Les aménageurs s’aperçoivent depuis peu que les sols peuvent rendre des services écosystémiques non négligeables, et qu’ils sont une des composantes de l’écosystème les plus à même d’aider dans la lutte contre le changement climatique, et ses effets néfastes. Mais pour qu’ils jouent leur rôle, les sols doivent être « vivants », ce qui implique notamment qu’ils soient perméables. Il devient donc urgent pour les urbanistes de limiter l’artificialisation des sols, et de réviser les modes de production des villes. Jusqu’alors, le sol vivant a été très peu perçu comme tel dans cette discipline. Mais l’arrivée de la loi Climat et résilience promulguée le 22 août 2021 nous invite désormais à se pencher urgemment sur ce sujet.
Face à ce constat, nous avons étudié une évolution potentielle des pratiques de l’urbanisme au regard de ces nouvelles considérations pour les sols. Le plateau de Saclay semblait tout indiqué comme terrain d’étude, et ce pour deux raisons : la première est que ce territoire cristallise de fortes tensions entre aménageurs et habitants, en raison notamment de l’artificialisation des sols ; la seconde est que son aménagement a débuté il y a maintenant 10 ans, ce qui constitue un pas de temps intéressant pour mesurer une évolution des pratiques.
Après avoir présenté le contexte de l’opération étudiée sur le plateau de Saclay et l’aménagement urbain du Plateau, nous montrerons comment les pratiques d’aménagement y ont évolué sous l’effet, notamment, de la contestation citoyenne. Cet exemple illustre la nécessaire évolution vers de nouveaux modèles urbains.
Le contexte du cas d’étude : le plateau de Saclay et la grande opération d’urbanisme
Une grande opération d’intérêt national est lancée en 2007 sur le plateau de Saclay, avec pour objectif de réaliser un cluster de recherche, misant sur l’innovation comme un moteur de création de richesses, à l’image de la Silicon Valley américaine[1]. Elle prend appui sur l’existence des implantations historiques du centre de l’énergie atomique, de l’École Polytechnique (ou X) et de plusieurs locaux de la faculté d’Orsay. Elle va de pair avec le projet de création de la ligne 18 du Grand Paris Express. Mais à cette époque, le site a majoritairement une fonction agricole. Les objectifs de protection environnementale, ultérieurement mis en exergue par la loi Climat et résilience, sont en contradiction avec cet aménagement.
Le plateau de Saclay est une unité topographique de 10 406 hectares, située au Sud-Ouest de Paris, et délimitée par les rivières de la Bièvre au Nord et l’Yvette au Sud. Au début du XXIe siècle, ce plateau avait pour fonction majoritaire l’agriculture, en témoignent les 76,5% de terres agricoles présentes sur ce dernier en 2008[2]. En 2021, ce chiffre a baissé à 45%, tout en comprenant les espaces agricoles, mais aussi dorénavant naturels et forestiers (source : IPR, 2021). Ce changement dans l’occupation des sols s’explique par les divers aménagements réalisés sur le plateau. De fait, dès les années 1950, le Sud de l’Yvette regroupait déjà des centres de recherche d’importance. Cela a constitué la base de la création en 2007 d’un gigantesque cluster de l’enseignement scientifique et de la recherche, public comme privé. La création du Grand Paris et de son réseau de transports va donner une impulsion au projet d’aménagement du plateau de Saclay sur un périmètre défini, et dans le cadre d’une Opération d’intérêt national (OIN) créée à cet effet[3]. Par ailleurs, l’Établissement Public de Paris-Saclay (EPPS) est créé en 2010 par la loi du Grand Paris, et devient l’EPA Paris-Saclay en 2016. Cet établissement pilote l’ensemble des études et des aménagements sur le plateau.
