Un des défis de l’aménagement du territoire est de résoudre le décalage qui peut survenir entre l’utilisation du sol souhaitée par les autorités et les utilisations du sol concrètes et réelles des propriétaires fonciers.[1] C’est un facteur important pour maîtriser l’urbanisation afin de lutter contre l’étalement urbain et le mitage du territoire et de préserver la ressource « sol » par des mesures de densification, notamment. Dans certains pays, les autorités compétentes disposent de pouvoirs d’expropriation pour résoudre ce décalage. Ce n’est pas le cas de la Suisse. Le législateur n’a pas jugé bon d’offrir cet outil dans la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) dont la première mouture date de 1979. Il a procédé en revanche à plusieurs ajustements pouvant contribuer à le réduire. Le dernier en date est entré en vigueur en mai 2014, sous le nom de « 3e révision de la LAT ». Cette dernière complète le texte initial de manière significative en portant une attention accrue à la définition de la demande et de l’offre en terrains à bâtir. Sous l’angle de la demande, l’acteur public est sommé de dimensionner les zones à bâtir en fonction des besoins à 15 ans de terrains constructibles[2]. La justification des besoins doit être fondée sur des scénarios démographiques élaborés par l’Office fédéral de la statistique. Ceux-ci servent désormais de référence pour l’ensemble des 26 cantons suisses. Sous l’angle de l’offre, la 3e révision de la LAT contient en outre deux préconisations nouvelles et complémentaires : la volonté d’obliger les propriétaires à construire selon les indices de constructions en vigueur ou à vendre leur(s) terrain(s) sis en zone à bâtir (art. 15 et art. 15a LAT), d’une part et l’impératif d’établir un système de prélèvement des plus-values induites par des mesures d’aménagement (art. 5 LAT), d’autre part. La porte d’entrée retenue dans les lignes qui suivent est alors la suivante : le prélèvement de la plus-value est-il de nature à inciter le propriétaire à construire ou à vendre, et donc à limiter le décalage évoqué ci-dessus en veillant, du côté de l’offre, à s’assurer de la disponibilité des terrains constructibles ?
L’article comprend cinq sections. Dans un premier temps, quelques éléments purement factuels sont rapidement énoncés afin de rendre intelligible les principaux enjeux de l’aménagement du territoire en Suisse. Dans un second temps, une première réponse est esquissée à travers une analyse de la base légale, en interrogeant le lien « direct » qui pourrait exister entre prélèvement de la plus-value et incitation à construire (ou vendre). Comme ce lien direct est difficile à établir, la question est reprise en envisageant un lien « indirect » lié cette fois à l’usage qui pourrait être fait du fonds alimenté par le prélèvement de la plus-value. Dans un troisième temps, ce lien indirect est analysé au travers des dispositions retenues dans quatre cantons francophones. Cette analyse fournit des résultats mitigés qui aident à mieux cerner la fragilité du lien. Dans un quatrième temps, un exemple très singulier issu de la difficulté à estimer la plus-value permet in fine d’affermir la réponse : le lien entre prélèvement de la plus-value et incitation à construire est encore largement conditionné par le poids des propriétaires. Cet argument est repris en conclusion. En effet, l’ensemble de l’exercice qui a abouti à la 3e révision de la LAT a été mené sans jamais remettre en question la garantie constitutionnelle de la propriété. Celle-ci n’est pas intouchable. Mais ce serait un véritable travail d’Hercule que de vouloir l’attaquer frontalement en Suisse. Le constat final est donc que la contribution de la 3e révision de la LAT à la résolution du décalage entre affectation et utilisation du sol est faible.La maîtrise de l’urbanisation par les pouvoirs publics reste une tâche difficile à mener.
