Corvol-Dessert (éd.), « Avant-propos », in A. Corvol-Dessert, Les forêts d’Occident du Moyen Âge à nos jours, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, p. 7-12.

[4] Par exemple, pour Arcachon, F. et F. Cottin, Le bassin d’Arcachon. À l’âge d’or des villas et des voiliers, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 2003, 366 p.

[5] J. Verne, Géographie illustrée de la France et de ses colonies, Paris, Hertzel, 1868, p. 359 ; J. Vincent, L’intrusion balnéaire… op. cit., p. 95-98.

[6] J. Vincent, « De la répulsion à la spéculation. La transformation du foncier littoral en Bretagne-Sud et en Vendée », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 113-4, 2006, p. 35-48, en ligne https://doi.org/10.4000/abpo.535 ; J. Vincent, « Grande propriété foncière et littoralisation des sociétés en France, 1750-1970 », Le Mouvement social n°250, 2015, p. 65-79, en ligne https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2015-1-page-65.htm.

[7] D. Closier, « Se clore en bord de mer, en France, au XIXe siècle », in C. Buhot, Y. Gérard, F. Brulay et C. Choblet (dir.), Tensions foncières sur le littoral, Rennes, PUR, coll. « Espace et territoires », 2009, p. 73-84, ici p. 80-81.

[8] Sur ce sujet, on lira par exemple le numéro thématique de Norois, coordonné par Clément Marie dit Chirot, « Recherches touristiques : perspectives latino-américaines » (2018), en ligne https://doi.org/10.4000/norois.6404.

[9] Archives départementales de la Vendée, 6 M 1099, Lettre du Préfet de la Vendée au Commissariat général au Tourisme, du 5 octobre 1937.

[10] P. Duhamel, M. Talandier et B. Toulier (dir.), Le balnéaire, de la Manche au Monde, Rennes, PUR, coll. « Art et société », 2015, 384 p. ; J. Ginier, Les touristes étrangers en France pendant l’été, Paris, M.-Th. Génin, 1969, 644 p.

[11] J. Vincent, « La Société d’Aménagement de la Côte de Monts (SACOM) : du rêve « les pieds dans l’eau » au cauchemar urbain ? », Cahiers de l’Histoire du Pays maraîchin n°1, mai 2015, p. 10-30 ; J. Vincent, « L’aménagement volontariste du territoire par le tourisme des Trente Glorieuses : l’exemple de la SATMOR (Société d’aménagement touristique du Morbihan) », Bécédia, novembre 2019, en ligne http://www.bcd.bzh/becedia/fr/l-amenagement-volontariste-du-territoire-par-le-tourisme-des-trente-glorieuses-l-exemple-de-la.

[12] P. Legal, « L’urbanisation de Merlin Plage à la loi Littoral », in Les Vendéens et la Mer, La Roche-sur-Yon, Éditions du CVRH, 2008, p. 649-662.

[13] Archives nationales (site de Pierrefitte-sur-Seine), 19850431/82.

[14] T. Le Hégarat, « La France défigurée, première émission d’écologie à la télévision », Le Temps des médias n°25, 2015, p. 200-213.

[15] « Halte aux programmes immobiliers les pieds dans l’eau », La France défigurée du 20 février 1972, en ligne sur le site de l’INA : https://www.ina.fr/video/CAF93027235/halte-aux-programmes-immobiliers-les-pieds-dans-l-eau-video.html?fbclid=IwAR2gyZrWm-FCXoA8kDWJHBne4pCofnJ2sfQMsYDE9l67L-GeaMypzcAhIGA. Le rapport Piquard est remis en 1973.

[16] R. Bécot et G. Parrinello, « Gouverner le désir de rivage : la fondation du Conservatoire du littoral, 1972-1978 », Le Mouvement social n°271, avril-juin 2020, p. 65-82.

[17] J.-L. Michaud, Le tourisme face à l’environnement, Paris, PUF, 1983, p. 11.

[18] S. Pickel-Chevalier, L’Occident face à la nature, à la confluence des sciences, de la philosophie et des arts, Paris, Le Cavalier bleu, coll. « Idées reçues », 2014, .p 141-150 et p. 184-188 ; J. Vincent, « Origine des rapports complexes à la nature dans les stations balnéaires françaises », VertigO, vol. 13, n°13, 2013, en ligne https://doi.org/10.4000/vertigo.14401.

[19] S. Colas, « Trois quarts des rivages métropolitains sont non artificialisés mais une part importante est menacée et peu protégée », Observation et statistiques n°153, Commissariat général au développement durable, décembre 2012, en ligne https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2018-10/lps153-rivages-v2.pdf.

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