C’est ainsi un chantier colossal qui débute en 2013. Tout un programme d’aménagement a été lancé, accompagné des dessertes garanties par la future ligne 18 du métro. Plusieurs opérations sont alors prévues dans le programme d’aménagement, sous la forme de ZAC, notamment la réalisation d’un grand campus urbain reliant l’Université Paris Sud à l’École Polytechnique, et s’étalant également sur les communes de Gif-sur-Yvette, Saint-Aubin et Saclay (voir les différents aménagements présentés en encadré). Ces opérations se situent donc sur l’ensemble du plateau de Saclay de manière éclatée. En dépit d’une proposition alternative plus dense, qui éviterait d’empiéter sur les terres agricoles[4] l’utilisation des espaces, très diffuse, ne tient pas compte des emprises au sol : la logique semble être de procéder par îlots, qui vont petit à petit se rejoindre, grâce au métro et à la trame viaire. Finalement, le projet d’aménagement du plateau de Saclay apparaît, au départ, assez similaire à celui d’une ville nouvelle fondée ex-nihilo, avec comme noyau central la création d’un pôle d’innovation et de recherche, associé à des logements et un réseau de transports efficace. Comme pour toutes les villes nouvelles françaises conçues depuis les années 1960, la création du cluster semble donc se faire au détriment des sols principalement agricoles, artificialisés sans questionnement quant à leur intérêt écosystémique. Ils ne sont alors perçus et utilisés que comme une réserve foncière. Il faut à présent regarder plus précisément comment se déploie ce projet d’aménagement sur le plateau de Saclay.
Les aménagements réalisés et leur emprise au sol
Depuis 2013, trois grands pôles d’aménagement ont commencé à être construits, à savoir le campus urbain composé des ZAC de Polytechnique, de Moulon et de Corbeville, mais aussi la ZAC de Satory Ouest. À ces derniers s’ajoute la ZAC Gare de Guyancourt – Quartier des savoirs dont le périmètre a été défini plus récemment.
Leur livraison est prévue à l’horizon 2030. Ensemble, les quatre premières ZAC vont couvrir une surface totale estimée à 872 hectares environ[5]. Elles se situent sur d’anciennes exploitations agricoles, mais néanmoins proches des premiers bâtiments réalisés entre les années 1960 et 2010. À ces zones aménagées par l’EPA Paris-Saclay s’ajoutent bien entendu les surfaces couvertes par la ZAC de Guyancourt et par les gares de la future ligne 18, aménagées par la Société du Grand Paris (SGP), soit environ 61,14 hectares. Ainsi, en tout, les différentes ZAC et les aménagements de la SGP représentent environ 933 hectares, soit environ 9 % de la surface totale du plateau.
L’aménagement de ces 933 hectares depuis 2013 engendre inévitablement l’artificialisation d’une partie des sols. Or il est difficile de quantifier l’artificialisation sur des chantiers encore en cours : le manque d’outils adaptés se fait sentir. Il peut être pallié par l’utilisation de photographies aériennes, et de cartes issues d’études pédologiques, qui fournissent des indices quant aux aspects qualitatifs des sols impactés. À partir de ces cartes, on constate par exemple qu’entre 2008 et 2021, les ZAC se sont développées sur des sols agricoles pour la majeure partie d’entre eux. On note pourtant une évolution. L’aménagement des premières ZAC a permis de tirer des enseignements sur leurs réussites et échecs.
Les ZAC de Corbeville et de Guyancourt, plus récentes, ont été portées par d’autres maîtres d’ouvrage, et ont bénéficié d’une vision plus sobre en matière d’artificialisation. Le plan d’aménagement prévoit une densification des surfaces construites, tout en ménageant des liaisons avec les zones agricoles qui permettent de limiter la consommation d’espace. Les enjeux environnementaux et de l’économie circulaire commencent à faire leur apparition dans les cahiers des charges de l’EPA comme de la SGP. De façon concomitante à partir de 2015, les équipes de l’EPA ont commencé à se renouveler, avec l’arrivée de personnels plus jeunes, formés aux enjeux environnementaux. Ce processus de recrutement de jeunes cadres connaît son apogée en 2018. Il en va de même à la Société du Grand Paris. 10 ans après le lancement du projet de cluster, il ne reste plus beaucoup d’acteurs ayant initié le projet.
On constate, notamment dans nos entretiens, que la question environnementale, que les générations précédentes d’aménageurs ne considéraient ou ne maîtrisaient que peu, est aujourd’hui intégrée dans les pratiques des nouvelles équipes. Dans le même temps, les équipes de maîtrise d’ouvrage se diversifient. Les urbanistes, agronomes, architectes, géotechniciens, paysagistes, géomaticiens, etc., se retrouvent à travailler ensemble au sein d’équipes pluridisciplinaires. L’aménagement durable, et sobre en matière de consommation de sols, devient alors la norme, et beaucoup de postes intégrant ces nouvelles compétences sont créés à partir des années 2020. L’objectif est d’opérer ce que ces derniers appellent une « transition agro-économique » du plateau : tout doit fonctionner de manière systémique, et les terres agricoles doivent absolument être valorisées.