Quelques spécialités suisses (en dehors du chocolat, des banques et du gruyère)
Il est difficile de parler du « cas helvétique » pour le public français sans fournir au préalable quelques indications rapides sur le contexte territorial dans lequel se pose la question de l’étalement urbain et sur l’architecture institutionnelle en matière d’aménagement du territoire. Pour le contexte territorial, quelques données sont essentielles pour comprendre les enjeux. La Suisse a une superficie de 41000 km2 environ et compte 8,7 millions d’habitants[3]. Toutefois, les deux-tiers de la population vivent sur le Plateau suisse qui ne représente que les 30% de la superficie totale du pays. C’est également sur le Plateau que se pratique l’essentiel de la production alimentaire. La croissance urbaine entre donc en conflit direct avec l’agriculture et la préservation des meilleures terres agricoles. Ces quelques informations permettent donc de mieux comprendre pourquoi, en Suisse, les autorités publiques sont à la fois soucieuses de limiter le décalage entre affectation et utilisation du sol et sensibles au dimensionnement raisonné des zones à bâtir afin de mieux maîtriser l’urbanisation.
Pour l’organisation institutionnelle, et selon la Constitution fédérale de la Confédération suisse (Cst.), l’aménagement du territoire incombe aux 26 cantons[4] (art. 75, al. 2 Cst.). Mais, fédéralisme de subsidiarité oblige, les niveaux national – représenté par la Confédération et son Office fédéral du développement territorial – et local – représenté par 2100 communes[5] – jouent également un rôle important. Une compréhension exhaustive du dispositif suisse exigerait donc l’examen et la connaissance de ce qui est entrepris dans toutes ces instances. Autant dire qu’une telle vision est inaccessible. Pour la suite de l’exposé, l’analyse se concentre sur des éléments issus de la LAT et de ses lois d’application élaborées, approuvées et mises en œuvre dans 4 cantons francophones. Mais il sera également fait référence, lorsque cela est opportun, à des règles plus générales définies dans la Constitution.
Nature de la relation entre prélèvement de la plus-value et incitation à construire (ou vendre)
Pour répondre à la question du lien entre prélèvement de la plus-value et incitation à construire (ou vendre), il y a lieu de revenir d’abord sur l’hypothèse implicite qui permet de concevoir un lien de causalité. Elle spécule l’existence du mécanisme suivant : le montant à verser au titre de la plus-value est suffisamment conséquent pour que le propriétaire ne discerne pas d’autre issue pour y faire face que la réalisation de ses droits à bâtir ou la vente de son bien. Dans un tel scénario, l’ampleur du montant à verser[6] joue évidemment un rôle important. Mais c’est surtout le moment où il est dû qui est déterminant. Dans le cas qui nous occupe, la réponse fournie par la LAT est claire : « … [il] est exigible lorsque le bien-fonds est construit ou aliéné » (art. 5, alinéa 1bis LAT). Cette observation démonte l’hypothèse de manière immédiate : d’un point de vue juridique, la décision de construire ou de vendre la parcelle précède forcément le prélèvement de la plus-value. Elle est donc une condition préalable au prélèvement qui n’a pas d’influence sur elle. Il ne peut donc jouer le rôle escompté d’une incitation directe, susceptible de réduire le décalage entre affectation et utilisation du sol. Il est donc largement inoffensif sous cet angle-ci.
La discussion pourrait s’arrêter là. Il vaut pourtant la peine de poursuivre le raisonnement en suivant une autre piste. La justification de la 3e révision de la LAT relève de plusieurs facteurs. Maîtriser l’urbanisation ne revient pas seulement à réduire le décalage entre affectation et utilisation du sol. Mais cela passe aussi par une certaine emprise sur le moment et le lieu où le décalage est à résorber. Une part importante de l’étalement urbain provient en effet des délais très longs qui sont nécessaires pour urbaniser et densifier des terrains situés en milieu urbain, dans des lieux stratégiques, bien desservis par des infrastructures de transport public par exemple. Tant que ces sites ne sont pas revitalisés, la demande – pour autant bien évidemment qu’elle existe – sera satisfaite ailleurs dans le territoire. En révisant la LAT, la Confédération ne cherchait donc pas seulement à trouver des astuces pour obliger/inciter le propriétaire à mobiliser ses droits à bâtir. Elle voulait aussi lutter contre l’étalement urbain en privilégiant précisément la densification des lieux stratégiques. L’enjeu associé à l’obligation de construire invite donc à envisager l’effet indirect de l’article 5 LAT, à savoir : à quel usage le fonds alimenté par le prélèvement de la plus-value est-il destiné ?
Une lecture attentive de la LAT révèle une information importante à cet égard. Le fonds est conçu soit pour compenser[7] les cas où des mesures d’aménagement du territoire engendrerait une moins-value pour le propriétaire (art. 5, al. 2 LAT)[8], soit pour financer « […] d’autres mesures d’aménagement du territoire […] » (art. 5, al. 1ter LAT) comme :
- « […] réserver à l’agriculture suffisamment de bonnes terres cultivables, en particulier, les surfaces d’assolement » (art. 3, al. 2, lettre a LAT) ;
- « […] prendre les mesures propres à assurer une meilleure utilisation dans les zones à bâtir des friches, des surfaces sous-utilisées ou des possibilités de densification des surfaces de l’habitat » ( 3, al. 3, lettre abis LAT).
Ces deux extraits renvoient à des problématiques toute helvétique qui, chacune à leur manière, renvoient à la volonté de maîtriser l’urbanisation par des mesures de limitation de l’étalement urbain et des mesures de densification.
Les « surfaces d’assolement » (SDA) constituent une sorte de « super zone agricole » [Ruegg, 2016]. La Confédération a défini leur superficie totale[9] et attribué un quota à chaque canton en fonction de la qualité pédologique des sols. Ensemble, les autorités fédérales et cantonales se sont engagées à respecter les quotas et à les soustraire à l’urbanisation si nécessaire. Lorsqu’elles sont adjacentes à la zone à bâtir, les SDA constituent ainsi une limite infranchissable à son extension : elles contiennent l’offre de terrains à bâtir. Deux cas de figure font toutefois exception. Une emprise sur les SDA est possible si le canton dispose d’une quantité de SDA supérieure à son quota. Des compensations/transferts sont également envisageables s’il existe des surfaces agricoles dont la qualité de SDA n’a pas encore été répertoriée ou s’il est possible de conférer cette qualité à certaines parcelles[10].
Quant aux « friches et aux surfaces sous-utilisées », l’article 3 de la LAT fait implicitement référence à des sites stratégiques anciennement utilisés par des industries et dont les sols pollués nécessitent des travaux d’assainissement. Dans ce cas de figure, il y a lieu d’appliquer le principe du « pollueur-payeur ». Mais, lorsque le pollueur ne peut être identifié ou lorsqu’il n’existe plus, ce principe pose de gros problèmes de mise en œuvre qui retardent considérablement la réaffectation des sites stratégiques et donc l’accueil de nouveaux habitants… ce qui, lorsque la croissance démographique et la demande en logements sont fortes, participent à l’étalement urbain sous la forme de constructions érigées ailleurs, dans des communes plus éloignées des centres urbains.
Au travers de ces deux extraits, il faut donc comprendre que le fonds alimenté par le prélèvement de la plus-value pourrait ainsi servir à « fabriquer » des SDA ou à pallier, au moins temporairement, la défaillance du « payeur » qui retarde la densification de sites stratégiques.
En s’en tenant aux nouvelles règles du jeu issues de la révision de la LAT, et quand bien même le prélèvement de la plus-value ne peut intervenir que si le terrain a été construit ou aliéné, un certain optimisme reste de rigueur puisque les bases légales fédérales existent bel est bien pour assurer une meilleure mobilisation de l’offre de terrains constructibles dans les lieux jugés stratégiques. Elles permettent aux cantons de faire du prélèvement de la plus-value un outil utile à la densification et donc, a priori, d’en faire un instrument favorable à une meilleure maîtrise de l’urbanisation dans le but de contrer l’étalement urbain et de préserver la ressource « sol ». Vu sous cet angle, la 3e révision de la LAT ne permet pas de réduire directement le décalage entre affectation et utilisation du sol en agissant sur le comportement du propriétaire. Mais elle peut y contribuer indirectement en accélérant la revitalisation et la densification de sites stratégiques lorsque le propriétaire désireux de construire butte sur des problèmes d’ordres techniques ou légaux qui sont indépendants de sa volonté.