Cependant, ces considérations pour les sols et manières d’aménager restent encore nouvelles, et n’ont pas été partout suivies d’effet. Elles sont aussi limitées par le fonctionnement en ZAC, qui réduit les marges de manœuvre en termes d’aménagement des espaces publics, fixé très en amont de façon peu évolutive. Il faut aussi considérer la faiblesse des mesures de protection des sols. Les responsables de la construction et de la ville durable à l’EPA Paris-Saclay nous ont fait part de la gestion des terres excavées lors des travaux d’aménagement. Celles-ci sont réutilisées un maximum sur place, selon qu’elles aient été considérées fertiles ou stériles, d’après leurs études.
Dans la réalité, l’intégrité du fonctionnement des sols n’est pas conservée. La seule mesure qui protège les sols et la biosphère sur le plateau de Saclay dans leur entièreté est la mise en place d’une zone de protection naturelle agricole et forestière (ZPNAF), qui couvre 4115 hectares, dont 2469 hectares de terres agricoles, et 1646 hectares de zones naturelles (voir carte ci dessus). Ces espaces sont particulièrement riches en luvisols particulièrement efficaces pour préserver les fonctions écosystémiques des sols, par leur capacité d’infiltration et de stockage de l’eau. Les constructions y sont interdites pour la sauvegarde de ces espaces. Pourtant, beaucoup de voix se sont exprimées pour remettre en question l’efficacité de cette ZPNAF relativement à la conservation du paysage agricole, et des services écosystémiques du plateau de Saclay. Encore aujourd’hui, les choix en termes d’aménagement du plateau ne font pas l’unanimité.
Des enjeux profondément antagonistes modifient les pratiques d’aménagement : vers une prise en compte de la nature vivante des sols ?
Dès le démarrage du projet, l’aménagement du plateau de Saclay pour en faire un cluster soulève de nombreuses tensions locales. Le projet est ouvertement un projet d’État, porteur des ambitions économiques nationales, et du rayonnement à l’international. Or beaucoup de communes soutenues par les associations d’habitants et d’agriculteurs ont proposé d’autres manières de valoriser le territoire, en s’appuyant sur l’existant. Par exemple, la mise en place de la ligne 18 du Grand Paris Express pose question. N’aurait-on pas pu étendre les lignes du RER B et du RER C ? En effet, du point de vue des habitants, le projet de transport ne va s’adresser qu’aux nouveaux venus, attirés par le pôle de recherche et venant travailler sans y résider. Cette OIN est donc vécue comme une véritable intrusion de l’État dans la gestion et l’organisation du territoire. De nombreux habitants comme élus préfèrent largement que ces compétences demeurent décentralisées, permettant un meilleur respect de leurs intérêts.
Cette situation soulève un véritable questionnement démocratique. Le retour de l’État aménageur, tout puissant, et qui décide de l’avenir d’un territoire sans réellement consulter ses habitants, ne passe pas. Les associations de défense des agriculteurs se mobilisent : « Rappelons que dès sa conception, le projet Paris-Saclay a été imposé à la population puisqu’il a été inscrit dans une opération d’intérêt national, régime d’exception conférant à l’État des prérogatives pour la réalisation d’opérations jugées stratégiques.» [6]. De fait en 2015, les consultations ont été jugées insuffisantes par la commission d’enquête portant sur le contrat de développement territorial Paris Saclay Territoire sud. Depuis, les consultations se sont faites plus nombreuses pour la réalisation des différentes ZAC. L’une d’elles est toujours en cours pour la ZAC de Guyancourt. Mais, pour beaucoup d’habitants comme pour l’aménageur, ces débats semblent plus ou moins stériles. Les premiers ont le sentiment que, quoiqu’il arrive, le projet sera réalisé dans son intégralité avec ou sans leur accord, et sans prise en compte de leurs préconisations.