Toutefois, comme la LAT incombe aux cantons, il y a lieu maintenant d’examiner comment ces dispositions fédérales sont traduites dans les lois d’application cantonales. La suite de la discussion propose deux développements. L’un examine comment 4 cantons francophones ont précisé l’usage du fonds alimenté par le prélèvement de la plus-value. Il s’agit, par ordre alphabétique, des cantons de Fribourg, Neuchâtel, Valais et Vaud. L’autre est plus spécifique et prend prétexte d’une controverse survenue dans le canton de Fribourg pour mettre en exergue des enjeux de mise en œuvre.
De la LAT à sa mise en pratique : usage du fonds alimenté par le prélèvement de la plus-value dans quatre cantons suisses
Première observation, le législateur[11] des cantons de Fribourg, Neuchâtel, Valais et Vaud a choisi de destiner le fonds à différents usages qu’il a priorisés alors que, une lecture pointilleuse de la LAT, suggère qu’il aurait aussi pu choisir soit l’un, soit l’autre usage.
Dans les quatre exemples, la préséance revient à la compensation du propriétaire en cas de moins-value (retrait de droits à bâtir). Ce détail est intéressant car la jurisprudence actuelle est très restrictive [Brahier et Perritaz, 2015]. Les cas où une commune doit une compensation financière pour moins-value à un·e propriétaire sont rares. Que le législateur cantonal estime néanmoins important d’en faire sa première priorité traduit au moins deux préoccupations présentes parmi les membres des Parlements cantonaux. La première renvoie certainement au poids des communes. Lorsqu’elles doivent réduire la taille des zones à bâtir, les autorités locales craignent d’affronter leurs propriétaires. C’est un exercice socialement et politiquement difficile. Il leur paraît donc au moins nécessaire de savoir que le fonds permettra d’envisager une compensation financière, au cas où. Cette possibilité les dédouane auprès des propriétaires qui ne pourront les tenir pour responsables si une instance supérieure venait à trancher et à refuser le versement de la compensation. La seconde émane des propriétaires, directement. Le droit à la compensation est inscrit dans la Constitution, du moins pour les cas qui équivalent à une expropriation (art. 26, al. 2 Cst.). Le recours au verbe « équivaloir » est important. Son sens est juridiquement indéterminé. Son usage renvoie donc au pouvoir des juges et à la jurisprudence. Comme mentionné plus haut, cette dernière est défavorable aux propriétaires[12], pour le moment. Mais il n’est pas exclu que les cas de contentieux augmentent à l’avenir avec l’espoir, pour les propriétaires, de faire évoluer la jurisprudence en leur faveur.
Si nous revenons aux autres affectations du fonds, seul le canton du Valais (art. 10j, al. 3 LcAT[13]) place le financement des mesures visant à promouvoir la densification (au sens des extraits de l’art. 3 LAT rappelés ci-dessus) au même niveau que la compensation en cas de moins-value. Ces deux usages du fonds se retrouvent donc à égalité. Le canton de Neuchâtel, leur attribue la troisième (et dernière place), après la prise en charge d’intérêts liés à l’achat de terres agricoles (art. 41, al. 1 LCAT[14]). Le canton de Fribourg leur assigne la quatrième (et dernière) place. Il estime plus important de soutenir d’abord l’élaboration de plans directeurs régionaux et la réalisation d’infrastructures visant à favoriser la mobilité douce dans les agglomérations urbaines (art. 113c, al. 2 LATeC[15]). Quant au canton de Vaud, la loi d’application ne les mentionne même pas, contrairement aux aides à la protection et à la reconversion de terres en surfaces d’assolement et à la protection ou à la revalorisation de la forêt en cas de défrichement (art. 67, al. 1 LATC[16]).
L’optimisme initial ressort terni de cet examen des dispositions cantonales… en tout cas pour ces quatre cantons-ci. Le financement des mesures de densification n’apparaît pas comme une tâche urgente et prioritaire (à la notable exception du Valais, toutefois[17]). Ce second développement ne parvient donc pas à altérer fondamentalement la première appréciation. Il ne faut pas attendre grand-chose du prélèvement de la plus-value ni directement pour inciter le propriétaire récalcitrant à construire (ou vendre), ni indirectement pour inviter les collectivités à densifier là où elles estiment opportun et stratégique de le faire via le fonds que l’article 5 LAT oblige à constituer.[18]
Mais la saga ne s’arrête pas là. L’exemple suivant est révélateur d’autres difficultés à venir. Il est le fruit d’une motion que deux membres du Parlement cantonal fribourgeois ont déposée auprès du Conseil d’Etat (organe exécutif) qui est entré en matière. Cet exemple renvoie à des difficultés très concrètes de mise en œuvre de l’article 5 LAT à l’échelon cantonal.
De la LAT à sa mise en pratique : prélèvement de la plus-value dans le canton de Fribourg
Dans leur motion déposée en juin 2020, deux députés fribourgeois demandent que la LATeC soit modifiée prétextant une insécurité juridique portant sur la manière de calculer le montant de la taxe sur la plus-value [Conseil d’Etat, 2020]. Ce n’est donc pas le principe du prélèvement qui est contesté mais les modalités de sa mise en œuvre et plus précisément la manière d’estimer la valeur sujette à la taxation. La difficulté est due à la définition du moment où l’avantage majeur induit par une mesure d’aménagement (mise en zone à bâtir, modification de l’affectation ou, selon les cantons, augmentation des indices de construction) est produit. En suivant l’article 5 LAT, les autorités fribourgeoises retiennent, à l’instar de celles des autres cantons, que ce « moment » est celui où la mesure d’aménagement entre en vigueur. « La plus-value correspond à la différence entre la valeur vénale d’un bien-fonds avant et après l’entrée en force de la mesure d’aménagement » (art. 113b, al. 2 LATeC). Le calcul de la plus-value réfère donc à un moment dans le temps qui est complètement distinct de celui où la taxe sera due. Autrement dit, et contrairement à l’impôt sur les gains immobiliers[19] qui est fondé sur un gain réel réalisé au moment de la vente d’un bien foncier ou immobilier, la taxe sur la plus-value est basée sur l’estimation d’une valeur assez abstraite puisque détachée de toute transaction effective. Dans le canton de Fribourg, c’est la Commission d’acquisition des immeubles[20] (CAI) qui a la charge de la définir. Elle peut être contestée par le propriétaire-débiteur et faire l’objet d’un recours en contentieux auprès du Tribunal administratif cantonal.
Mais ce n’est pas tant ces difficultés de calcul qui interpellent le Conseil d’Etat. Son souci est autre. Il veut « […] éviter que des communes renoncent à des augmentations d’indices [de construction] là où [elles] permettent de réaliser l’objectif de densification parce qu’elles craindraient d’induire ainsi des charges excessivement élevées pour leurs citoyennes et citoyens » [Conseil d’Etat, 2020 : 4]. Et ce souci procède de la contradiction qu’il perçoit entre deux obligations : « celle de percevoir une taxe conforme au droit fédéral et celle qui vise à densifier […] » [ibid.]. L’argument est évidemment singulier. Il n’est même pas fondé sur les difficultés réelles de produire des estimations de la valeur vénale d’un bien avant et après une mesure d’aménagement. Il ne découle pas non plus de l’appréhension de procédures contentieuses longues et fastidieuses. Le raisonnement est plus tortueux. Il relève de la crainte que le montant de la plus-value puisse être surestimé[21] et que, par ricochet, cette potentialité pousse les propriétaires – lesquels sont évidemment présents (ou représentés) au sein des législatifs communaux – à refuser toute modification du plan d’affectation local susceptible de favoriser la densification. Le Conseil d’Etat redoute donc que dans les communes où les propriétaires sont les plus vocaux, cette modalité de calcul ruine tout effort de densification parce qu’il donnerait lieu au prélèvement d’une plus-value (qui pourrait être surévaluée).