Avec l’apparition de nouvelles préoccupations sociales et politiques, la contestation va progressivement prendre une autre forme. Portée par des associations d’agriculteurs comme l’AMAP-Cérés ou « Terres et Cités » créées au début des années 2000, une prise en compte de la protection de l’agriculture et plus largement de l’environnement dans le projet d’aménagement est amorcée. Elle s’inscrit dans les réflexions plus générales sur les nouvelles manières de consommer, afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre et la pollution atmosphérique. Parmi les idées développées, la consommation d’aliments en circuit court est proposée. L’argument avancé pour renforcer une production locale est de contribuer à réduire la dépendance de la région parisienne dans le domaine alimentaire. Cela nécessite cependant de relocaliser les zones de production, qui ont été en grande partie détruites par les aménagements des Trente Glorieuses. Or, jusqu’à l’implantation du cluster, le plateau de Saclay demeurait l’une des rares zones encore sauvegardées en termes de production agricole en Île-de-France. Dans ce contexte, la contestation citoyenne se renouvelle. Elle s’empare du thème de la protection des terres agricoles, comme en témoigne la mise en place d’une ZAD (zone à défendre) sur le plateau en 2021.
Plus récemment, la guerre en Ukraine, et ses conséquences sur la production et les coûts du blé, ont relancé les discussions sur l’autosuffisance alimentaire de la France, chez les habitants du plateau comme chez les chercheurs à qui le projet est destiné. Les associations organisent des manifestations pour protéger les terres agricoles et valoriser l’agriculture paysanne. De fait, les interrogations et points de tension dont les discours des personnes opposées à la création du cluster font état concernent désormais deux thèmes fondamentaux : la sauvegarde non plus seulement de l’environnement, mais aussi des terres agricoles. Ce regroupement a permis de remettre en lumière les revendications des habitants auprès des aménageurs. L’association « Terres et Cités » est d’ailleurs devenue l’un des interlocuteurs privilégiés de l’EPA pour améliorer la prise en compte du contexte local et environnemental dans lequel l’OIN s’inscrit.
Dans un tel contexte de tensions, l’EPA et la SGP réinterrogent la viabilité de leur projet. Grâce aux contestations d’habitants, des interventions en faveur d’une économie circulaire sont apparues dans la politique d’aménagement du plateau : il est proposé d’approvisionner en circuit court le campus et les futurs ménages par les exploitations agricoles alentours. En retour, les logements et les activités urbaines approvisionneraient les exploitations en urine, riche en azote. Dans le cas du cluster de Saclay, c’est donc la volonté, devenue drastique, de conserver des terrains agricoles qui a servi d’impulsion pour introduire les considérations écologiques dans les programmes d’aménagement. Parallèlement avec l’aide de militants écologistes de plus en plus actifs, les habitants du plateau de Saclay se sont saisis d’enjeux de société tels que la protection de la biodiversité et la conservation des milieux naturels. C’est donc par le biais de l’agriculture, que la prise en compte et la préservation des sols vivants font leur entrée dans le débat sur l’aménagement du plateau.
Pourtant, il est important de questionner ces thématiques de contestation, et surtout celles qui demeurent peu considérées. Le plateau abrite majoritairement des monocultures de blé, de colza ou de féverole. Or, d’un point de vue pédologique, les monocultures sont aussi un danger pour les sols, puisqu’elles peuvent les épuiser, et les rendre, à terme, inexploitables. Si l’agriculture intensive est moins destructrice que l’imperméabilisation, elle est tout de même à l’origine d’une dégradation des sols. Certains chercheurs et militants ont soulevé ce paradoxe, estimant que défendre la monoculture n’était guère plus favorable que d’urbaniser le plateau de Saclay. Ces derniers expliquent que la polyculture comme l’agriculture biologique permettraient de réduire l’impact de l’exploitation agricole sur les sols du plateau de Saclay. Mais ce modèle demeure à priori moins rentable pour les professionnels, surtout au vu de la réduction des parcelles agricoles sur le plateau. Pour l’EPA, la préservation des espaces agricoles passe uniquement par le respect actuel de la ZPNAF. La protection de ces espaces naturels est quant à elle moins médiatisée, car elle paraît moins utile.
Si les sols naturels ont longtemps été complètement absents des contestations, c’est finalement à la faveur de la loi climat et résilience, qui souligne les conséquences néfastes de l’artificialisation auprès du grand public, que les oppositions à cette dernière se manifestent. L’imperméabilisation des sols, en augmentant les risques d’inondation comme de sécheresse, est un nouveau paramètre que les citoyens mettent maintenant en avant à Saclay. L’EPA et la SGP commencent également à s’emparer de la préservation des sols naturels. Leur but est de tenter de conserver au maximum les services écosystémiques, afin de rendre les nouveaux quartiers résilients face à la crise climatique. C’est un véritable défi dans lesquels se lancent les professionnels qui y travaillent. Il nécessite un changement de paradigme, qui prend à contrepied le projet initial de ville nouvelle.
Dans la mesure où le projet d’aménagement n’est pas complètement tenu par les premières réalisations sur le plateau, on peut percevoir une amorce de changement pour dépasser les clivages, et profiter de la temporalité longue et des financements conséquents pour innover en matière d’aménagement durable, loin du modèle de départ de la ville nouvelle. Les équipes de maîtrise d’ouvrage de l’EPA Paris-Saclay accueillent de nouveaux experts dans des domaines de compétence jusqu’alors peu investis en urbanisme, comme l’agronomie, la pédologie, ou encore l’écologie. C’est une véritable expérimentation qui prend finalement forme dans la réalisation des ZAC les plus récentes. Cela montre que la contestation, ou la concertation quand elle fonctionne, peuvent être de véritables moteurs de changements au sein d’un projet d’urbanisme. Plus encore, la législation et l’information des populations semblent apporter l’impulsion nécessaire pour un aménagement plus respectueux des sols vivants.
Vers de nouveaux modèles urbains ?
L’analyse de l’aménagement du plateau de Saclay, si elle est ici non exhaustive, a permis de caractériser et mesurer les enjeux liés aux fonctions pédologiques du territoire. Dans un premier temps, l’aménagement des terres agricoles est apparu crucial dans le fonctionnement du plateau de Saclay. Cela a conduit les responsables à vouloir faire de ce plateau un « territoire agri-urbain »[7], à favoriser une économie circulaire, où les flux de matières circulent à l’échelle locale et se complètent mutuellement. Les acteurs visent dans ce cadre une augmentation significative de l’autosuffisance alimentaire locale, et cherchent à répondre aux besoins de nature en ville formulés depuis la crise du Covid-19 par un bon nombre de citadins. L’évolution est significative, même s’il reste du chemin à parcourir, notamment avec la mise en valeur des sols et de la biosphère en général par la polyculture et la protection des espaces naturels, qui permettrait de répondre aux besoins en termes de services écosystémiques et augmenteraient la résilience des territoires face au changement climatique.
Ce modèle semble très intéressant sur le plan écologique, puisqu’il permet de valoriser les espaces naturels, agricoles et urbains dans une logique symbiotique. Cependant, il ne semble pas généralisable car il suppose un accès préalable à des sols de qualité. Le plateau de Saclay offre des perspectives sur ce plan, car il propose déjà de fortes potentialités agricoles et écosystémiques, mais aussi car il est aménagé ex-nihilo. Mais, de nos jours, l’aménagement ne peut plus se faire qu’à partir de l’existant, le modèle du cluster de Saclay tel qu’il a été imaginé, étant désormais obsolète au regard de la loi Climat et résilience et de l’objectif ZAN.
En outre, l’échelle du morceau de ville, ou même de la ville, ne constitue qu’une des échelles auxquelles il faut adopter un fonctionnement systémique équilibré, mettant en relation les divers types de sols. L’échelle du morceau de ville n’est par ailleurs pas nécessairement la plus importante. On pourrait émettre l’hypothèse que l’échelle métropolitaine serait plus adaptée, car plus vaste, et comprenant la ville et son hinterland. En effet, chaque espace peut y être valorisé, et trouver son utilité en relation avec les autres : par exemple les zones urbaines fournissent les flux de matières utiles à l’agriculture, qui fournit à son tour des denrées alimentaires, et les zones naturelles garantissent la résilience globale du système. Cette approche par l’échelle métropolitaine a d’ailleurs fait l’objet de travaux de recherche depuis les années 1990, lesquels ont pu aboutir à la notion de biorégion [8]. On peut notamment citer la Greater Toronto Bioregion au Canada.