Pour conclure…
Ce dernier développement rend bien compte de la forte vulnérabilité des intentions contenues dans la 3e révision de la LAT. En quittant le niveau fédéral pour se rapprocher des échelons où se jouent concrètement leur mise en œuvre, elles ne résistent pas aux poids des propriétaires qui n’hésitent pas à invoquer le principe constitutionnel de la garantie de la propriété (art. 26 Cst.).
Au final, le lien entre prélèvement de la plus-value, obligation de construire et densification afin de réduire le décalage entre affectation et utilisation du sol, de mieux maîtriser l’urbanisation et de lutter contre l’étalement urbain paraît bien ténu, en Suisse en tout cas. Et il y a tout lieu de penser qu’il en sera encore longtemps ainsi. Une conclusion serait alors d’inviter les responsables helvétiques de l’aménagement du territoire à remettre en question la garantie de la propriété. C’est un combat qui peut être mené. Il n’ira pas de soi. Une autre piste, certes délicate en matière de mise en œuvre, serait de chercher à jouer avec et à faire des propriétaires de véritables partenaires de l’aménagement du territoire [Ruegg, 2015]. Dans cette perspective, il vaut la peine de revenir au cas du canton du Valais. Plusieurs exemples montrent en effet que le législateur a compris que l’enjeu véritable est la maîtrise de l’urbanisation et que la réduction du décalage entre affectation et utilisation du sol n’en est qu’un outil parmi d’autres. Ainsi, pour gagner le soutien des propriétaires en cas de retrait des droits à bâtir, le canton[22] – via sa LcAT – a admis le principe du versement d’une indemnité en cas d’expropriation matérielle. Mais il est parvenu à en limiter le montant maximal aux frais investis par les propriétaires pour équiper leur terrain. Ceci représente des sommes largement inférieures à celles qui devraient être versées pour les cas usuels où le droit à la compensation pour moins-value serait admis. De plus, en amont, et toujours pour éviter un conflit frontal avec les propriétaires, le canton a rendu possible l’instauration de zones d’aménagement différé. Ainsi, lorsque la zone à bâtir d’une commune est surdimensionnée, les autorités sont dispensées de devoir retirer tous les droits à bâtir attachés à toutes les parcelles qui ne sont plus nécessaires pour faire face à la demande pour les 15 ans à venir (art. 15 LAT). Une partie de ces droits sont simplement gelés, sans aucune indemnité, en prévision des besoins qui prévaudront, peut-être, lors de la période d’aménagement suivante. Les autres droits sont retirés, mais seulement aux parcelles de la zone à bâtir qui sont les plus mal situées et dont la présence dépasse largement la demande probable pour les deux périodes d’aménagement à venir, soit 30 ans. Dans ce dernier cas de figure, le droit à la compensation pour moins-values est pleinement reconnu aux propriétaires concernés. Cependant le montant qu’ils/elles percevront n’excèdera pas les sommes qu’ils/elles auront préalablement consacrées à l’équipement de leur(s) parcelle(s). Ces arrangements sont évidemment assez complexes. Mais, en considérant que le législateur valaisan souhaite consacrer le fonds alimenté par le prélèvement de la plus-value à la fois pour compenser les cas de moins-value et pour financer les mesures d’aménagement favorables au maintien du quota de SDA et à la densification (voir ci-dessus), il s’est certainement doté du dispositif, conforme aux bases légales, qui lui offre le plus de moyens à consacrer à la maîtrise de l’urbanisation. En ce sens, le canton du Valais est le mieux armé parmi les quatre cantons étudiés pour œuvrer dans le sens des objectifs de la 3e révision de la LAT.
Faire des propriétaires des partenaires de l’aménagement du territoire est une voie étroite et tortueuse qui demande finesse et doigté et qui mobilise de nombreuses compétences. Elle exige notamment un travail subtil de médiation afin de trouver des arrangements compatibles avec le contexte institutionnel, légal, économique et social dans lequel s’inscrit toute politique d’aménagement du territoire. En Suisse, le traitement du décalage entre affectation et utilisation du sol est un enjeu clef pour améliorer la maîtrise de l’urbanisation, laquelle se décline par rapport à l’influence que l’acteur public peut avoir sur les lieux, la temporalité et les modalités selon lesquelles l’urbanisation est produite.
Les lignes qui précèdent suggèrent que la 3e révision de la LAT peine à produire les effets attendus. Le prélèvement de la plus-value ne modifie pas fondamentalement le comportement du propriétaire. Pire, cette disposition lui a plutôt servi d’arène – aux échelles cantonales et communales – pour réaffirmer ses droits et son pouvoir qui sont cadrés par la garantie constitutionnelle de la propriété. Dans ce contexte, en s’inspirant de l’exemple du canton du Valais, tenter de composer avec les intérêts des propriétaires semble être la voie la plus pragmatique et peut-être la plus performante… à l’heure actuelle en tout cas.
Références
Brahier J.-M., Perritaz P. 2015. LAT révisée, dézonage et indemnisation des propriétaires. Journées suisses du droit de la construction (JDC) : 55-83.
Conseil d’Etat. 2020. Réponse à la motion Gobet/Boschung portant sur la modification de la LATeC – taxe sur la plus-value. GC 107 (15 pages).
Ruegg J. 2016. Le plan sectoriel des surfaces d’assolement est-il au service de la lutte contre l’étalement urbain ? Discussion autour de quelques enjeux actuels. Tracés 142, 12 : 25-30.
Ruegg J. 2015. Aménager le territoire en Suisse aujourd’hui : figer ou accommoder ? In Cinquante ans d’action territoriale, un socle, des pistes pour le futur, édité par Y. Hanin : 267-280. Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain
[1] En Suisse, l’utilisation du sol souhaitée par les autorités est nommée « affectation ». Elle définit l’offre potentielle de terrains constructibles. Elle est précisée dans les plans d’affectation locaux (PAL) qui sont les équivalents des PLU français. Dans la très grande majorité des cas, les PAL sont du ressort de l’autorité locale, à savoir les communes. Mais ils doivent également être approuvés par l’autorité supérieure : le pouvoir exécutif des cantons. Quant à l’utilisation, elle renvoie aux pratiques des propriétaires fonciers et détermine l’offre effective de terrains constructibles.
[2] Dans la LAT : « Les zones à bâtir sont définies de telle manière qu’elles répondent aux besoins prévisibles pour les quinze années suivantes » (art. 15, al. 1 LAT). L’expression « besoins prévisibles » contenue dans le texte de 1979 a permis moult interprétations de la part des autorités locales, se traduisant souvent par un surdimensionnement évident des zones à bâtir. Ces déviations de l’objectif initial expliquent pourquoi la 3e révision apporte davantage de rigueur dans la délimitation des zones à bâtir. Plus généralement, cette définition des zones à bâtir justifie aussi la temporalité des 15 ans qui est retenue pour estimer la demande en terrains constructibles. Elle permet aussi d’envisager des périodes d’aménagement successives – de 15 années chacune – durant lesquelles la taille des zones à bâtir pourra être réévaluée et ajustée si nécessaire.
[3] Ordre de grandeur valable à fin décembre 2020.
[4] Pour simplifier, les cantons sont analogues aux États américains, en matière de compétences et de positionnement dans la construction institutionnelle.
[5] Estimation au 1er janvier 2021 ; elle tient compte des deux seuls cantons où l’élaboration, l’approbation et la gestion des PAL ne sont pas confiées aux communes.
[6] Pour information, et en l’occurrence, la LAT révisée fixe un prélèvement d’au moins 20% de la plus-value réalisée lors de la mise en zone à bâtir d’une parcelle qui n’était pas constructible.
[7] La question de la compensation est reprise dans la section suivante.