Quoi qu’il en soit, l’exigence qu’impose l’aménagement écologique des sols est en train de façonner les manières de penser les projets urbains. Le projet urbain est amené à devenir de plus en plus tentaculaire, avec une prise en compte simultanée non seulement des documents de planification et du contexte socio-économique, mais aussi, de plus en plus, des enjeux environnementaux et écologiques. Ceci ne peut être réalisé qu’avec l’appui de professionnels de divers champs disciplinaires, comme les pédologues, agronomes, écologues, paysagistes, géotechniciens, et architectes qui vont devoir agir ensemble au sein des équipes de maîtrise d’ouvrage.
Ce changement de composition des équipes en maîtrise d’ouvrage impose également à la maîtrise d’œuvre de faire évoluer ses pratiques. Il en va de même pour les acteurs locaux. Tout cela entre en opposition totale avec le modèle actuel d’optimisation des coûts : ainsi, il faudrait peut-être revoir les arbitrages économiques au sein des collectivités et réfléchir à des retombées plus lointaines, plus diversifiées, ou alors, tenter de chiffrer, en termes de bénéfices financiers, les services écosystémiques rendus par les sols. Cependant, cette approche financiarisée ne fait pas consensus, et il convient de se demander si elle serait suffisante afin de protéger le patrimoine que constituent le sol et ses fonctions écologiques. En effet, au-delà des services écosystémiques, il est intéressant de considérer le sol selon sa qualité propre, selon les fonctions [9] qu’il remplit. Ces dernières sont extrêmement précieuses dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité, et plus généralement pour la gestion intégrée des risques au sein des territoires. La différence majeure réside dans le fait que les fonctions écologiques ne sont pas anthropocentrées, contrairement aux services écosystémiques [10].
Ainsi, c’est un changement de paradigme à grande échelle qui se profile au sein de l’urbanisme et de l’aménagement à venir. Ce changement se construit à la fois par le « haut », à savoir par la création d’un cadre juridique solide et viable, et par le « bas », avec l’apport des innovations en urbanisme opérationnel. En effet, si l’urbaniste va inévitablement être amené à artificialiser les sols, il peut aussi avoir en sa possession les clefs d’une artificialisation plus efficace et raisonnée. Mais, tout cela nécessite une forte acculturation sur les sujets des sols vivants. Finalement, bien que les sols du cluster du plateau de Saclay soient en partie dégradés par son aménagement, la conscientisation du sujet au sein des équipes de maîtrise d’ouvrage constitue donc, contre toute attente, une pierre apportée à l’édifice en matière d’aménagement durable des sols.
[1] L’idée d’un cluster avait déjà été envisagée dans les années 1960, mais avait été abandonnée dans les années 1970. Dès 2007, l’objectif de Nicolas Sarkozy et de Christian Blanc, alors secrétaire d’État chargé du développement de la région capitale, était de renforcer encore un peu plus le poids économique de l’Île-de-France grâce à l’innovation
[2] Source : L’occupation su sol, Institut Paris Région, 2008
[3] Veltz, P. (2020). Saclay, genèse et défis d’un grand projet. Parenthèses Editions, p.33
[4] Op.cit, p.65
[5] Calcul réalisé selon les chiffres de l’EPA Paris Saclay
[6] Parayre, C. et coll. (2020). Citoyens de terres contre Etat de fer : Paris Saclay, un désastre humain, environnemental et démocratique, p.84
[7] Poulot, M. (2014). « L’invention de l’agri-urbain en Île-de-France. Quand la ville se repense aussi autour de l’agriculture », Géocarrefour n°89/1-2, p.11-19.
[8] Définition Géoconfluences : « La biorégion est un territoire délimité par des caractéristiques écologiques relativement homogènes et autonomes « en cohérence avec la population, sa culture et son histoire » (Latouche, 2019).
[9] Dans le projet MUSE de l’ADEME, les quatre fonctions retenues sont : source de biomasse, régulation de l’eau, réservoir de carbone, réservoir de biodiversité.
[10] pour aller plus loin: Henry, P. (2022). Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols. Éditions Apogée. 215 pages
Cet article rend compte des principaux résultats du mémoire de Master1 d’Alexandra Ramond, préparé à l’École d’Urbanisme de Paris, sous la direction de Martin Vanier. Ce mémoire a reçu en 2023 le premier prix de la Chaire Aménager le Grand Paris. |