[8] C’est le cas de l’expropriation « matérielle », ainsi nommée en Suisse pour introduire une distinction entre la propriété du bien-fonds et la propriété des droits d’usage du bien-fonds. Typiquement, l’expropriation matérielle permet de retirer des droits à bâtir au propriétaire qui ne réalise ni ne vend sa parcelle constructible. En cela l’expropriation « matérielle » diffère des pouvoirs de l’expropriation usuelle, appelée expropriation « formelle » dans la nomenclature suisse.
[9] Les SDA représentent 10% de l’ensemble de la superficie du pays ou 40% de l’ensemble de la surface agricole utile.
[10] Par exemple, un terrain utilisé précédemment pour l’extraction de matériau peut être « reconditionné » sous la forme d’une SDA par aplanissement et apport d’un horizon A (humus) de 50 cm d’épaisseur au moins.
[11] Dans les quatre cantons analysés, le droit de référendum n’a pas été actionné. Le « législateur » fut donc un Parlement (organe législatif) composé en l’occurrence de 100 à 150 membres élu·e·s.
[12] Ce libellé pourrait faire croire que la garantie de la propriété n’est que faiblement respectée. Dans les faits, il n’en est rien. Les cas sont finalement peu nombreux où l’expropriation matérielle fait sens d’un point de vue territorial. Par exemple, il serait absurde de remettre en zone agricole un terrain entouré en tout ou en partie de parcelles construites. Dans ce cas précis, le débat sur le droit ou non à une compensation financière doit plutôt être vu comme une petite avancée q ue l’acteur public a obtenue face à sa difficulté substantielle à faire respecter la concordance entre affectation et utilisation du sol.
[13] Loi valaisanne d’application de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LcAT), état au 15 avril 2019.
[14] Loi cantonale neuchâteloise sur l’aménagement du territoire (LCAT), état au 1er mai 2019.
[15] Loi fribourgeoise sur l’aménagement du territoire et les constructions (LATeC), état au 1er janvier 2019.
[16] Loi vaudoise sur l’aménagement du territoire et les constructions (LATC), état au 1er septembre 2019.
[17] Ce canton fut souvent considéré comme le cancre de la classe en matière d’aménagement du territoire, à l’échelon suisse. Plusieurs dispositions récentes obligent toutefois à réviser un tel jugement. Il y est fait quelques allusions dans la conclusion.
[18] Cette appréciation est peut-être sévère. Les cantons étudiés devraient être mis au bénéfice du doute. Les financements que les cantons pourront consacrer à la densification dépendront en effet des volumes qui alimenteront le fonds, d’une part et des compensations qu’ils verseront aux propriétaires en cas de retrait des droits à bâtir, d’autre part. Or, il faut bien convenir que le recul manque à l’heure actuelle pour avoir une idée de l’ordre de grandeur des montants qui seront disponibles. Cette appréciation n’est toutefois pas infondée non plus. Dans le canton de Fribourg, le Règlement d’exécution de la LATeC précise que le financement des tâches autres que celle de la compensation pour moins-value n’est possible que pour la part du Fonds qui dépasse une dotation de 20 millions de francs suisses (18,2 millions d’euros, environ). Et même dans ce cas de figure, ce n’est que le 10% de cette part qui pourrait être consacré à des mesures en faveur de la densification (art. 51a, al. 2 et al. 3, lettre d ReLATeC).
[19] Le principe de l’impôt sur les gains immobiliers est imposé par la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes (art. 2., al. 1, lettre d LIDH), état au 1er juillet 2021. Il est donc présent dans tous les cantons.
[20] La CAI est régie par un règlement du Conseil d’Etat (RSF 122.93.12). Ce dernier nomme ses membres.
[21] Cette éventualité est, bien sûr, purement hypothétique d’autant qu’il y a autant de probabilité que la valeur, objet de la taxation, soit sur- que sous-estimée.
[22] Parler du canton est un euphémisme. Il s’agit bien en fait des 130 élu·e·s du Parlement. La remarque est d’autant plus pertinente que le canton du Valais est considéré comme un canton de propriétaires. Il détient, par exemple, au niveau national, le second plus fort taux de propriétaires de leur logement (55% environ, en 2019).